Jérôme Peignot (4/6)

L’imprimerie française, à la Libération, s’est retrouvée dans un état abominable. Les Allemands avaient pris toutes les machines. Après la guerre, on allait se faire imprimer à l’étranger, en Espagne ou en Italie, où les imprimeries continuaient de tourner et n’avaient pas subi les déprédations que la France avait rencontrées. Plus tard, sous Giscard d’Estaing, 20 000 personnes ont été mises à la porte.

Alors, je m’occupais beaucoup de ce sujet, et c’est ce que j’avais expliqué à Jack Lang : « Je suis un écrivain qui s’intéresse aux gens qui l’impriment ! ». Un peu comme Leroux, finalement ! Les imprimeurs ne sont pas mes larbins, ce sont des copains, des camarades, des collaborateurs. Rappelez-vous de la formule de Mallarmé : « Le camarade-écrivain ». Quant aux livres, songez à tous ces textes admirables que Mallarmé a écrits sur la typographie. Il s’intéressait beaucoup à ce sujet puisque son « coup de dé jamais n’abolira le hasard » est bâti tout à la fois sur l’alexandrin de douze pieds et sur le douze typographique.

Dans cette Commission dont je faisais partie, j’ai donc proposé à Jack Lang d’introduire la discipline de l’écriture dans les cursus universitaires. Et quoi de mieux que de passer le doctorat, qui n’existait pas, sur ce sujet ! Oui, j’ai toujours été obsédé par le lien, non pas seulement plastique mais littéraire et poétique, entre la typographie et l’écriture. J’ai passé ce doctorat avec Julia Kristeva, Gilbert Lascaux, Bernard Teyssèdre, et des gens magnifiques, mais qui sont morts : Marc Le Bot, Louis Marin, Jean Laude...

Il s’agissait d’un doctorat sur travaux avec mes livres De l’écriture à la typographie, Du calligramme, publié aux éditions du Chêne en 1978, suivi Du trait de plume aux contre-écritures, chez Jacques Damase (1983), absorbé depuis par Hachette. Ce sont justement ces trois livres qui vont être repris bientôt dans la collection « Bouquins », chez Laffont, dans le milieu de l’année 2005.

Je ne suis pas le seul auteur de ce livre. J’en suis le maître d’œuvre, et j’ai repris deux autres ouvrages importants qui sont tombés en désuétude, que l’on ne retrouve plus dans le commerce depuis longtemps : l’un, de Marcel Cohen, qui s’appelle La naissance de l’écriture, et l’autre, Synthèse, recueil d’un colloque absolument extraordinaire qui s’est déroulé dans les années cinquante, où tous les grands ténors de l’histoire de l’écriture parlent, s’entretiennent des cunéiformes, des hiéroglyphes, des idéogrammes... Tout cela est passionnant. Cela constituera une somme ; la part que je me suis réservée tient à l’art de l’écriture.

Lors de mon doctorat en 1985, salle Liard, à la Sorbonne, Julia Kristeva m’a dit : « Monsieur Peignot, vous avez écrit dans l’un de vos livres : « Les linguistes traîneront Dieu toujours comme un boulet... » Qu’entendez-vous par là ? » Et moi, je sentais qu’il y avait quand même, dans l’écriture, pas forcément notre écriture romaine, occidentale, mais du côté des hiéroglyphes (« écriture sacrée », en grec), du côté des cunéiformes aussi (la stèle de Marduc, etc.), un aspect sacré...

J’avais laissé filer cette formule sous ma plume dans De l’écriture à la typographie et Julia Kristeva me reprenait là-dessus. A la suite de cette remarque, j’ai écrit ce petit livre que j’ai appelé Moïse, ou la Preuve par l’écriture de l’existence de Yahvé, ouvrage que j’ai sous-titré « Petit essai d’épigraphie polémique ». Je ne l’ai pas dédicacé à Julia Kristeva, j’aurais peut-être dû, mais j’ai mis en exergue : « Lorsque les tables se brisèrent, les lettres s’envolèrent et, devant les yeux de tout Israël, elles retournèrent dans leur lieu originel ». Signé : Le Talmud.

Ma thèse, et je la démontre, c’est que les Tables de la Loi et l’alphabet, c’est même chose. Contrairement à ce qu’affirment les gens qui ont organisé l’exposition qui s’est déroulée récemment à Lyon (j’y suis allé), et qui s’appelle Ugarit, et pour lesquels c’est là, en Syrie, que l’alphabet a été découvert, je prétends, moi, que 1 500 ans avant Jésus-Christ, c’est Moïse (qui bégayait, parce qu’il n’arrivait pas à maîtriser les hiéroglyphes - c’est difficile, il y en a 7 000 ! - le texte de la Thora l’explique bien, quand il redescend du Sinaï il ne bégaie plus...), qui est à l’origine de l’alphabet. Il avait compris qu’avec une cinquantaine de signes, on pouvait très bien se débrouiller !

D’ailleurs, cela coïncide avec l’usage de l’alphabet hiéroglyphique par Aménophis IV, ce pharaon « révolutionnaire » puisqu’il a aboli la religion d’Amon pour la remplacer par la religion d’Aton, et sous le règne duquel l’étau s’est desserré pour le peuple égyptien. C’est alors qu’on a utilisé l’alphabet. Mais dès la mort d’Aménophis IV (il a régné dix-huit ans), on a, semble-t-il, obéré volontairement l’alphabet. Avec cette disparition, le pharaon perdait son pouvoir !

Au pied du Sinaï, Moïse retrouve ces cousins germains des Hébreux que sont les Cananéens et les Araméens. Sous la schlague de la soldatesque égyptienne, ces hommes exploitent une mine de turquoise. C’est dans cette mine, transcrite sur le flanc d’un petit sphinx appelé « la déesse à la turquoise », que l’on a découvert l’écriture alphabétique dite « proto-sinaïétique ». Que cette écriture l’ait inspiré, et qu’il ait eu, ou non, la révélation de son usage sur le Sinaï, et sous la forme des Tables de la Loi, toujours est-il que, grâce à l’alphabet, Moïse parviendra à convaincre ces esclaves de le suivre, lui et le peuple hébreu, jusqu’en Israël.

En somme, à la découverte de l’alphabet répond celle de la liberté.

Ce petit livre, Moïse ou la Preuve par l’alphabet de l’existence de Yahvé, je l’ai publié en 1988, et évidemment il va en être question aussi dans l’ouvrage qui sera édité chez Laffont.

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9 février 2005
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