Le rêve de l’homme qui ne pouvait pas aller dormir | 2

             J’ignore pourquoi le Dr Soleimani ne marchait pas devant moi. J’ai pensé que c’était par courtoisie. La maison se composait d’un corps principal flanqué de deux ailes. C’est déjà beaucoup pour ce que je connais de l’architecture ! Je ne sais pas décrire l’architecture. Je l’apprécie, sans être capable de la décrire. Je ne sais pas comment décrire. Je sais comment raconter, mais je ne connais rien à la description. Le lieu, plus quelqu’un qui se tient dans ce lieu, plus moi qui le perçois, constituent ce que j’appelle la narration. En conséquence je parle avec celui qui s’y tient, et quand il n’y a personne nulle part mon esprit emplit le lieu d’êtres humains, sinon je suis incapable de l’évoquer. Nous nous tenions près de l’aile gauche, le côté occidental. Une porte était ouverte. J’ai regardé à l’intérieur. Une vieille femme de soixante ou soixante-dix ans était assise, presque dans le noir. Mes yeux n’étaient pas habitués à l’obscurité. C’était comme si tous les oiseaux perchés au sommet des platanes se tenaient sur mon nez ; comme l’oiseau sur le visage dans le tableau de René Magritte que j’aimais autrefois, et que j’aimais encore plus maintenant. Il n’y avait aucune lampe dans la pièce. Alors d’où venait la lumière ? Je me suis souvenu de Madame Sosostris dans La Terre vaine d’Eliot avec son funeste paquet de cartes ; du Portrait d’une femme d’Ezra Pound et du Portrait d’une dame d’Eliot ; mais pas du Portrait d’une dame par moi. Autour des femmes évoquées par ces deux poèmes, on peut voir tout un attirail d’objets anciens, bourgeoisement aristocratiques. J’ai deviné qu’il devait y avoir un semblable fatras autour de cette femme. Bien sûr, dans l’Iran islamique vous n’êtes pas censé regarder le visage d’une femme, mais là, vous ne pouviez l’éviter. C’était fortuit. Comment interrompre un coup d’œil ! Et j’ai vu une femme très abattue. Ses mains étaient posées sur la table. Elle semblait nerveuse. J’ignorais qui elle était. Elle portait des vêtements usés mais convenables. Son regard était grand ouvert, son visage hagard. Les cartes étaient étalées sur la table, les mains aussi, je vous l’ai dit. Et elle fixait quelque chose entre ses mains et les cartes. Derrière elle c’était tout à fait sombre, on discernait cependant d’étranges fantômes à l’arrière-plan. On aurait dit qu’un grand nombre d’énormes éléphants avaient été attachés à une mangeoire, leur dos contre le dos de la femme et dans ma direction. Comme si dans le musée d’Art moderne de New York on avait éteint l’éclairage, et l’éclairage autour des œuvres, que les visiteurs avaient tous fermé les yeux et restaient silencieux, certains appuyés contre le dossier de leurs fauteuils, leurs regards observant la surface interne de leurs paupières baissées, et que derrière leurs paupières le monde roulait, roulait. J’ai demandé à la femme : « Excusez-moi, la maison du Dr Saghafi ? » Elle n’a pas même levé la tête vers moi. Le courtois Dr Soleimani, « notre Titan de la photographie », se tenait maintenant à la fenêtre. Je suis devenu encore plus poli, plus délicat, lent, lent, aussi lent que le poème d’un de mes poètes favoris, Gertrude Stein :

Embrasse mes lèvres. Elle le fit.
Embrasse à nouveau mes lèvres elle le fit.
Embrasse mes lèvres encore et encore à nouveau elle le fit.
J’ai des plumes.
Aimables poissons [1].

