Éthique de la création et écriture de soi, séminaire de Pierre Zaoui

Programme du Séminaire de Pierre Zaoui pour 2006 : Éthique et expérience. 2° année : Éthique de la création et écriture de soi.

Horaires et dates : les mardis soir, de 20h à 22h, à partir du mardi 21 février (plus précisément, les 21/02, 28/02, 7/03, 14/03, 21/03, 28/03, 04/04, 25/04, 02/05, 09/05).
Lieu : Collège international de philosophie, Amphi A, Carré des sciences, 1, rue Descartes, 75005 Paris (accès libre et gratuit, il est seulement demandé de se munir d’une carte d’identité et d’inscrire son nom à l’accueil, parce que c’est le ministère de la Recherche, donc c’est un peu fliqué, etc).
Pour plus de précisions (en fait pour moins de précisions !).


« Mon œuvre a créé un univers qui attire à lui ceux avec qui je veux vivre, qui veulent vivre dans mon univers. On peut créer un univers avec du papier, de l’encre et des mots. Cela fait une bonne construction, des refuges habitables, avec des doses supérieures d’oxygène. »
Anaïs Nin, Journal, IV, p. 94.

« Je ne quitterai plus ce Journal. C’est là qu’il me faut être tenace, car je ne puis l’être que là. Comme j’aimerais expliquer le sentiment de bonheur qui m’habite de temps à autre, maintenant par exemple. C’est véritablement quelque chose de mousseux qui me remplit entièrement de tressaillements légers et agréables, et me persuade que je suis doué de capacités dont je peux à tout instant, et même maintenant, me convaincre en toute certitude qu’elles n’existent pas. »
Kafka, Journal, p. 18.

« Nous voyons pourquoi l’écrivain ne peut tenir que le journal de l’œuvre qu’il n’écrit pas. [...] Si, donc, nous avons ici un pressentiment de ce que pourrait être le journal de l’expérience créatrice, nous avons en même temps la preuve que ce journal serait aussi fermé, et plus séparé, que l’œuvre accomplie. Car les abords d’un secret sont plus secrets que le secret lui-même. »
Blanchot, Le Livre à venir, p. 258.


Le séminaire de cette année poursuivra notre interrogation initiale sur la puissance de normativité immanente à certaines expériences. Comment de telles expériences parviennent-elles à reconfigurer la « normativité », c’est-à-dire l’allure, l’horizon et le sentiment, de notre existence ? L’an passé, nous avions essayé de montrer comment l’expérience psychanalytique constituait peut-être une expérience exemplaire d’une telle production immanente de l’éthique puisqu’elle pouvait parvenir à produire certaines normes pratiques rigoureusement immanentes à l’expérience singulière de la parole, c’est-à-dire irréductibles à tout processus d’adaptation à la morale commune. Nous avions vu en particulier que les seules normes pouvant présider à une fin de l’analyse ne pouvaient qu’être issues de cette expérience même —éthique de la tragédie et de la comédie du désir, ou éthique de la vérité et du semblant de la parole.
Cette année, nous nous interrogerons sur les conditions d’une éthique de la création, c’est-à-dire sur la manière dont la création, essentiellement artistique, s’avère une source de réforme de soi, et ce en deux sens : à la fois comme effet, en quelque sorte supplémentaire, de l’acte de créer (l’art ou la littérature c’est la « vraie vie ») et comme condition d’un tel acte (« les règles de l’art »), donc à la fois en aval et en amont de la création proprement dite. De ce point de vue « créer » artistiquement apparaît non seulement comme une expérience encore plus difficile à décrire que l’expérience analytique, mais aussi comme une tout autre expérience normative que l’expérience analytique, une expérience qui ne passe plus nécessairement ni par une assomption consciente de son désir, ni par une forme quelconque de sublimation, mais par des sentiments bien plus curieux où les moments d’exigences normatives s’avèrent souvent les plus stériles, et où ceux de félicité ne s’offrent souvent que dans les moments d’oubli complet de la notion même de norme ou de règle.
Comment dès lors prétendre circonscrire une certaine éthique de la création où les normes se nomment autant qu’elles se dérobent, s’affirment autant qu’elles se transgressent, où subsiste donc toujours un saut irréductible entre toute norme éthique (c’est-à-dire tout principe communicable d’organisation de sa vie) et tout acte effectif de création (où disparaît peut-être dans l’incommunicable et le soi et même peut-être l’œuvre en train de se faire) ? Posons qu’on ne peut pas y avoir accès directement, que parler déjà de « création », et non de travail ou de production, c’est accepter d’avance que la part la plus essentielle de son acte échappe à l’analyse. En revanche, il existe une multitude de témoignages qui entourent un tel acte, le préparant, le réfléchissant ou le différant : tous ceux que l’on trouve dans les journaux, carnets, cahiers, correspondances que nous ont laissés les artistes eux-mêmes, notamment à partir du XVIIIe-XIXe siècles, c’est-à-dire d’une époque où le désir commence à se nommer autant dans sa loi que dans son insuffisance et où l’œuvre commence à importer davantage que l’homme. De tels témoignages sont pourtant des témoignages profondément ambigus : ils témoignent autant d’une éthique de la création (organiser sa vie dans l’horizon de créer) que d’une éthique de l’anti-création (se protéger des forces noires et destructrices de la création, écrire sur soi pour ne pas écrire tout court, ou peindre ou composer), autant d’une éthique de l’impersonnalité (apprendre à disparaître derrière son œuvre et à faire dire son œuvre derrière l’acte ou le processus qui l’inaugure) que d’une éthique du soi (apprendre à se subjectiver, à se construire un espace, un temps et un refuge à soi, construire pas à pas une représentation convenable de soi). Par exemple, il est frappant de constater combien certains journaux ou carnets ou correspondances peuvent préparer ou accompagner l’œuvre à faire (chez Valéry, chez Van Gogh), ou au contraire la différer (chez Stendhal) ou ne surgir qu’aux moments de relâche (chez Delacroix), ou jouer contre elle (chez Virginia Woolf), ou absorber l’œuvre entière (chez Anaïs Nin), ou constituer tout à la fois, un refuge contre l’œuvre, un atermoiement, mais aussi une préparation, un encouragement et parfois ses fragments les plus prodigieux (chez Kafka).
Dès lors, tout l’enjeu, à les lire dans cette perspective (qui n’est ni celle du journal intime issu d’une tradition née à la fin du XIXe (notamment chez Joubert et Sade), ni celle de l’écriture de soi dans une tradition à la fois antique et chrétienne), consistera d’abord à mesurer combien toute création constitue à la fois et contradictoirement le sommet de toute éthique moderne et sa négation, à la fois une exigence absolue de transformation de soi et une exigence tout aussi forte de dissolution de soi, à la fois un processus de subjectivation et un processus tout aussi radical de désubjectivation. Et combien, en vis-à-vis d’exigences aussi contradictoires, les journaux/carnets/correspondances constituent autant une planche de salut qu’un piège, autant une aide qu’un renoncement, autant une santé qu’une maladie. Et ensuite, plus positivement, il s’agira de rechercher, à l’intérieur de ces journaux, quel type d’écriture, quel type de pensée et quel type d’exercice, à l’intérieur de ces journaux, se rapproche le plus d’une éthique de la création (im)proprement dite (ce qui ne veut pas dire une éthique conduisant nécessairement aux plus grandes œuvres).
C’est en tout cas à une telle traversée d’un certain nombre d’écrits intimes et extimes (Sade, Joubert, Delacroix, Van Gogh, Kafka, Anaïs Nin, Virginia Woolf...), narcissiques et anatomiques, et à la recherche de solutions à la prodigieuse tension éthique entre exigence création et écriture de soi qui semblent les constituer, que nous vous invitions cette année. De la manière la plus concrète possible, cette traversée et cette recherche essaieront de tenir un triple objectif :

