Un immeuble de Ponge

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«  Ô soleil, monstrueuse amie, putain rousse ! Tenant ta tête horripilante dans mon bras gauche, c’est allongé contre toi, tout au long de la longue cuisse de cet après-midi, que dans les convulsions du crépuscule, parmi les draps sens dessus dessous de la réciprocité trouvant enfin dès longtemps ouvertes les portes humides de ton centre, j’y enfoncerai mon porte-plume et t’inonderai de mon encre opaline par le côté droit. »

(Francis Ponge, Pièces, Le soleil placé en abîme, Gallimard, 1961.)

Fortuitement, j’ai vu que Francis Ponge avait habité 34, rue Lhomond, Paris 5e.

Il était tentant d’aller retrouver l’immeuble (s’il existait encore) où il vécut, les murs derrière lesquels il écrivit, la rue qu’il empruntait et celles qu’il croisait quotidiennement. Un parti pris non de curiosité mais de coïncidences, comme si la silhouette à chapeau devait être frôlée sur le trottoir étroit, de manière inattendue.

Pour parvenir jusqu’à la rue Lhomond, descendre à la station de métro Monge, place Monge : signe avant-coureur d’une espièglerie orthographique, car le savant-géomètre (1746-1818) précéda le poète-observateur (1899-1988), mais leur passion de l’ordonnancement des surfaces et des mots les relie, de manière secrète, presque nominativement.

Après la Libération, Francis Ponge a donc habité l’appartement occupé précédemment dans l’immeuble par le peintre Jean Dubuffet : car il s’est toujours intéressé à la peinture (chaque mot choisi à l’instar d’une touche picturale ?) des artistes contemporains. « Braque le réconciliateur » lui avait d’ailleurs inspiré cette analyse :

«  (...) Braque pour moi, eh bien, se situe à peu près à égale distance de Bach, prononcé à la française, et de Baroque, - avec une légère attraction du second côté à cause de l’adjectif commun Braque, lequel existe bien aussi, je n’y peux rien, et présente quelque rapport de sens avec Baroque ; selon lesquelles encore le bon chien fruste et plutôt grave et très fidèle qui porte le même nom intervient bientôt alentour, comme aussi ces Barques (retournées dès lors sur le sable) qui peuvent très bien être peintes de toutes sortes de couleurs vives, elles n’en sont pas moins plutôt marron, comme est le bois en général, qu’il s’agisse de celui des hangars ou des granges dans la campagne verte ou des boiseries de salles à manger, des lutrins, des tribunes d’orgues ou simplement des violons ou des guitares, - à la moitié droite, c’est-à-dire gauche desquels ressemble indiscutablement beaucoup le B initial du nom de notre grand homme, tandis que le Q avec son manche évoque irrésistiblement soit une casserole de terre, soit une cuiller à pot, soit un miroir à main, - et que l’A de son unique syllabe sonnante sonne ouvert et grave, comme brame la rame...  »

(Francis Ponge, Le peintre à l’étude, Gallimard, 1948.)

L’immeuble de Ponge est carré, cubique, cubiste, solidement planté dans la petite rue de pavés polis - ou de galets, ces « boules de mie de pierre »...- en pente, avec sa porte massive, une porte lourde, ce n’est pas du bois de pin, il faut la pousser, la passer. L’huis, comme l’huître, est, ce jour-là, « un monde opiniâtrement clos »... Mais l’on sait que « les rois ne touchent pas aux portes ».

Une fenêtre du bâtiment, éclairé par un soleil plus intermittent, laisse soudain apparaître l’objet « qui luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc » : « A mi-chemin de la cage au cachot, la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie. »

Juste à l’angle gauche de l’immeuble de la rue Lhomond, il était logique que Francis Ponge, avec sa littérature objectale et portative, traverse la rue Rataud (anagramme évident d’Artaud !). Celle-ci a remplacé, en 1877, une voie qui s’appelait rue du « Clos des Poteries » - comme le titre d’un poème improbable.

Mais le râteau lui-même ne figure pas dans Le parti pris des choses : instrument édenté, il semble laisser filer ici entre ses crocs métalliques, suspendus au ciel, quelques nuages pressés...

« L’expression est pour moi la seule ressource. La rage froide de l’expression. »

(Francis Ponge, Proêmes, Gallimard, 1948.)

La proximité du grammairien Lhomond ne pouvait sûrement qu’enchanter Francis Ponge. D’après Jacques Charles Senez (Agone N°10) : « Il me parlait du Littré qu’il compulsait sans cesse comme un curé son bréviaire. « Savez-vous, me disait-il en souriant, que la définition de l’homme dans la première édition du Littré était : terme générique qui embrasse la femme. »

Dans ses Entretiens avec Philippe Sollers (Gallimard/Seuil, 1970), retranscription des émissions de France Culture du 18 avril au 12 mai 1967, Francis Ponge précise : « Du point de vue, si vous voulez, de la forme même de mes textes, c’était la forme de la bombe, et la préparation, la longue préparation de la bombe qui m’intéressait, et je me retirais pour faire cela. Je ne participais donc pas aux actions extérieures, je me renfermais et je préparais mon engin. »

Aves ses propres munitions, Francis Ponge fréquenta d’ailleurs les surréalistes : « C’est dans cette conjoncture que j’ai fait adhésion physique au groupe, c’est-à-dire que je suis allé au 42 rue Fontaine, chez Breton, et au Cyrano qui était le café où ils se réunissaient à ce moment-là. J’ai fait ça pendant un peu moins d’un an. D’ailleurs, je ne me suis jamais fâché avec l’un, ni avec l’autre, j’ai seulement quitté cela pour une raison parfaitement surréaliste : c’est qu’à ce moment-là, je poursuivais une jeune fille, d’ailleurs celle qui est devenue ma femme, ou plutôt je cherchais à l’arracher à ses parents. Voilà qui est une figure aussi du point de vue littéraire, puisque la beauté adolescente, n’est-ce pas, doit être arrachée à sa famille ancienne, à la rhétorique ancienne. » (Entretiens, ibid.)

Les éditions Jean-Michel Place, qui sont situées un peu plus haut dans la rue Lhomond, au numéro 3, peuvent continuer leur travail de diffusion d’écrits surréalistes. Les étudiants de la rue d’Ulm, contiguë, les ont ainsi à portée de la main. Un noyau de résistance intellectuelle réapparaît sur le sismographe urbain...

« C’est surtout (peut-être) contre une tendance à l’idéologie patheuse, que j’ai inventé mon parti pris. »

(Francis Ponge, Proêmes, Gallimard, 1948.)

Dans ce quartier proche du Panthéon (et de l’hôtel des Grands Hommes), la silhouette de Francis Ponge semble finalement avoir laissé les contours d’une empreinte invisible. Chaque objet est un monde en soi, et le monde est fait d’objets - sauf le soleil, nous a-t-il appris : l’homme est une ombre portée.

D’autres galets :

http://www.ens-lsh.fr/labo/cep/site/ponge/
http://www.univ-paris12.fr/scd/ponge/ponge_vie.htm
http://www.remue.net/cont/ponge/html
http://www.jeanmichelplace.com/fr/livres/detail.cfm?ProduitID=833
http://www.editions-verdier.fr/banquet/n42/camera2.htm

Dominique Hasselmann

30 avril 2005
T T+

[1[quote]Retrouver Dominique Hasselmann sur son blog Le Chasse-Clou.