             Je lui ai redemandé : « La maison du Dr Saghafi ? » Je n’avais jamais été aussi lyrique de toute ma vie. Elle a levé son bras, le gauche, et répondu sèchement : « Dans cette pièce ! » Je me suis souvenu de l’histoire de l’esclave de Kavoos Voshmgir dans le Ghabousnameh, qui entendant son maître lui ordonner : « Tourne ton cul vers moi » répondit : « Maître, vous pourriez le dire en termes plus choisis. » « Comment ? » demanda le maître. L’esclave dit : « Vous pourriez dire : Tourne ton visage de l’autre côté. »
             Je me suis retourné et je l’ai immédiatement regretté. Elle nous surveillait. Pourrissait-elle ici comme l’aristocrate de T. S. Eliot dans La Terre vaine ? Était-elle tombée avec la chute du Shah ? La jambe de son cheval avait-elle été brisée ? Et maintenant nous pouvions appartenir à son imagination, être en partance. Comme nous nous éloignions, nous n’avons pas su si elle nous observait encore. Pour vous dire la vérité, je n’ai pas eu le courage de me retourner et de regarder. J’étais déjà arrivé à la conclusion que le Dr Soleimani était aussi terrifié que moi. Nous avancions tous deux comme des randonneurs dans les jungles de l’Amazonie précolombienne. Et tout semblait nouveau, étrange, effrayant.
             Nous avons marché jusqu’à la porte de l’aile droite. J’ai frappé avec le dos de mes doigts. Silence. Le Dr Soleimani et moi avons échangé le seul regard chargé de sens que nous avons jamais échangé de toute notre vie. Il a rassemblé son courage, tourné la tête vers la droite, regardé. On aurait dit que le silence qui avait succédé aux coups frappés contre la porte avait atteint les oiseaux au sommet des arbres. La tête du Dr Soleimani a repris sa place initiale. Et j’ai compris alors ce que je n’avais pas compris auparavant : les oiseaux n’avaient jamais cessé de nous surveiller. Le diagramme de leurs positions les uns par rapport aux autres se modifiait selon nos propres mouvements. Les sons qu’ils produisaient dessinaient dans le ciel le diagramme de notre instinct. Entre la porte et le silence de l’hôte de la maison, s’était établie une relation chargée de sens, probablement polysémique. Le commandant des oiseaux se tenait derrière la porte. Chaque fois qu’il respirait le diagramme du chant des oiseaux se mettait en place. Pour lors, il avait provisoirement expulsé son âme et l’avait envoyée vers d’autres corps. C’est pourquoi le silence régnait partout, et la voix ne se ferait entendre que lorsqu’il aurait rappelé son âme, le magnétisme de son corps étant alors de retour de tous les autres corps, temps et lieux.
             Avant cela, permettez-moi de dire quelques mots à mon sujet.
Dans de telles situations, quand j’attends, et souhaite voir survenir ce qui me sauvera du purgatoire dans lequel je suis englué, je me souviens de choses qui sont en général diaboliques, terribles et belles. Tamerlan le boiteux, quand il se retrouva brisé, défait, assis le dos au mur, apprit d’une fourmi qui grimpa soixante-dix fois le mur opposé et chaque fois retomba, comment rassembler à nouveau son courage, reprendre des forces, et recommencer à tuer et élever des monticules d’hommes et de femmes décapités. Telle était la leçon qu’on nous enseignait, enfants, à l’école sur « la volonté de puissance ». Évidemment, ce n…˜est pas ce dont je me suis souvenu. Voici le problème : dans ces moments où j’anticipe, avant tout je me sens devenir extrêmement solitaire ; ensuite je ne peux continuer et recommencer que neuf ou douze fois, pas davantage. Et je me suis souvenu de quelque chose qui n’avait rien à voir avec ce qui m’entourait : je me suis souvenu du dernier poème écrit par le poète français Robert Desnos, le plus lyrique de tous les poèmes du monde, écrit dans un camp de concentration nazi, adressé à son aimée qui n’était autre que sa propre épouse ; heureux l’homme qui, au seuil de la mort, a son épouse et son amour réunis dans une personne, la même personne.

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité [...]
Ô balances sentimentales [...]
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec
Ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant,
Qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre
Cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera
Allégrement sur le cadran solaire de ta vie [2].

