Honoré Daumier à grands traits

(La souris sur l’image dessine une autre photo.)

« Je veux parler maintenant de l’un des hommes les plus importants, je ne dirai pas seulement de la caricature, mais encore de l’art moderne, d’un homme qui, tous les matins, divertit la population parisienne, qui, chaque jour, satisfait aux besoins de la gaieté publique et lui donne sa pâture. » (Baudelaire, Œuvres complètes, Critique artistique, Quelques caricaturistes français, Bibliothèque de La Pléiade, nrf, 1961.)

Pour aller au cimetière du Père-Lachaise rendre visite à Honoré Daumier (l’Association de ses amis est établie logiquement rue Saint-Honoré !), on peut tout simplement descendre, en venant de République, à la station de métro qui porte son nom et suivre le boulevard de Ménilmontant. Les hauts murs paraissent vouloir empêcher toute évasion de la caserne des morts.

La Basilique de Notre-Dame du Perpétuel Secours, le passage de la Folie Regnault représentent quelques étapes obligées avant l’entrée principale.

Il en aurait sûrement ri, sauf s’il l’avait prévu, d’être enterré, après sa mort le 10 février 1879, au Père-Lachaise, Daumier ; une situation assise, enfin ! Le dessin, la sculpture, la peinture ne nourrissaient pas vraiment leur homme. En 1832, six mois de prison ferme pour un Gargantua représentant Louis-Philippe le mènent tout droit du régime absolu à la cure amaigrissante.

Car la caricature (souvent en butte à la cléricature) dépasse parfois le simple trait de crayon ou d’esprit : elle peut montrer et faire comprendre en quelques secondes - si elle est réussie - une situation qui résume un rire ou une misère, une injustice, une révolte, une politique.

« Quant au moral, Daumier a quelques rapports avec Molière. Comme lui, il va droit au but. L’idée se dégage d’emblée. On regarde, on a compris. Les légendes que l’on écrit au bas de ses dessins ne servent pas à grand-chose, car ils pourraient généralement s’en passer. » (Baudelaire, opus cité.)

Un bon dessin vaut un éditorial, se plait-on à répéter dans les journaux actuels : mais les tabous s’accumulent et la peur sournoise des mesures de rétorsion, notamment juridiques, économiques ou diplomatiques, peut conduire à l’autocensure.

La caricature n’est pourtant pas si éloignée de la littérature : Alfred Jarry, par exemple, d’abord élève au lycée de Saint-Brieuc (d’octobre 1879, l’année même de la mort de Daumier, à juillet 1888), puis au lycée de Rennes (à partir d’octobre 1888) où il se servit de la tête de Turc représentée par un professeur, M. Hébert, image de « tout le grotesque qui est au monde ». Ce fut, un peu plus tard, la naissance d’Ubu Roi.

Daumier n’était pas empêtré dans le respect des puissants quels qu’ils fussent.

« Dans cette guerre acharnée contre le gouvernement, et particulièrement contre le roi, on était tout cœur, tout feu. C’est véritablement une œuvre curieuse à contempler aujourd’hui que cette vaste série de bouffonneries historiques qu’on appelait La Caricature, grandes archives comiques, où tous les artistes de quelque valeur apportèrent leur contingent. C’est un tohu-bohu, un capharnaüm, une prodigieuse comédie satanique, tantôt bouffonne, tantôt sanglante, où défilent, affublées de costumes variés et grotesques, toutes les honorabilités politiques. » (Baudelaire, opus cité.)

Daumier est un arpenteur, crayon et pinceaux dans sa mallette d’ouvrier esthète, il saisit les contrastes, les douleurs, les univers qui s’opposent. Ainsi : cet homme qui se jette dans la rivière, un pavé attaché au cou, et, sur la rive d’en face, un bourgeois qui pêche tranquillement.

Paris est le siège du pouvoir, les gazettes, pour certaines d’entre elles, le refuge du contre-pouvoir. Le dessin est une arme qui démultiplie ou synthétise les tirs de la plume. Le caricaturiste doit avoir l’œil, même s’il sait qu’on le tient à l’œil. Daumier y va franco, comme Charles Philipon, auteur célèbre de la tête royale en forme de poire.

« Je me rappelle encore un fort beau dessin qui appartient à la même classe : La Liberté de la Presse. Au milieu de ses instruments émancipateurs, de son matériel d’imprimerie, un ouvrier typographe, coiffé sur l’oreille du sacramentel bonnet de papier, les manches de chemise retroussées, carrément campé, établi solidement sur ses grands pieds, ferme les deux poings et fronce les sourcils. Tout cet homme est musclé et charpenté comme les figures des grands maîtres. Dans le fond, l’éternel Philippe et ses sergents de ville. Ils n’osent pas venir s’y frotter. » (Baudelaire, opus cité.)

Pour Daumier, la ville est naturellement le lieu où survient aussi l’horreur, qu’un détail (une image dans le tapis) force à regarder : « Chargé d’illustrer une assez mauvaise publication médico-poétique, la Némésis médicale, il fit des dessins merveilleux. L’un d’eux qui a trait au choléra, représente une place publique inondée, criblée de lumière et de chaleur. Le ciel parisien, fidèle à son habitude ironique dans les grands fléaux et les grands remue-ménages politiques, le ciel est splendide ; il est blanc, incandescent d’ardeur. Les ombres sont noires et nettes. Un cadavre est posé en travers d’une porte. Une femme rentre précipitamment en se bouchant le nez et la bouche. La place est déserte et brûlante, plus désolée qu’une place populeuse dont l’émeute a fait une solitude. Dans le fond, se profilent tristement deux ou trois petits corbillards attelés de haridelles comiques, et au milieu de ce forum de la désolation, un pauvre chien désorienté, sans but et sans pensée, maigre jusqu’aux os, flaire le pavé désespérément, la queue serrée entre les jambes. » (Baudelaire, opus cité.)

Mais avec les « séries » Robert Macaire et l’Histoire ancienne, Daumier élargit le spectre social de son observation, tout en multipliant les œuvres polychromes, les tableaux, les sculptures. « La caricature, dès lors, prit une allure nouvelle, elle ne fut plus spécialement politique. Elle fut la satire générale des citoyens. Elle entra dans le domaine du roman. » (Baudelaire, opus cité.)

Au Père-Lachaise, la sépulture de Daumier est située sur les hauteurs de l’immense quadrilatère verdoyant (division 24, N° 63). Paris est désormais à ses pieds. Il faut gravir ces chemins qui serpentent et que parcourent des camions chargés du nettoyage. Un conducteur klaxonne violemment un touriste qui ne le voit pas reculer ; du haut de sa cabine, il s’exclame devant moi : « Il peut pas se pousser, celui-là ? Mais après tout, il y a encore de la place dans le cimetière ! »

On s’attendrait évidemment à ce qu’un buste de l’artiste (œuvre réaliste ou interprétée), à l’instar de ceux de Corot, le peintre, et de Daubigny, ses amis et voisins proches, surmonte sa tombe, mais celle-ci n’est qu’une simple dalle aux inscriptions à moitié usées par le temps.

Sur la pierre elle-même, aucun ex-voto pouvant se référer à une actualité récente n’avait été déposé en date du 16 février 2006.

Quelques figurations d’Honoré Daumier :

http://www.honore-daumier.com/
http://grizzly.umt.edu/partv/famus/print/daumier/Daumier.htm
http://www.histoire-image.org/histoire/caricature/caricature.html
http://www.astrotheme.fr/portraits/2Vrree6pAC9X.htm

Dominique Hasselmann

17 février 2006
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