K comme Quatre couleurs

Mes années de collège ont commencé à la fin d’un millénaire, et se sont terminées au début du suivant. Il n’y a pas si longtemps, quand les collégiens de la génération précédente à la mienne se l’imaginaient, cette époque relevait de la science-fiction. On sait aujourd’hui que l’an 2000 ne fut pas l’ère des voitures volantes mais celle des pantalons baggies, des Nokia 3310 et de Hartley, cœurs à vif. C’est la première chose. La seconde chose, c’est que le collège dans lequel j’étais scolarisé a été refait de A à Z pendant mon passage, car son mode de construction même était considéré comme inflammable. La destruction du vieux collège et l’érection du nouveau se sont opérées de concert. Pendant ce temps, la vie continuait dans l’établissement, en partie dans des salles préfabriquées. Les travaux ont commencé à une extrémité avant, d’année en année, de progresser jusqu’à atteindre celle opposée, et que la métamorphose s’accomplisse. Quand je suis entré en sixième, le vieux collège des années 70 était encore entier. Quand je l’ai quitté en fin de troisième, le collège des années 2000 était neuf. Je n’ai pas réalisé avoir passé mon adolescence au sein d’une métaphore.
J’ai tendance à penser que mon enfance fut hantée par la perspective qu’un jour elle se termine. Fatalement, comme je ne suis pas mort en cours de route, ce qui aurait pu arriver, c’est arrivé. Dans Quatre couleurs, de Thomas Terraqué, l’environnement du roman prend la forme d’un collège hanté par le nombre de générations précédentes y ayant passé leur scolarité, chacune se déposant sur les murs de l’établissement comme les couches de gras au fond d’un faitout. Il y est question d’un prof de français au bord du gouffre, M. V. Sait-il ce qu’il fait là ? Il aspire à autre chose. Dans sa tête, il se radicalise. C’est fou le nombre de collègues qui parlent de cramer leur bahut, lui dit quelqu’un. Dans K comme almanach, de Marie-Jeanne Urech, le monde est un monde finissant. La majeure partie de ses habitants passent leur temps à le fuir. La végétation et l’obscurité recouvrent peu à peu la planète. Une autre planète attire à elle le peu de gens à ne l’avoir pas déjà délaissée. L’espace, dit-on, c’est beau de loin.
Chacun de ces deux livres aborde, à sa façon, la fin de l’enfance comme perspective. Le personnage principal est un adulte (on peut supposer que jadis cet adulte a été enfant) dont le destin sera d’hériter de la responsabilité d’un enfant qu’il n’a pas choisi. Dans l’un, cet enfant s’appelle Obi. Il regarde le ciel.
Un avion passe au-dessus du collège chaque trois minutes, il a compté, leur lenteur l’étonne car il les bat à plate couture chaque fois qu’il fait la course. Il plaque sa main contre le ciel et mesure : ils mettent une minute environ à parcourir la distance qui sépare son pouce de son annulaire, tandis que lui, de ses grands pieds clac, il a le temps de bondir de plusieurs mètres. C’est parce qu’ils sont lents qu’ils vont loin, songe-t-il, c’est ça qu’il faut faire.
Dans l’autre, on ne sait pas le nom de l’enfant. Il est « le petit ». Simon s’en occupe. Il n’est pourtant pas son père. Dans Quatre, c’est le contraire, l’adulte n’a pour lui qu’une lettre qui le maintient dans un relatif anonymat. C’est M. V. Pour tenir un bon équilibre entre les personnages, peut-être faut-il que l’un soit nommé et l’autre pas.
Tu sais petit, quand j’étais enfant, je passais des heures à la fenêtre en espérant que le remonte-pente voisin fonctionne à nouveau. Il n’a plus jamais neigé, ils ont fini par le démanteler. Et maintenant, je regarde notre immeuble en attendant qu’il s’effondre.
Dans K comme dans Quatre, un même délabrement est à l’œuvre. Il touche autant le collège en tant que microcosme que le monde majuscule. L’obscurité progresse en se répandant sur la surface du globe et dans l’esprit des laissés-pour-compte. L’intérieur, c’est l’extérieur. Pour lutter contre l’obscurité, Simon est un lampiste sur qui comptent les quidams pour que s’allume leur rue, et avec elle leur vie. Pour lutter contre l’ignorance, il n’est pas interdit de penser que M. V. cherche à conjurer avec des allumettes les mauvais esprits.
