Christian Garcin & Patrick Devresse | Mini-fictions, 44. Les Philippe et moi

photos Patrick Devresse, textes Christian Garcin.
Une série de textes et images en dialogue, à suivre en son intégralité ici


©patrickdevresse


Chacun sans doute a vécu cette expérience : vous écoutez, plusieurs fois de suite, un mot qui vous est familier — ou, mieux, vous le voyez écrit et le répétez intérieurement, vous imprégnez de lui jusqu’à ce que chaque syllabe fonde en vous et qu’il vous devienne, soudain, totalement étranger. Les consonnes et les voyelles qui le composaient se mettent subitement à jouer entre elles, comme elles l’avaient toujours fait sans doute, mais sans que vous vous en rendiez compte, et éloignent de votre entendement la signification rassurante et figée qu’elles agençaient depuis toujours, le rapport jusqu’alors bienveillant qu’elles entretenaient avec vous. C’est une expérience bien sûr assez commune, mais tout à fait étrange, et pour moi toujours fascinante. La dernière remonte à quinze minutes environ. Elle s’est produite avec un prénom.
Philippe, j’ai grandi avec : c’est le prénom de mon cousin, nous avons le même âge, et enfants nous passions ensemble nos dimanche, jeudi (à l’époque) et vacances diverses. Il y a un quart d’heure, donc, je cherchais sur un arbre généalogique des Capétiens un Philippe le Borgne, que je n’ai d’ailleurs pas trouvé. Peut être parce qu’il n’y figure pas. Mais aussi parce que j’ai interrompu mes recherches : car soudain, à force de voir danser devant moi tous ces Philippe couronnés, ce prénom s’est progressivement éloigné de moi, m’est devenu à la fois exotique et nouveau, comme si jamais de ma vie je ne l’avais fréquenté. Je n’entendis plus dans cet assemblage de voyelles aiguës qu’une lointaine résonance, biblique me semblait il, sans doute suggérée par le début du nom (les Philistins, et une image enfantine de David et Goliath, peut être parasitée par une autre, celle de Samson et sa mâchoire d’âne), antique certainement par la fin (Chrysippe, Leucippe — et à travers ce nom, non pas un philosophe grec, mais, sans doute en raison des premières lettres qui le forment, tout un monde de sauvagerie, de loups et de lycanthropie). Alors s’est mise à tournoyer en moi une imagerie incontrôlée, extrêmement furtive, de lances et de complots, de Grèce antique, de déserts, de bêtes féroces, de guerriers à demi nus, tout cela mêlé d’une très intense couleur jaune (le i pour moi est jaune canari, et mon cousin était blond). En tous les cas ce prénom m’était devenu tout à fait étrange, lointain, invraisemblable. Et j’en vins à me dire qu’aujourd’hui plus personne ne pouvait décemment se prénommer ainsi, sauf à encourir le risque d’une incompréhension totale. Mon cousin, oui, bien sûr. Mais d’autres ? Non, je ne voyais pas.
Je demande à mes amis prénommés Philippe de bien vouloir pardonner cet égarement passager. Je tiens comme une excuse le fait qu’une telle expérience m’est assez familière, et qu’elle se produit, pour moi, comme pour chacun, avec n’importe quel mot, nom propre ou commun. On peut même la provoquer. Le plus sûr sans doute est de commencer à tenter l’expérience avec son propre prénom. Essayez, vous verrez : rapidement vous serez devenu étranger à vous même. Ce qui, vous en conviendrez sans peine, est déjà une bonne chose.



Christian Garcin est écrivain, à lire notamment sur remue.net - lire en particulier cet entretien paru en août 2014,à la parution de Selon Vincent (Stock). Christian Garcin est auteur de nombreux livres chez de nombreux éditeurs - on se référera à l’excellente bibliographie du site des non moins excellentes éditions Verdier, ainsi qu’à sa notice wikipedia, pour en saisir l’ampleur.

Patrick Devresse est photographe. De lui, Dominique Sampiero dit : "Patrick Devresse est un homme qui regarde. Qui scrute doucement le réel autour de lui. Comme ça. Mine de rien. Et même parfois qui baisse les yeux en souriant. L’esprit ailleurs. Comme si poser une vigilance sur le monde et vivre étaient intimement liés."
Voir son site http://www.patrickdevresse.com/, et son parcours personnel.

29 février 2016
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