Entretien avec Laurence Werner David

Cet entretien a paru initialement dans Harfang n° 39, décembre 2011, revue de littératures principalement consacrée à la nouvelle et autres textes brefs.





Harfang : Pourquoi écrivez-vous à la fois des poèmes et des romans ? Qu’exprimez-vous avec la poésie que vous n’exprimez pas avec le roman, et vice versa ?
L. W. D. : Je ne crois pas que l’écriture, même l’écriture de mes romans, ne se pense jamais en dehors de l’acte poétique. Dans la forme roman, il est vrai, qu’une construction scénique est en cours qui existe peu quand j’écris un texte poétique où ce qui prime sur le choix de scènes, sur la mise en place d’une histoire, reste la force d’une intention issue, souvent, d’une émotion abrupte, impétueuse, dérobée au sens, où la langue peut plus librement s’inventer. La tension n’est pas située au même endroit. Leur origine, aussi, est différente. Quand j’écris dans une forme ou dans une autre, il y a quelque chose qui vient à manquer, et c’est sans doute à partir de ce manque que je travaille l’une et l’autre forme.


À une époque où de nombreux romanciers de votre génération ont privilégié un certain minimalisme, vous approfondissez la psychologie de plusieurs personnages. Les structures narratives de Contrefort et de votre nouveau roman, Le Roman de Thomas Lilienstein, sont particulièrement riches, envoûtantes. C’est rare aujourd’hui. Comment décririez-vous cette visée ou ce choix romanesque ?

J’aime quand un auteur prend des risques interprétatifs, qu’il soit à la fois l’œil de l’observateur, mais aussi qu’il donne sa propre vision des personnages qu’il met en scène. À mesure que je chemine, il me semble que le traitement uniquement clinique, extérieur, minimaliste comme vous dites, d’un personnage ou d’une scène, est un point de départ incontournable à une approche du vrai au sein de la fiction mais qu’il y manquerait le nœud des tensions vitales qui circulent dans l’écriture. Ma propre intensité émotionnelle, la capacité, par les mots, à approfondir les réactions humaines à travers l’écriture sont utilisées, pour ainsi dire, comme tremplin, pour que se développent le plus longtemps possible la scène ou l’analyse d’un personnage. Il y a un aléatoire dans cette intensité forcément subjective à laquelle je tiens beaucoup ; sans quoi, il me semble que je perdrais un peu du goût d’écrire. Mon plan de roman est déjà, souvent, très précis : il me faut sans doute garder une marge de surprises ailleurs et je la réserve à cette part de description de mes personnages. Ce n’est pas tant la psychologie qui m’intéresse que la tension poétique de la langue à travers la description d’une façon d’être au monde. Bien sûr, au cœur du récit, je n’oublie pas la mise en rapport des personnages, la question du « lien » (amoureux, filial, ou tout simplement humain) irrigue entièrement mes romans.


Dans vos romans comme dans votre poésie, le thème de l’amour est souvent mis en avant, sous diverses formes. Plus précisément, en vous lisant, les mots qui viennent à l’esprit sont le « lien » ou l’« attachement » entre deux êtres humains. Pourrait-on dire que ces différents types de rapport sont au centre de votre réflexion littéraire ?

L’intimité entre deux êtres et tout ce qu’elle peut entraîner d’abandon de soi, d’accomplissement et d’attentes tout comme de malentendus, et de pertes possibles, est une richesse que je questionne sans cesse. Ce questionnement est fait de doutes, de peurs et de fascination.


Contrefort et Un autre dieu pour Violette se passent en partie, voire en grande partie, en Norvège. Les lieux évoqués dans Le Roman de Thomas Lilienstein sont parfois réels, parfois fictifs. Pour vous, dans quelle mesure un lieu romanesque doit-il être « réel », c’est-à-dire « vérifiable » dans la réalité ? Quelle est cette étrange importance qu’a le lieu ou les lieux pour les personnages principaux du Roman de Thomas Lilienstein ?

Dans Le Roman de Thomas Lilienstein, le lieu appelé par la narratrice et Thomas, Khila, par les autres K., est dès le début du livre le nœud de rencontre du couple. Un peu par jeu mais surtout (le lecteur le devinera par la suite) parce que Thomas doit combler une dette filiale, celui-ci propose à la narratrice une sorte de pacte : une année elle décrira la ville, K., pendant que lui officiera comme jardinier ; et l’année suivante lui reprendra ses plans de paysagiste pendant qu’elle travaillera pour gagner leur vie. Les choses, évidemment, ne se passeront pas tout à fait comme il l’avait désiré puisqu’il n’y aura qu’un seul printemps et un seul été passés à Khila. Une part du roman, alors que se tisse un lien d’amour étrange et fou entre Mikel et Thomas, relate cette construction « en direct » de l’érection de la ville. Une ville imaginaire que Mikel met en scène, mêlée d’éléments très réalistes et d’autres issus de son imagination ou plus exactement de ce qu’elle veut y voir. À mesure du roman, la ville de K., sous la plume de son amante, devient certainement une des réalités que Thomas attendait et espérait. La ville est traitée ici comme un personnage de roman : un être en train de se construire. Rien n’est programmé autre que la tension des grandes lignes du roman. Le réel de la description qu’on dit objective est présent mais dépassé par ce que chacun désire ou attend, ou espère d’un lieu, d’un personnage… etc. A work in progress dans lequel je me sens plus à mon aise que si je devais me prêter au jeu de la description d’un lieu défini qui me serait familier. S’il y a des exceptions comme l’est Paris dans certains de mes textes (dans Un autre dieu pour Violette ou dans Contrefort), souvent je préfère m’approcher de l’inconnu. J’ai peut-être moins d’incertitudes à reprendre tout de zéro...


Quelle est la nécessité qui vous a poussée à écrire un journal littéraire en marge du roman ?

Il m’est arrivé, ces deux derniers étés, après l’écriture d’un chapitre du Roman de Thomas Lilienstein, de vouloir oublier la logique de la trame du récit et de poursuivre l’histoire de Thomas Lilienstein dans l’après-coup de la construction du texte qui est un texte long de 400 pages. Il s’agit d’une suite de digressions comme on peut la vivre dans une discussion entre amis, à bâtons rompus, sans la contrainte de la concentration que demande l’ensemble d’un roman. Certaines pages de ce journal correspondent à des chutes du roman que j’ai préservées : arborescences de cette vie romanesque, sorties du romanesque, plus proches sans doute de ce que je vivais au quotidien et qui ne pouvait trouver sa place dans le corps même du roman.



13 septembre 2012
T T+