Ses professeurs ne lui ont pas seulement appris à lire penser compter, mais surtout à n’avoir plus peur d’aucun savoir, d’aucun livre, de sorte qu’à l’issue de sa scolarité il a pu s’autoriser tous les chemins et tous les désirs. Les livres contiennent des pères héroïques, des mères de toutes sortes, des fratries nombreuses et des amis de qualité. Et s’ils ne nous conviennent pas, on change de livre.
Quand tu sauras lire, je t’apprendrai à écrire. Parler n’est pas indispensable quand on écrit.
Au collège, le fantastique est doux car il est vu à hauteur d’yeux d’enfants : si la vie sauvage paraît énorme (rats, fourmis...) c’est peut-être que ceux qui l’observent n’ont pas encore grandi. Dans le monde, tout est trop gros pour qu’on puisse parler de fantastique : voir une planète autre que la nôtre dans le ciel capable d’attirer vers elle ceux qui rêvent d’ailleurs, cela relève plutôt soit de la science-fiction, soit du merveilleux. Quand on est au collège, c’est le collège qui porte un nom alors que l’extérieur pas. Dans le monde, le monde n’est que le monde et c’est la planète inconnue qui est nommée : elle s’appelle Belgador. Les lieux aussi fonctionnent par couple. Au collège, le reste de la ville n’a que peu d’importance, puisque même si l’on y vit on n’y vit pas. Dans le monde proche de Belgador, ce n’est pas la composition d’autres mondes qui est inconnue mais la surface même du nôtre. On regarde ailleurs. Plus personne ne sait trop à quoi ressemble la planète maternelle.
À présent, la navette marbrait le ciel tous les deux jours. Voyait-on encore de là-haut le tracé rectiligne de la ville, les toitures pourpres des maisons cartésiennes et ces carrés de lumière qui, les uns après les autres, enveloppaient encore quelques rues d’une aura humaine ? Ou la ville n’était-elle qu’algues, ramures, branchages, frondaisons et ruines, confortant ainsi les voyageurs dans leur choix de départ ?
Le problème qui se pose, au collège comme dans le monde, est moins la survenue des phénomènes paranormaux que la feinte indifférence vis à vis des parasites en cours (bugs, glitchs, délabrement des murs, effondrement des bâtiments qui nécessitent d’être soutenus à mains nues, croissance de la végétation, métamorphoses des êtres). On peut choisir de ne rien remarquer du tout. Ce n’est pas exactement la même chose que garder les yeux fermés. Quoi qu’on fasse, il suffit d’un pas de côté pour parvenir à s’extraire de l’environnement hostile. Mais lorsque Obi tente de sauter pour toucher du doigt le plafond du collège (à moins qu’il ne s’agisse de son plafond de verre ?), non seulement il échoue, non seulement on le rabroue, non seulement le décollage vers d’autres galaxies n’a pas lieu, mais en plus Simon dit : L’espace n’est pas ce qu’il prétend être. Il nous confine.
Quatre couleurs n’est pas un drame social. K comme almanach n’est pas un roman d’anticipation. Les deux livres posent en quelques dizaines de plans séquences (une quarantaine pour l’un, 175 pour l’autre, nous apprend sa postface) des questions qui concernent l’identité. Que devient-on quand on s’en va ? Dans quel genre de permanence s’illusionne-t-on quand, autour de nous, tout n’a de cesse de cesser ? Le problème, dans un monde qui ne se voue qu’au mouvement, c’est que pour pouvoir avancer il faut toujours laisser l’environnement derrière soi. Autrement, ce n’est plus avancer, c’est marcher dans une salle de sport sur un tapis roulant (activité qu’aucun des personnages de ces romans ne pratique). Peut-être que l’important, c’est moins de désirer ou redouter avoir à finir l’enfance que de laisser s’opérer le lent phénomène de métamorphose de soi en soi, en tâchant de faire abstraction de l’environnement qui nous confine. Ce n’est pas toujours possible. Fort heureusement, l’échec est la base de l’apprentissage.
Les autres enfants aussi sont transformés, ils ont des gueules avec des dents qui remuent, gonflées d’un peu partout, des abdomens déformés, et ceux qui étaient gentils avant à présent regardent de travers et font les marmules. Les avions — on ne s’entend plus quand ils passent — atteignent des vitesses effrayantes qui les rendent imbattables. Quand la nuit s’installe, tout ce que l’on est s’efface.
Thomas Terraqué, Quatre couleurs, Nouvel Attila, 144 pages, 17€
Marie-Jeanne Urech, K comme almanach, Hélice hélas, 120 pages, 14€
L’illustration qui accompagne cet article est l’œuvre de Winsor McCay, tirée de Little Nemo in Slumberland, telle que proposée sur Wikimedia Commons.