             J’aimerais crier et dire que je ne veux rien de tout cela : ni l’enfer avec le maître Mozayyam, ni les tableaux et les photos ! Et maintenant la porte s’ouvre, et un homme respectable d’environ soixante-quinze à quatre-vingts ans, de haute taille, en costume impeccable, avec une cravate, une chemise et des chaussures assorties, apparaît à la porte et dit : « Bonjour, docteur ! Entrez donc. » Je me tourne vers le Dr Soleimani : « Docteur, après vous. » Et le Dr Saghafi dit au Dr Soleimani : « Bonjour, docteur, entrez, je vous en prie. » Ces compliments se répétant, toutes les âmes qui avaient été convoquées sur la scène en raison de nos peurs respectives battent en retraite vers leurs futaies cachées, abstraites. Le monde redevient normal. Cependant le Dr Saghafi est si net, si élégant, si impeccable et d’une telle prestance que je devine qu’il a dû peigner ses cheveux, brosser les épaules de sa veste, lustrer ses chaussures pour se préparer à apparaître devant nous. Et tandis que nous avançons, l’idée me traverse de lui demander s’il est vrai que son âme a quitté provisoirement son corps, et que celle-ci, maintenant de retour, s’est réintroduite en lui uniquement pour notre salut. Et s’il n’en est pas ainsi, alors nous avons dû rêver ou imaginer tout ce qui précède. Mais je renonce à mes questions parce qu’à ce moment-là il explique qu’il a acheté les tableaux du Maître à ses héritiers, deux frères, deux généraux sous le régime du Shah, l’un étant des conspirateurs qui assassinèrent Afshar-Tous, le chef de la police du Premier ministre Mossadegh, et l’autre un général au service personnel du Shah. Et il semble ne pas se souvenir si ces tableaux ont été offerts à son père par le père des deux généraux ou par les deux généraux eux-mêmes. Mais le Maître était réellement le Maître, le professeur du grand Kamal al-Molk en personne [3], et comme le Maître était parti en Europe copier les chefs-d’œuvre des peintres européens, ces deux tableaux pouvaient aussi bien être des copies. Je ne sais pas. C’est-à-dire, il ne savait pas. Et le Dr Soleimani regarde l’installation électrique afin d’avoir davantage de lumière pour les photos qu’il prendra. L’atmosphère nécessite toujours davantage de lumière. Et le Dr Saghafi, en montrant les prises, désigne sur le mur au fond de la pièce une photo où l’on voit se reposer dans un jardin le shah Mozzafar al-Din qui a les yeux rêveurs de l’acteur Ali Nassirian et Ali Hatami le réalisateur du film en affaires avec le Shah ; et il y a un homme plutôt gros, le père du Dr Saghafi, A’lam al-Dowleh, qui d’une main pleine de peur et de tremblement tend un papier vers le Shah, et il semble que le Shah, malade, se prépare à le signer. Exactement à cet instant-là, alors que le Shah réfléchit afin de décider s’il signera ou pas le firman impérial, exactement à l’instant historique de cette explication ou à l’instant historique de la signature du firman, la lumière s’éteint et la pièce est plongée dans une complète obscurité. Que faire maintenant ? Tout demeure isolé, sombre. Le Dr Saghafi, le Dr Soleimani, le Dr Baraheni, Kamal al-Molk, le Maître, les tableaux, la signature du firman constitutionnel. Chaque chose et chaque personne demeurent dans la solitude et les ténèbres. On n’entend que le murmure sans voix des âmes du monde descendre des platanes et des murs, marcher au plafond et lécher les tableaux, le gras de leurs langues ternissant la peinture. Avançant à l’aveuglette, le Dr Saghafi en tête, suivi par les deux docteurs, le docteur en gynécologie et le docteur en linguistique et littérature, nous sortons de la pièce. Dehors c’est lumineux, beau, une heure avant le crépuscule. Les oiseaux chantent. Le Dr Soleimani prend des photos. Le Dr Saghafi nous raconte que les arbres ont quatre ou cinq cents ans, et chaque fois que Mohammed Reza (il veut dire : le shah d’Iran déposé) quittait le palais en voiture, il ordonnait à son chauffeur d’arrêter le véhicule, il sortait, regardait les platanes et leur rendait hommage parce que, pensait-il, ils étaient pour lui de bon augure, puis il remontait dans la voiture et se rendait à ses affaires ; et peut-être, le dernier jour où il quitta le palais, il ne sortit pas de la voiture pour rendre hommage aux arbres, et en conséquence affronta les calamités qui culminèrent avec sa mort. Un quart de seconde l’idée me traverse que, aurais-je été le Shah, au lieu de m’enfuir d’Iran ce dernier jour je me serais approché d’un des platanes et assis au sommet, à côté ou dans un de ces nids tumultueux d’oiseaux, et me serais bien gardé de redescendre même si, non pas une, mais cent révolutions allaient éclater. Et nous avons avancé près des arbres et nous avons pris des photos, d’abord le Dr Soleimani, du Dr Saghafi et moi, puis moi, du Dr Saghafi et du Dr Soleimani, puis le Dr Saghafi, de nous deux. Puis nous avons arrêté de prendre des photos, et nous avons parlé, ni des âmes, ni de la peinture, ni du Maître, ni de la femme qui était probablement encore assise dans la pièce, à la table, les âmes des éléphants contenant dans son dos leur envie d’éternuer. Non, nous avons parlé du coucher du soleil qui approchait, et la grande orange du firmament s’est élevée au-dessus de nous ; oui, elle s’élevait au lieu de descendre ; et soudain elle a disparu, et de façon presque aussi soudaine tout est apparu sous un éclairage différent, et nous avons perçu la lumière. L’électricité était revenue. Nous sommes entrés dans une des pièces du bâtiment central entre les deux ailes. Il y avait des boîtes en carton par terre contre les murs : « Ce sont tous des manuscrits, a dit le Dr Saghafi. Très précieux. Et cette pièce, savez-vous, était la chambre d’Anis al-Doleh, l’épouse favorite du shah Nasir al-Din. Ce bâtiment était le palais d’Anis al-Doleh, il nous appartient maintenant et ces tuiles sont les tuiles de ce palais. »

