L’Erdre est une rivière irlandaise

"l’Erdre est une rivière irlandaise, un fil d’eau presque sans courant qui unit en chapelet des dilatations, des expansions latérales parfois considérables, telles les vastes plaines d’eau qui surprennent l’excursionniste au pied du roc de Sucé. Même dans la ville, la rivière va gagnant en largeur régulièrement vers l’amont. A un kilomètre de son embouchure, elle s’est déjà dilatée suffisamment pour entourer de ses bras une petit île, l’Ile de Versailles."

La forme d’une ville, éditions José Corti, 1985

Il a neigé sur Nantes. Il a neigé sur l’Erdre et l’Ile de Versailles. La ville prend des allures de Venise du Nord ; la route vers Saint Florent va lentement dans le blanc. On avance léger et concentré. On ne voit rien du fleuve aujourd’hui, les prés et les bois s’effacent. C’est blanc. On pensait déjà au printemps, celui qui n’existe que dans nos rêves, avec des cerisiers en fleurs, des odeurs d’herbe fraîche et la lumière prometteuse du soir. Mais il neige, et alors qu’il faudrait rester chez soi, on s’engage sur la route, un chantier attend.

C’est ensemble qu’on apprend à travailler, me disait autrefois Henri Desroches. C’est dans les allers-retours entre solitude et réunions que je forme le dessin, dessein, de ce que peut devenir la Maison de Julien Gracq.

L’architecte et les artisans découpent le temps et les tâches, abattent des planchers, précisent les plans, renforcent les murs, choisissent les ardoises. L’électricien m’explique que les horaires des lumières extérieures seront programmées pour dix ans. Et je m’entends dire : « Mais la vie, ce n’est pas comme ça ! ». Le rire alors de tous ces hommes m’annonce que désormais ils m’acceptent dans ce cercle très masculin des réunions de chantier. Depuis septembre, je me sentais souvent femme sur un bateau de corsaires ; langage, habitudes, casque sur la tête, allais-je persévérer à venir chaque fois ?
Travailler et inventer dans la maison, inviter auteurs et artistes, lecteurs et promeneurs suppose d’en connaître tous les détails, l’histoire, les forces et les fragilités. Les deux bâtisses sont si différentes, leurs âges, leur construction, les matériaux, la fonction qu’elles auront chacune ; l’une faite de sommeil, d’écriture, d’intimité, de conversation à voix basse, de réunions amicales et littéraires ; l’autre sera publique, plus diurne, portes ouvertes sur des expositions et la bibliothèque. Et c’est bien le lien entre les deux qu’il faut organiser : comment le livre en train de s’écrire rencontre les lecteurs, mais aussi comment la bibliothèque et les rencontres suscitent le livre à venir. La complexité de l’activité de création, ses sources et ses conséquences, les méandres de sa nécessité pour l’auteur autant que pour le lecteur, voilà de quoi nous mettre en mouvement pour des décennies.
Le rire bienveillant des hommes annonce que les aléas font tenir la bâtisse autant que le calcul impeccable du poids de la charpente. La régularité absolument parfaite, on le sait, empêche le bon fonctionnement de la machine. Un écart infinitésimal contient les secrets de la vie. Et il me semble souvent, lisant des auteurs comme Julien Gracq, que l’espèce de perfection du texte est à la recherche de cet achoppement, un obstacle dans le rythme et le style qui dirait l’inaccomplissement pour que toujours le mouvement subsiste.

"Je croissais, et la ville avec moi changeait et se remodelait, creusait ses limites, approfondissait ses perspectives, et sur cette lancée …“forme complaisante à toutes les poussées de l’avenir, seule façon qu’elle ait d’être en moi et d’être vraiment elle-même …“ elle n’en finit pas de changer."

La forme d’une ville, éditions José Corti, 1985

20 janvier 2013
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