6. Une bouffonnerie

(Vinay, années 60)

[...] Évidemment, je n’ai pas su garder pour moi un si beau récit. Les frasques africaines de René et la main perdue de son oncle Léon ont essaimé autour de moi. Elles ont rappelé àma sÅ“ur des souvenirs d’enfance enfouis, qu’elle a complétés en questionnant les derniers survivants de l’époque. Alice, notre fausse mère de Carrue, avait une amie àVinay, la seule qu’on lui ait connue, la fille du propriétaire de la ferme. Bien que plus âgée qu’Alice, elle s’était prise d’affection pour l’enfant, qui était aussi douce et réservée qu’elle-même était vive et aventurière, et cette amitié disparate, qui faisait fi de l’âge et de la classe sociale, avait duré jusqu’au bout de leur vie. Louise, qui étouffait dans ces coteaux ànoyers, s’était enfuie en Afrique avec un étranger de passage, qu’on a appelé son mari et qui ne l’était que de la main gauche. Les aventures de ce demi-Teuton, c’est autre chose que celles de Doudou Lapin. Il était conducteur de travaux au fond de la Casamance. Il y luttait durement contre la jungle et les orages tropicaux pour maintenir des pistes de brousse que le déluge et les arbres chus rendaient impraticables une année sur deux. L’ingénieur, humain autant qu’on peut l’être quand on se console àla bière et qu’on est àdeux-cents kilomètres de toute autorité, embauchait sur place les noirs qui travaillaient sur ses chantiers volants. Un soir de beuverie solitaire dans un village de l’intérieur, s’étant pris de désir pour une jeune indigène aux seins pointus qui semblait accommodante, il l’avait profanée dans un buisson sans se soucier du monde ni des esprits. Le fiancé bafoué, un homme robuste et hautain qui nourrissait une haine impuissante contre les coloniaux, s’était révolté. Or, bien qu’il passât pour sorcier dans son village, il se fiait moins àla magie qu’àses dents, qu’il avait fortes et sciées en pointe, comme celles des fauves – je le vois, je le vois, il a les traits de Muganga, le sorcier Aniota de Tintin au Congo : la taille prise dans une peau de léopard, un chapelet de bracelets au-dessus des coudes et un casque de fer tiré de la cuisine… Le soir suivant, il avait attendu le coupable devant sa porte et l’avait férocement mordu au bras, lui arrachant un morceau de chair qu’il avait craché àses pieds. Le temps d’atteindre la ville, la gangrène s’était mise dans la plaie. Il avait fallu amputer. L’infortuné avait vu avec effroi, parmi les vapeurs d’éther, une infirmière jeter le membre inutile par la fenêtre de la salle d’opération et il avait entendu l’eau gicler. Son bras n’avait pas descendu le fleuve jusqu’àl’embouchure, aussitôt dévoré par les crocodiles.

Pour l’ingénieur, jusque-làbéni par le sort, ce fut la fin de l’équipée. Le couple dut rentrer en métropole, suivi de dix malles d’africaneries et accompagné par une créature qui fit sensation dans les Terres Froides : une petite négresse àla peau luisante, crépue comme un agneau, qui ne portait que du blanc et riait sans raison àceux qui l’approchaient. Elle se prénommait Tierce, mais de L’Albenc aux Chambarans, on ne l’appela que Joséphine. On n’a jamais rien su de ses origines ; les commères locales, qui Å“uvrent àl’élucidation des secrets de chacun, ont échoué àdémêler son histoire ; mais elles en ont tant rêvé, lui ont donné tant de naissances diverses, tant d’attaches clandestines àses bienfaiteurs, qu’elle semble issue de cent géniteurs – un jeune palétuvier jailli d’un entrelacs confus de racines. Tierce enfuie àvingt ans, enlevée par l’un des tirailleurs sénégalais des maquis du Vercors, son non-mari mort, l’ancienne grande bourgeoise avait connu la gêne. Elle vivait dans une petite maison grise au milieu d’un vaste jardin, presque en face de chez mon oncle camionneur, seule au milieu de ses fétiches, dont elle énonçait complaisamment les pouvoirs àAlice, qui s’abandonnait peut-être àDieu, mais savait aussi que le mal, quelque nom qu’on lui donne, prend les formes les plus étranges pour nous atteindre. Un petit crocodile empaillé dormait au mur de la chambre de Louise, trophée et mémorial – un portrait par sympathie de son malheureux compagnon. Tous deux sont aujourd’hui àSerre, dans la tombe de graviers qui jouxte celle de mes parents, couchés sous un petit Christ anonyme. Sans la suite de rencontres fortuites qui m’a conduit jusqu’àeux, nul n’en saurait plus rien. Voilà, telle est ma tâche. Je suis une sorte de mormon voué àsauver les morts. Non leurs noms seulement, Louise MACHON, Gaston HAAS, mais avec les noms, qui ne sont qu’accidents, un peu de leur vie – un amour, une folie, une épreuve ; de simples images colorées, bien peu au regard de ce qu’ils furent, mais lorsqu’ils paraîtront devant le Dieu Mormon, je veux dire l’humanité future, si celle-ci a lu mon livre, peut-être, ayant aidé d’autres àse connaître, àpenser et àrêver, sera-ce assez pour justifier leur vie.

12 octobre 2023
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