le jour
a disparu sur la pointe des pieds
à travers les ardents javelots d’argent
      dans l’ombre la plus inclinée
si bien que des années plus tard
la répétition du Bleu donnera
      amoureusement
la sensation de la maison (du pays)

les voûtes de la sieste, la sieste voûtée
et le murmure endormi d’une fontaine hésitante
dans le silence des pétunias assoiffés
et l’inoubliable répétition de milliers d’amandes amères
sur le millier de miroirs sexangulaires des tuiles
des années plus tard
des années plus tard
      par un midi chaud
             soudain
la mémoire lointaine du bassin dans la maison enclose

             ô le prince des tuiles
             avec ces larmes bleues [4] !

             Et comment résoudre le problème du temps dans ce poème, pour nous, pour le poème, pour le poète, pour le poète de ce poème qui n’est plus Shamlou mais moi, pour le Dr Soleimani et le Dr Saghafi ? Nous ne pouvons le diviser. Il existe comme un tout. Nous ressentons son existence. Nous avons été rejoints et surpris par les intentions d’autres époques. Les intentions de la nôtre les ont attrapées par surprise. Nous possédons des gorges égarées. Nous touchons des continents perdus du temps. Les mots sont nos points de contact. Ils désignent ces mondes dissimulés. L’électricité qui avait disparu revient, éclaire une partie du monde, repart. Seuls des Iraniens peuvent comprendre la « répétition du Bleu » qui fait allusion à la « sensation de la maison (du pays) ». Le Shah se dissimule dans notre être. Il part. Nous partons, et le « prince des tuiles » s’éveille dans « le millier de miroirs sexangulaires des tuiles ». Nous nous déplaçons dans des territoires de temps, par les écrous et les verrous apparemment insignifiants du langage. Le problème est celui-ci : je me tiens sur ces tuiles. Les platanes sont plus vieux que Téhéran, et les tuiles, la sensation des tuiles, sont plus vieilles que les platanes, et elles suggèrent à mon esprit la sensation de ce qu’est une maison (un pays), et Anis al-Doleh devient la femme assise dans la pièce peinte d’éléphants, penchée sur les cartes en quête de sa bonne fortune. Aucun poème lyrique ne retourne vers l’homme ou la femme à propos de qui il a été écrit. S’il le faisait ce serait de la prose, non de la poésie. Le poème avec l’ensemble de ses figures et de ses images se déplace au-delà de chaque élément selon un processus au cours duquel il abandonne sa particularité pour exprimer un accomplissement qui est l’accomplissement de ce seul poème en particulier. C’est pourquoi tous les bons poèmes du monde sont lyriques, parce qu’un poème lyrique est un poème dans lequel les mots sont tombés amoureux les uns des autres, comme des amants, à un degré tel qu’ils (les mots) sont devenus inséparables.
             « Si vous le voulez bien, docteur Saghafi, nous allons nous rendre dans la pièce où il y a les tableaux et nous prendrons nos photos. »
             Et nous entrons et prenons les photos. Le Dr Soleimani travaille de façon très professionnelle. Et j’observe le visage digne et serein de ce jeune homme de soixante-quinze ou soixante-seize ans, et je désire toujours lui demander d’invoquer pour nous les âmes attribuées à notre monde. Mais il ne parle plus. Je me lève, et il se lève. Et il nous explique le chemin de retour afin que nous ne nous perdions pas. Nous laissons derrière nous Saghafi, la femme, les tuiles, Anis al-Doleh, le maître Mozayyam, et ces deux platanes préhistoriques sur l’épaule de Téhéran. Nous marchons dans la rue. Le Dr Soleimani me demande : « Écrirez-vous quelque chose à propos de tout cela ? - Je ne sais pas, peut-être. » Et maintenant, ai-je raconté l’histoire de notre visite au Dr Saghafi, ou les aventures de ma visite au monde qui se reflète à l’intérieur de moi dans des miroirs labyrinthiques ?
             Et plus tard, il me semble que la question que je désirais poser au Dr Saghafi au sujet des âmes attribuées à notre monde me visite au cours d’un rêve, sous une forme non pas détaillée et explicite, mais choisie, laconique, ainsi que les choses vous apparaissent dans un poème. J’ai écrit le poème, immédiatement après je me suis levé. La réponse à la réponse est une question. Et la réponse n’existe pas. Je ne fais qu’interroger les questions. Avant de lire ce poème, lisez ces mots écrits par Jean-Jacques Rousseau :

On nous donne gravement pour de la philosophie les rêves de quelques mauvaises nuits. On me dira que je rêve aussi ; j’en conviens : mais ce que les autres n’ont garde de faire, je donne mes rêves pour des rêves, laissant chercher s’ils ont quelque chose d’utile aux gens éveillés [5].

