La première rencontre dans l’atelier du maître charmant

Nus dans l’atelier (Henri Matisse, vers 1899) et Nu, dit Fauve (Albert Marquet, 1899), [ copies ©CP in Journal de l’exposition « Matisse-Marquet. Correspondances », Musée des Beaux-Arts, Bordeaux, p. 5.]
Exposition « Matisse-Marquet. Correspondances » : Galerie des beaux-arts du 16 juillet au 2 novembre 2009 ; à l’occasion de la publication des correspondances entre Matisse et Marquet de 1898 à 1947.
« Leur correspondance épistolaire, pieusement conservée par la Fondation Wildenstein et la famille Matisse, met à jour l’intimité savoureuse de ces échanges. » (Olivier Le Bihan. Journal de l’exposition.)
L’atelier, plus qu’un motif, une marotte (Cf. chronique précédente : “Sortie de cadre pour les marottes”), est le cadre de la première rencontre entre Grand Almotasim et Petite Philocalie.

Lucille, un modèle, me disait qu’elle avait souvent envie de se dessiner
en même temps qu’elle posait ;
elle voyait son corps dans des raccourcis étonnants.
Alexandre Delay, Modèle, Automne 2000

Il n’y a qu’un modèle pour inciter le corps de Grand Almotasim à s’inscrire dans une pose.

Je crois savoir qu’il a cherché le nom de ce modèle pendant plus de la moitié de sa vie.
Petit à petit il remplit plusieurs dizaines de “carnets de pantalon” avec des prénoms de femme écrits au pinceau en poils de martre. Variant selon son humeur du bleu Philippe de Champaigne à l’IKB, à quelques exceptions près [les noms de quelques égarées] le même prénom revient toujours. C’est celui de sa propre femme.

Pourtant jamais aucun nom peint ne le satisfait.

Pour améliorer son coup de pinceau et enrichir sa palette, il décide de prendre des cours en auditeur libre avec des maîtres. [« Il croit aux maîtres. »] Son passage dans l’atelier de Forel s’avère une expérience irremplaçable [1], il y reviendra souvent. Mais ce n’est pas le premier moment de sa formation à l’amour de la beauté.
Voici le récit de son premier atelier.

Influencé par sa réputation, il s’inscrit dans un célèbre cours de la capitale. [Matisse et Marquet eux-mêmes y ont travaillé et ont trouvé le maître “charmant”.] [2]

De nombreux séjours à Paris [Grand Almotasim est provincial], lui permettent de prendre les séances du mardi consacrées à l’Imitation des Trois Grâces.
Ce jour là, deux modèles, l’un masculin, l’autre féminin, posent au même moment.
Alternativement l’un ou l’autre incarne la troisième Grâce.
Lors de la pose double qui fait l’objet de ce récit, le modèle masculin est absent.
Au pied levé …• c’est de circonstance …•, le “maître charmant” sollicite « un élève pas trop mal foutu » (sic).
Grand Almotasim y va, fonce tête baissée …• enfin, plus ou moins baissée.…•
Le voilà nu, monté sur la table ovale.
À côté, sur l’autre table ronde, une femme avec un creux du dos qui capte si bien la lumière que tous les yeux y sont rivés.

Le modèle vivant s’appelle Petite Philocalie. [Il est important que les lecteurs le sachent dès maintenant.]

La rencontre est un événement philosophique. Un éblouissement.
La qualité de présence des deux corps nus côte à côte met les élèves du cours en état d’excitation et de fièvre de dessin indescriptibles. Je ne décrirai non plus l’état de grâce — c’est de circonstance (bis) — des deux modèles durant tout le temps de la pose, et bien au-delà.
Il est difficile de parler d’une expérience qui bouleverse ce qui reste de jours à vivre. Elle n’est pas partageable.

Carmen Hacedora tente pourtant de partager. Elle se retire à l’intérieur même des choses visibles qui fondent cet évènement. Elle aime ses deux personnages [si par aimer on entend la rencontre qui ébranle, qui va au cœur des émotions et s’en échappe aussi exactement]. Joueuse et avisée à la fois, la chroniqueuse de la revue ALLEGE [3] prend cette histoire très au sérieux, sans se prendre au sérieux. Sa manière de raconter peut surprendre par la façon d’embarquer le lecteur et de l’échouer aussitôt sans précaution. Carmen Hacedora manifeste quelques affinités avec les pirates. [4].

Pourtant cette première rencontre n’échoue pas.
– Suis-je clair ? Se demande le narrateur incertain.

Cette question n’intéresse pas Carmen Hacedora. Si on ne comprend pas, ce n’est pas de sa faute, elle est incapable de faire autre chose. Le risque d’obscurité survient au moment où il est question de l’émotion — de l’inconscient, oh là là ! — dans la création. Elle, elle en reste aux “faits” et laisse les interprétations aux lecteurs.

