Dominique Dussidour | Classés par le temps

 

Deux classements au moins coexistent dans ma bibliothèque. Le plus immédiat est le classement alphabétique : de A comme Abdolah Kader à Z comme Zagajewski Adam toutes les lettres sont représentées. Le plus discret est un classement par le temps. Réorganiser la bibliothèque selon cet ordre raconterait une histoire plus secrète. Elle débute entre La Mélancolie du voyeur de Conrad Detrez et Je meurs comme un pays de Dimitris Dimitriadis.

En tout cas tu ne cherchais rien. Tu étais entrée dans le Monoprix de l’avenue de l’Opéra par habitude, c’est là que ton amie Martine et toi alliez vous maquiller dans le dos des vendeuses avant vos mystérieux rendez-vous avec des garçons à peine entrevus.

Tu surveilles le rayon parfumerie du coin de l’œil en tournant le présentoir des livres.


Chez l’oncle Gustave où l’on m’avait mis quand j’avais huit ans, il y avait des fleurs sur le papier : des pavots rouges dans ma chambre à coucher. L’oncle disait : « Voilà la décoration qui sied à une chambre à coucher ; le pavot c’est la fleur du sommeil. » C’étaient des yeux arrachés qui ne cessaient de pleuvoir sur moi du plafond, même la nuit quand il faisait noir, même quand j’avais fermé les paupières.




Ton amie hésite entre les rouges à lèvres.
Dépêche-toi, dis-tu à voix basse.


« Que deviendrai-je ?
— Écrivain, répondait une voix comme par un téléphone mal branché. Et à qui lirai-je ce que j’écrirai ? À eux ? Ils sont trop et chacun est occupé d’autre chose. »




Une vendeuse approche. Ton amie te fait signe, ses yeux brillent, ses lèvres sont carmin. On y va ! La scène se déroule maintenant au ralenti : tu glisses le livre dans ta poche, avec lui tu emportes la ville, les magasins, les ateliers, l’oncle Gustave et les passants indifférents, tu cours entre les mots sur le trottoir désert.

J’ai oublié ce que j’ai lu ensuite. Peu importe. J’espère que le Z du classement par le temps sera un aussi bon roman.

2 mars 2013
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