Laurent Fourcaut | Joyeuses Parques, par Tristan Hordé

Laurent Fourcaut, quand il n’écrit pas à propos de Giono, d’Apollinaire ou de Dominique Fourcade, quand il ne met pas au point la revue annuelle Place de la Sorbonne, compose des sonnets. Dans Joyeuses Parques, comme dans Or le réel est là… (Le merle moqueur) paru en même temps, il a choisi la forme du sonnet élisabéthain en l’adaptant : trois quatrains (ici : (ababa) 2 + cdcd) suivi d’un distique, toujours avec des vers de 12 syllabes. On peut choisir une forme, le sonnet, qui a traversé les siècles et est toujours appréciée, en la travaillant selon ses besoins, ce qui est fait dans cet ensemble pour y esquisser une vision de la société.
Écrire des sonnets n’oblige pas à ânonner avec un dictionnaire de rimes, rien n’empêche de couper un mot à cet endroit stratégique, la rime : Judas est divisé en Ju / das pour la rime avec jus ; mais on lira aussi qui r / egarde pour la rime avec Aboukir, et l’on prend la liberté d’écrire amnésic pour l’association avec sic, et music pour compter deux syllabes. Certes et le nom de Faugères perdent leur s pour gagner une syllabe : certe un rot, Faugère avenue) et le lecteur obstiné à relever ce que les manuels nomment "licence" trouvera les rimes gonzes / songe et torride / horrible. Ce qui me semble plus intéressant dans la forme de ces sonnets, ce sont les choix de Laurent Fourcaut de mêler ce qu’il est convenu de désigner par "niveau de langue" ; la négation ne… pas se passe de son premier élément et une forme comme j’avons apparaît, mais on reconnaît aussi l’imparfait du subjonctif et des formes verbales inusitées (oigne, de oindre). C’est le vocabulaire qui est surtout bouleversé : quelques mots anciens (orde, essoine) et, d’un bout à l’autre des 170 sonnets, des dizaines de mots notés familiers ou populaires par la norme — nana, teuf, clebs, tasspé, pute, niquer, etc. Ces mots existent, sont couramment dans l’usage et s’ils choquent ceux pour qui la poésie doit être proprette, relisons Laurent Fourcaut :
les mouettes se nourrissent dans les sacs poubelle
j’y pêche des mots doux qu’avez zèle j’épelle

La société d’aujourd’hui est présente d’un bout à l’autre du livre, souvent perçue sous ses aspects négatifs, d’abord et continûment rejetée parce que dominée par l’argent, c’est-à-dire le capitalisme : passage de « ça empeste l’argent » au conseil avisé « ayons pour l’argent roi l’affection de la fouine ». Laurent Fourcaut évite d’ailleurs de se rendre dans certains arrondissements de Paris ; ainsi, dans le 7ème où « l’air sent beaucoup le fric / d’ailleurs j’y viens jamais peu de goût pour les hyènes / de la grande bourgeoisie ». Mais ce sont les transformations des dernières décennies qui sont insupportables : les grands magasins, lieux d’« abrutissement intégral », l’envahissement des portables, les bruits dans la ville, « la télé qui asservit et crétinise »… Si l’on franchit la Méditerranée, c’est pour trouver les « rebuts industriels » sur les plages, la saleté partout et, là comme en France, « le foot de masse : à prix d’or des oligophrènes / font se pâmer les frustrations des ophidiens / grouillant hystérisés alentour des arènes ». Comment vivre cette misère générale, si l’on ajoute que le monde, à cause du réchauffement climatique, sera vite « inhabitable ».
Laurent Fourcaut habite en partie dans le 20ème arrondissement ; il y écrit à propos de ce qu’il voit dans les rues, dans les bistros où il note les conversations presque toujours « débiles », il « taquine le vers dans une brasserie ». Il se souvient aussi de ce qu’était le quartier de Ménilmontant, de Belleville, c’est-à-dire du Paris populaire disparu. Ces souvenirs d’un temps révolu comme le refus de ce qu’est devenue la société de consommation occupent une partie de ses vers ; « Proust avait bien senti la fin d’un univers / c’est rien au prix de ce qu’enregistrent mes vers », note-t-il, mais dans le même temps il sait inutiles ses critiques : « arrête / de me dire que le monde est vide de sens / je le sais ». Il le sait d’autant mieux que cet exilé à Paris, comme il se définit, vit aussi dans le Cotentin et il y connaît le même vide que dans la capitale : à Saint-Lô, un dimanche, un seul bistro est ouvert et « familles-je-vous-hais y consomment de l’eau ». Que reste-t-il donc, quand « téter ses racines / lentement empoisonne » ?
On pourrait ne retenir qu’une des "solutions" choisies par Laurent Fourcaut : admirer les femmes, dans la rue ou dans les bistros qu’il fréquente, telle serveuse kabyle, telle autre à une table, « fort jolie brune de type hispanique », ou lors d’un colloque une des participantes, faute de pouvoir suivre une communication en arabe, — toutes sont désirables et les mots pour dire leur beauté sont des plus variés. Cela suffit-il pour apaiser la mélancolie ? Certes non, et le titre d’un des ensembles l’exprime avec quelque ironie : "Y a aussi l’art".
L’art, ce sont la littérature, la musique, la peinture : la fréquentation des musées, des concerts, la lecture attentive, y compris pour préparer un « topo » sur un livre de Quignard qui contraint à « trimer » toute une journée. Laurent Fourcaut, donc, écrit « en écoutant Fauré », découvre dans une brocante une litho de Fantin-Latour, cherche les mots les plus justes pour décrire un tableau de Van Gogh, visite une exposition consacrée à Hantaï, compose un sonnet en hommage à Gould… Les arts ne sont évidemment pas présents dans les seuls 24 sonnets de cette partie. Le lecteur relèvera au fil des pages quantité de noms d’écrivains, de peintres, de musiciens, ici et là une citation (« l’âcre amour » — Rimbaud), et même la reprise de fragments connus, joyeusement transformés, de Gracq (« la forme d’une ville en une eau de boudin […] ») ou de Racine (« je désire être pur en quelque endroit que j’aille // le jour ne l’est pas plus que le bout de mon dard »).
L’art pour lutter contre le sentiment d’être « en marge complet étranger en dehors / de l’ici-maintenant » ? rien de nouveau, dira-t-on, mais ajoutons chez Laurent Fourcaut une attention continue aux variations de la lumière du jour, à la floraison du printemps : il ne s’agit jamais dans ce livre roboratif de s’enfermer dans sa tour, mais d’affirmer
n’était la poésie les gens seraient vulgaires
encore plus aussi continuons cette guerre

Laurent Fourcaut, Joyeuses Parques, Tarabuste, 2017, 210 p., 18 €.

4 juin 2018
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