 D’un point de vue philosophique, montrer combien une telle éthique de la création ne peut plus se penser entièrement ni dans les termes de l’écriture traditionnelle de soi (chez les stoïciens suivant les analyses de Foucault, ou chez les chrétiens sous la forme de l’examen de conscience), ni dans les termes d’une philosophie spiritualiste ou existentialiste (chez Maine de Biran ou chez Kierkegaard) mais exige une autre conceptualité plus proche peut-être de celles de Lacan et Deleuze (celles mobilisant les concepts de sujet, de devenir, de désir, d’agencement, de processus, de ligne de fuite, etc).

 D’un point de vue plus spécifiquement esthétique, essayer d’éclaircir autant qu’on pourra les rapports entre création et travail préparatoire comme ceux entre œuvre et acte, entre acte et écriture, entre écriture et notation, et donc faire un peu mentir Blanchot, ce qui n’est pas une mince affaire, en défendant que les abords d’un secret sont parfois moins secrets que le secret lui-même.

 D’un point de vue plus prosaïquement (mais peut-être aussi plus vitalement) éthique, interroger, après l’expérience psychanalytique de l’an passé, les puissances équivoques de l’écriture privée pour réorganiser sa propre vie. Car, après tout, quand on aimerait « changer sa vie », c’est là la seconde sorte d’expérience vers laquelle on peut ordinairement se tourner : après avoir raté son analyse ou quand elle n’a pas suffi, on revient souvent aux vieilles méthodes - écrire au lieu de parler, créer au lieu de s’affirmer, et l’écrire pour en préserver la possibilité.

Pierre Zaoui.

PS : Faute de temps, je ne pourrai vous donner une bibliographie et un programme plus précis qu’ultérieurement.

PS2 : Comme tout séminaire philosophique digne de ce nom, celui-ci s’adresse à absolument tout le monde : philosophes, étudiants, apprentis-philosophes, artistes en tout genre, écrivains prolifiques, écrivains impuissants, gens ordinaires, hommes ou femmes en train de disparaître, diaristes, sociologues, malheureux, heureux, crevés, tricards, critiques... Il est particulièrement dédié à Marie-Lise Priouré qui m’a fait découvrir le journal d’Anaïs Nin, avec joie et stupéfaction.


De Pierre Zaoui, lire L’injustice idéale

La pauvreté, la gauche et le christianisme

Spinoza : un autre salut par le corps ?.

20 février 2006
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