Donc, dès les premiers instants de pose l’amateur de choses-qui-sont-les-plus-belles-du-monde s’immisce dans “l’amour de la beauté”.

Philocalie est le mot désigné.

Cela [la rencontre du nom] produit une révolution dans toute la personne de l’homme. Son art d’écrire-et-dessiner-identiques-en-leur-fond n’a été jusqu’à cet instant qu’une espèce d’intelligence s’accommodant sans difficulté à ses devoirs d’état. Mais cette fois, oh là là ! il se sent à la fois double et dédoublé [au sens vieilli de « ramené à l’unité quelque chose qui était double ».]

Le dédoublement est d’autant plus troublant qu’il lui fait connaître Les Expériences de Tirésias.

La cabeza me da vuelta, Grand Almotasim dijo.

Il tombe de la table. [No requiere mayor elucidación.]
Il se redresse presque aussitôt, les yeux juste à l’horizon des blondeurs intimes du modèle féminin qui durant l’action n’a pas bougé du moindre sourire.

Grand Almotasim se relève de terre, et les yeux ouverts il ne voit rien.

Il me semble que ce petit mot “rien”, interminable comme La Bibliothèque —Yo afirmo que la Biblioteca es interminable—, a, dans la circonstance, quatre sens.

 [5]

L’un de ces sens est : quand il se relève, les yeux ouverts il ne voit rien, et ce néant est Bubu de Montparnasse. La tête de Grand Almotasim tourne encore, il croit être Bubu et danser avec le modèle. Mais il se ravise vite car Maurice qu’on appelle aussi Bubu de Montparnasse [6] est un souteneur alors que le nom Almotasim veut dire étymologiquement le Chercheur de Soutien. [7]

 [8]

L’autre sens : quand il se relève, il ne voit rien que deux femmes qui s’aiment.

 [9]

Le troisième : en toute chose il ne voit rien qu’un cul de femme.

 [10]

Le quatrième : quand il voit la nudité du modèle, il voit toutes choses comme un florilège.
– « Peins-moi, Janet, peins-moi, je te supplie/Dans ce tableau les beautés de m’amie/De la façon que je te les dirai.[ …] Mais pour néant tu aurais fait si beau/Tout l’ornement de ton riche tableau,/Si tu n’avais de la linéature/De son beau nez bien portrait la peinture.[ …] » [11] déclame-t-il en remontant sur la table.

Saisie par ce que les dessins révèlent du désir de Grand Almotasim, Carmen Hacedora comprend qu’elle doit garder à “son” homme une sorte de virginité face aux formes nues et rejeter tout ce qui lui revient par le raisonnement.

À nouveau immobilisé dans la pose, Grand Almotasim adresse très doucement quelques paroles à Petite Philocalie qui lui répond en chuchotant.

GRAND ALMOTASIM

Nous, les trois Grâces, tour à tour,

PETITE PHILOCALIE

Expertes, non désabusées,

GRAND ALMOTASIM

Avec des mines amusées,

PETITE PHILOCALIE

Nous en devisons nuit et jour,

GRAND ALMOTASIM

Et sur nos lèvres irisées
Revient ce mot charmant : l’amour…

PETITE PHILOCALIE

L’amour…
Ah ! l’amour…

GRAND ALMOTASIM

Oui ! l’amour...
 [12]

24 août 2009
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[1Cf. Chronique précédente écrite à partir des peintures de Maya Andersson

[2Matisse et Marquet se sont connus à l’École des Beaux-Arts de Paris dans l’atelier de Gustave Moreau, seul professeur qui compte pour Matisse qui dit lui-même dans un entretien en 1925 : « Quel maître charmant c’était là. Lui, au moins, était capable d’enthousiasme et même d’emballements. Tel jour, il affirmait son admiration pour Raphaël, tel autre jour pour Véronèse. Il arrivait un matin proclamant qu’il n’y avait pas de plus grand maître que Chardin. » Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Hermann, coll. Savoir, 1972, pp. 80-81.

[3La signification du sigle est indiquée dans le premier paragraphe de la première “petite philocalie de l’art”

[5Albert Marquet, Couple dansant, Pinceau et encre de Chine, Bordeaux, Musée des Beaux-Arts. ©ADAGP, Paris, 2009

[6En 1904 Charles-Louis Philippe demande à Albert Marquet de réaliser l’illustration de son roman Bubu de Montparnasse.

[7Jorge Luis Borges, Fictions, L’Approche d’Almotasim, Gallimard, Éd Folio, 1986, p.38.

[8Albert Marquet, Couple lesbien, dessin. ©copie CP

[9Matisse, dessin, Florilège des amours de Ronsard. ©copie CP

[10Matisse, première de couverture de Florilège des amours de Ronsard. ©copie CP

[11Extrait de : Ronsard, Élégie à Janet, peintre du roi.

[12Jacques Richepin, Xantho chez les courtisanes, Eugène Fasquelle éditeur, 1910.