Cécile Wajsbrot | Survie en milieu hostile 7

LUNDI DES CENDRES

 

Et les rues sont les mêmes, les immeubles, les façades, les voitures et les gens. Non, rien n’a changé. C’est bien la même ville et le même pays. En face, le kiosque offre les mêmes journaux et au café, ce sont les mêmes habitués. D’où vient cette impression de dépaysement ? De s’éveiller d’un mauvais rêve ou plutôt, de pénétrer dans un cauchemar ? D’entrer dans une autre dimension ? J’essaie la litanie du réel, hier, les élections européennes. En résidence en Suisse, àLenzburg, pour trois mois, je suis rentrée brièvement àParis pour voter et je vais repartir demain. Début avril, on parlait encore de la votation, de la majorité qui s’était prononcée pour restreindre l’immigration. Et aujourd’hui, c’est le même discours qui gagne, en France, cette fois. Comme si la peur de l’autre, les ailes noires de l’angoisse allaient de ciel en ciel pour étendre leur règne.

Because I know that time is only time/And place is always and only place/And what is actual is actual only for one time/And only for one place.
T. S. Eliot, Ash Wednesday, le mercredi des cendres.
Parce que je sais que le temps est toujours le temps/ Et que le lieu est toujours et seulement le lieu/ Que ce qui est réel n’est réel que pour un temps et pour un lieu.


Mais certains temps reviennent, certains lieux se déplacent. C’était prévisible, c’était imprévisible. C’est quand l’événement a eu lieu qu’il devient événement. Avant, ce n’est qu’une hypothèse, ce sont des mots, de vaines paroles qui se déposent et aussitôt s’enfuient, des prophéties sans inspiration. Avant c’est une atmosphère qui s’étend, une suite d’idées qui s’enchaînent avec plus ou moins de logique, plus ou moins de densité.
Le bureau de vote, ce dimanche matin, est presque vide. Sur la table, pourtant, près d’une trentaine de bulletins. Les prendre tous est fastidieux mais il faut en prendre au moins plusieurs, pour montrer qu’on est en démocratie, et qu’on vote àbulletin secret. Je prends, je collectionne, quelques-uns, non, pas la liste du Front national quand même. Les isoloirs sont presque vides, les assesseurs, derrière leur table, attendent, désÅ“uvrés. Voter – un acte solennel, le résultat des mouvements de l’histoire, des combats des siècles passés et pourtant, plus d’un électeur sur deux juge inutile de se déplacer. Dehors il y a du soleil, rien n’est joué encore, rien n’est décidé – mais une angoisse légère qui plane. Et si les prévisions se vérifiaient ? Si personne n’avait envie au dernier moment de déjouer les visions pessimistes ? La journée s’écoule lentement – comme souvent les dimanches. Au Grand Palais a lieu l’exposition consacrée àBill Viola. Sur les écrans s’immobilisent des visages frappés de stupeur, sur les écrans défile une lente procession, dans une forêt ou dans un parc, tandis que des gens passent devant la porte d’un immeuble ouverte sur un escalier intérieur. Tout àcoup, un fracas, l’eau se déverse par la porte et par les fenêtres, l’eau coule, le Déluge, les meubles sont emportés, submergés, rien n’est reconnaissable – il ne reste que l’eau, quant àl’humanité, elle a disparu. C’est comme un avant-goà»t, comme une vision de ce qui nous attend. La foule silencieuse qui défile traverse-t-elle un cimetière, se rend-elle àun enterrement ? Voilàque le pressentiment prend forme, qu’il épouse le pas de la procession. Vous voyez comme les gens apparaissent soudain, àgauche de l’écran, sans que rien n’y prépare ? Et comme ils disparaissent, àdroite de l’écran, sans qu’on sache où ils sont ?
Ce soir, peut-être, quelque chose va apparaître, quelque chose va disparaître. Et nous ne serons pas surpris. Cela fait si longtemps que ce parti avance lentement, comme dans la vidéo de Bill Viola intitulée The Path, que ses émules disparaissent ou se taisent, parfois, mais leur disparition est aussi inquiétante que leur apparition, car leurs idées continuent de rôder et de gangrener les autres partis, et leur vocabulaire est devenu celui d’une majorité, de ceux qui parlent plus fort - des mots aux sonorités de métal, sécurité, immigrés, restriction, qui se referment sur la pensée comme une porte de prison. Renforcer les frontières, sortir de l’Europe, sortir de l’euro, mots martelés, répétés, qui àforce d’années ont contaminé les esprits. Même ceux qui ne votent pas Front national votent pour le Front national, votent depuis des années pour eux en répétant ces mots comme une incantation. Et ce soir, àvingt heures, nous saurons, et dimanche soir, àvingt heures, nous avons su, et le lundi matin, ce savoir s’est ancré, consolidé en lettres majuscules àla une des journaux. C’est bien le même pays, c’est bien la même ville, ce sont les mêmes gens – il n’y avait pas besoin de changer quoi que ce soit, tout était déjàlà.

2 juin 2014
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