Palabres

Roman de Urbano Moacir Espedite.


Berlin, hiver 1937. La vie d’Hirsute van Spree, minuscule « garçon de bordel » officiant dans les bas quartiers, au sein d’un établissement tenu par sa mère, ne va pas tarder à basculer. Tout comme celle de Milla, prostituée que l’on découvre écrasée sur un matelas, ne semblant plus être qu’un jouet entre les pattes d’une sorte de colosse, un type qui pèse un bon quintal, un « gigantesque gars velu en mouvement ». C’est cet homme, un immigré italien prénommé Rosario, venu là en reconnaissance, pour prendre à sa manière le pouls des lieux, qui va faire dévier le cours déjà chaotique de leur existence à tous deux.

« Malmenée par le général des singes, Milla tressaute au rythme de l’escalade. Cela finit par lui arracher un gémissement ; Hirsute en a un frisson terrible, qui fait craquer le plancher. L’intrus tourne alors la tête et découvre Hirsute. Son visage s’éclaire : "Ho amico ! You like zat’ ? Ahhh ah ah, l’arte de trattare un culo à l’italiano !" Puis, en sueur, il se remet aussitôt à l’ouvrage. »

L’homme en question, ancien officier dans l’armée coloniale du Duce, actuellement apprenti chimiste chargé de produire de la grappa trafiquée prompte à décupler l’énergie des soldats allemands, a en tête un projet précis : trouver des femmes répondant aux critères raciaux des S.S., des femmes « susceptibles de leur faire de beaux enfants aryens ». Il se trouve que Milla, bien que décharnée, absente, droguée, édentée, ne conservant de ses ancêtres que son long buste et sa chevelure de feu, est en Europe la seule survivante d’une tribu d’Amérique latine où il y a des femmes aux gènes exceptionnels. Ce sont les Farugios, un peuple légendaire qui vit dans une lointaine contrée. Leur civilisation est en grande partie bâtie sur le langage.

Partout où ils sont passés, ils ont enrichi leur langue en y intégrant des formes et des nuances empruntées à toutes celles de leur continent. Parler, palabrer et discourir leur prend beaucoup de temps. Peu à peu « les Farugios sont devenus un peuple errant à caractère linguistique non identifié ». C’est pour aller à leur rencontre, afin de mener à bien son projet scabreux que Rosario, accompagné de Milla (qui fera fonction d’ambassadrice) et du malingre Hirsute (tour à tour porte-bonheur et souffre douleur) s’embarque sur un navire de guerre français dirigé par un équipage iconoclaste et décalé. Il y aura d’ailleurs, durant la traversée, une mutinerie à bord. Après quoi, le bataillon décimé débarquera dans une petite enclave tropicale, au milieu d’une guerre civile mettant aux prises les Farugios et leurs voisins guardanais.

Palabres, évoluant sur fond de drogues, de trafic, de prostitution, de luttes pour le pouvoir ou la survie, est une tentative de reconstitution de diverses aventures, ancrées d’abord dans une ville d’Europe (Berlin) où l’on essaie de s’adapter plus ou moins à l’enfer nazi puis dans un coin perdu d’Amérique latine où l’on tue ardemment, pour un rien, un écart de langage, une incompréhension ou une mauvaise interprétation. Cette reconstitution se fait entre drôlerie et invraisemblance, ce qui n’exclut pas des retours de lucidité donnant à voir, dans deux contrées au passé et à l’histoire très différents, une réalité politique et sociale à peu près conçue sur un même schéma.

Le livre déroule de nombreuses péripéties. En cinq épisodes, il multiplie les scènes imprévues et haletantes, toujours entre farce et fable, l’auteur laissant, pour finir, ses trois personnages principaux (physiquement bien entamés) sceller leur destin en terrain hostile.

Urbano Moacir Espedite est, à l’instar des Farugios, épris et traversé lui aussi par une multitude de langues. Il a, dit-on, écrit des dizaines de textes, à chaque fois dans la langue du pays où il résidait. Jusqu’à présent, pas un d’entre eux n’était parvenu jusqu’à nous. Né en Argentine, il vit aujourd’hui entre Bonifacio et Montréal, villes idéalement situées pour se lancer à la découverte de nouveaux territoires où séjourner, afin d’enrichir une palette linguistique à la mesure de son bel appétit de polyglotte.


Urbano Moacir Espedite : Palabres, librement traduit du portugnol par Bérangère Cournut et Nicolas Tainturier, dessins et gravures (superbes) de Donatien Mary, éditions Attila.

20 mai 2011
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