Septembre 1992.

POST-SCRIPTUM

Même le rêve n’est pas le même rêve, semble-t-il

quand j’ai bondi du soleil vers l’ombre j’ai vu que l’ombre n’était pas mon ombre
en me retournant
j’ai vu que le soleil n’était pas le même soleil
à la lisière du soleil et de l’ombre
j’ai vu à la fois les platanes de cinq cent cinquante ans d’Anis al-Doleh
      s’enveloppant autour de la femme à la vitesse d’un tourbillon
et la femme hurlait dans le feuillage
sans que personne chasse les fantômes de la demeure de Saghafi
      derrière les tableaux du maître Mozayyam,
des termites bleues avaient glissé de sous les tuiles centenaires
      parcourant les livres des rêves, des fantômes et des fantasmes
et il n’y avait pas d’oiseaux
et la femme hurlait dans le feuillage
j’ai vu le Shah en dehors du palais
      tenant entre ses mains une sorcière qui tremblait
surveillant les platanes de cinq cent cinquante ans qui appartiennent à Saghafi
l’Heure est toutes les heures l’Heure est toutes les heures l’Heure est toutes les heures
bras croisés, désemparés, troublés
des hommes morts et âgés de plusieurs millénaires étaient alignés
      à la lisière d’un tapis en soie de cinq cent cinquante ans
et le carré de soie lançait ses couleurs dans l’air circulaire
un espace visionnaire pleuvait à verse des couleurs

quand je raconte le rêve je vois que ce n’est pas le même rêve

quand j’ai bondi du soleil vers l’ombre j’ai vu que l’ombre n’était pas mon ombre
en me retournant
j’ai vu que le soleil n’était pas le même soleil

la Prophétesse est partie, l’Heure est toutes les heures, seul demeure l’espace de la vision


Note sur l’histoire de la publication de ce texte :

Ce texte, avec le poème qui le conclut, a d’abord été publié par l’éditeur et architecte Sima Kooban dans Ketabe Tehran (Le Livre de Téhéran), recueil de textes et d’illustrations réalisés par des écrivains, des artistes et des architectes iraniens sur la ville de Téhéran, en 1992 d’après mes souvenirs.
Le texte et le poème ont paru à nouveau dans : Reza Baraheni, The Vigilant Vision (recueil d’essais sur la théorie de l’écriture et de la lecture des textes littéraires) en 1974, mais la distribution en a été interdite par le Bureau de la censure du ministère de la Culture et de la Guidance islamique jusqu’en 1999. Le poème seul a paru dans : Reza Baraheni, Accosting the Butterflies (Téhéran, éditions Markaz, 1994), dernier recueil de poésie publié avant que le poète soit obligé de quitter l’Iran en 1996 et de trouver refuge avec sa famille au Canada, en janvier 1997. « The Vigilant Vision », titre d’origine du présent texte, est celui du livre éponyme. La version persane a été publiée plusieurs fois dans des périodiques perses de la diaspora iranienne, dont Shahrvand, Toronto, Canada. RB.

(Traduit de l’anglais par Dominique Dussidour.)

© Reza Baraheni pour la traduction en anglais du texte persan et les notes.
© remue.net et DD pour la traduction en français du texte anglais.

2 juillet 2006
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[1Gertrude Stein, The Yale Gertrude Stein, Choix de textes avec une introduction de Richard Kostelanetz (New York et Londres, Yale University Press, 1980), p. 19-20.

[2Cité ici dans une forme courte d’après Michael Benedikt, The Poetry of Surrealism (Boston, Toronto, Little, Brown and Company, 1974), p. 268.

[3Peintre iranien, chef de l’école réaliste, à la fin du XIXe siècle et dans les premières décades du XXe siècle.

[4Ahmad Shamlou, She …˜re Zamane Ma, avec une analyse et une interprétation de Mohammad Hoghoughi (Téhéran, éditions Zamane Ma, 1982), p. 292-293.

[5Cité d’après L’Émile de Rousseau dans : Jacques Derrida, Grammatologie (The John’s Hopkins University Press, Baltimore, 1976), p. 316.