2. Le Temps

Grenoble, 15 aoà»t 2018

Le passage du temps, cette abstraction de la physique, prend parfois des formes aussi tangibles qu’en géologie. En creusant dans les couches de matériaux déposés par les eaux, il arrive qu’on mette au jour les restes des organismes qui vivaient autrefois, jusqu’en des temps reculés où l’homme n’existait pas – banalité qui fut une théorie scandaleuse, une découverte qui jeta bas l’Histoire officielle, dictée depuis des millénaires par les versets sacrés des papyrus, si inconvenante que quelques cagots, dans l’ombre des églises, s’en tiennent encore àl’homme de limon et aux soixante siècles du calendrier biblique –, le plus souvent émiettés, méconnaissables, quelquefois épargnés par le poids des millénaires, figés dans une géométrie parfaite, une spirale logarithmique ou un cône en hélice, où se devine encore la vie qu’ils abritaient. Ici et là, sous l’énorme poussée des continents primitifs se heurtant au terme d’une longue dérive, l’écorce terrestre s’est plissée comme une nappe qu’on froisse entre deux mains, et les strates se sont redressées, comme on le voit àchaque pas en Chartreuse et dans les Bauges. Il en est ainsi des objets entreposés dans le garage de mes parents depuis des décennies : en progressant vers le fond, nous remontons les années. Ce sont d’abord, dans des paniers d’osier, des accumulations d’objets dérisoires, pots de verre, barquettes en plastique empilées par dizaines, de toutes tailles, pochettes de bouchons de liège, tous au nom du légendaire Plan de Dieu paternel, que notre mère ne s’était pas décidée àjeter – ça peut toujours servir… Les années d’après-guerre avaient été difficiles, aux vertus d’économie propres aux campagnes dont elle était issue, s’était ajoutée une crispation d’épargne dictée par la nécessité, qui avait perdurée jusqu’àsa mort, malgré la relative aisance, toujours niée, venue sur le tard, après le départ des enfants, et qui s’exerçait jusque dans ces minuties. Puis venait le gros du dépôt,

des cagettes de peuplier vides ; une liasse ficelée de Dauphiné Libéré datés de novembre 2013, époque de la mort de notre père ; deux chaises pliantes ; un abat-jour en toile grège orné par deux feuilles de fougère sèches ; un carton FRAGILISSIMO contenant deux vases jumeaux de faux jade ; une caisse-litière àchat venue de Dieu sait où, nos parents n’ayant pas eu d’animal domestique, faiblesse bonne pour des citadins ;

un carton de Plan de Dieu cuvée 2009 que mon père avait oublié là, un vin fameux qu’il vantait encore aux infirmières lors de sa dernière hospitalisation – qui vaut sans doute le Barbera d’Alba dont je me suis fait une religion, pour le souvenir des nuits de Turin que son nom fait resurgir plus que pour ses qualités de bouche ou ses vertus, un vin noir qui épaissit le sang et fluidifie l’esprit, dispositions désormais sans emploi ;

une machine àtricoter sur pieds, avec ses gros poids de fonte hexaédriques et son délicat système d’aiguilles àcrochets qui sautaient souvent inopinément, et dont je me souviens encore de la scie lancinante, tzing tzang, tzing tzang, qui obsédait les après-midis d’automne, quand les premiers froids jetaient notre mère dans une agitation soudaine ;

un vélo d’homme de la Manufacture de Saint-Étienne àla chaîne rouillée et àla selle crevée, doté d’une sonnette de fer chromé encore souple sous le pouce, dont le tintement grêle soulève un nuage d’images : son frère, ou son neveu, matin, midi et soir m’ouvrait la voie vers Champollion, le lycée-caserne aux fenêtres grillagées où j’ai appris àaimer ce qui me console encore du temps, l’Histoire, la littérature et la langue italienne (seule s’est tarie ma passion pour les mathématiques, qui veulent des prétextes pour s’exercer), et àmaudire l’anglais, mon unique détestation – hors les poètes ;

une valise de microsillons aux pochettes bariolées – et le garage s’emplit bientôt de nos trois voix mêlées singeant la voix de catacombe d’Armand Mestral : « â€¦et des roses pour nos amours…  », La chanson des blés d’or aussitôt suivie par les vocalises chevrotantes du Temps des cerises, que notre père chantait àla fin des repas familiaux, dans la ferme de Carrue, debout devant la longue table encore encombrée par les restes des blancs-mangers, les tasses àcafé souillées et des petits godets du pousse-café...

20 mai 2023
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