Jérémy Liron | Les murs

En ces temps l’humanité ignorait les murs. C’était l’âge des grands déplacements. La vie ressemblait à un perpétuel exode. Par petits groupes ou grandes caravanes, tous allaient à travers les forêts, les savanes, les plaines, suivaient les courts d’eau, contournaient les reliefs, se hissaient quelquefois sur certains pour porter leur vue dans l’au-delà. Les visages étaient tournés vers les lointains. Il se disait que les hommes avaient été crachés un jour de la terre elle-même quelque part loin derrière. Qu’il ne fallait sous aucun prétexte se retourner sur ses pas. Que la vie était un état intermédiaire, incertain et précaire dont le but était dissimulé derrière l’horizon. Tous s’y brûlaient les yeux, fouillant dans les brumes atmosphériques un indéterminé qui justifiait la succession des jours et la succession des pas. Quand les ombres ou la pluie tombaient du ciel, chacun se mettait en quête d’une fissure, d’un abri où il s’oubliait quelques heures, pas plus. Et aux premières lueurs la marche reprenait. Encore, on avait vu des inlassables gagner quelques milliers de pas à la faveur d’une lune claire, braver le crachin le coude levé sur le front. On ne sait si c’était là témérité ou crainte, tant ils redoutaient l’immobilité.

Une élite menait une vie d’errance somnambulique dans laquelle l’état de veille et le sommeil ne se distinguaient plus. On les voyait boire la pluie en ouvrant imperceptiblement la bouche et laisser trainer la main dans les herbes hautes pour se nourrir de pousses tendres sans varier d’allure, la face tannée et extatique. On ne se souvenait pas les avoir vu un jour s’accroupir ne serait-ce que le temps d’une respiration.

C’était l’époque des grands-airs (ou grand’erres ?) où, dit-on, les hommes ne restaient immobiles qu’extrêmement peu de temps et uniquement pour d’impérieuses nécessités, la fabrication d’outils, le coït ou la défécation. Encore que beaucoup aient fini par acquérir une certaine habitude dans l’art de seulement ralentir un peu le temps d’un ébat. Sans rompre leur foulée ils tressaient, taillaient dans le bois, glanaient et cueillaient. Les femmes même accouchaient en chemin, lâchant les eaux comme on urine en zébrant la terre sous leurs pas. Mais sur cela on ne se retournait pas davantage, quoi qu’il soit admis que c’était un événement considérable et un gage pour l’avenir du groupe lui-même.

Tous craignaient le sommeil et la mort, qu’ils désignaient par le même mot. Tous craignaient l’immobilité. Voyaient dans les pierres et les reliefs, les éperons rocheux, les pierriers, les tumuli, les mamelons animant l’étendue, autant de motifs d’accablement et de crainte mystique. Fermer ses yeux, garder le sol comme une pierre était la cause d’une angoisse intergénérationnelle qui, malgré la lassitude ou la fatigue qui s’insinuaient parfois, aiguillonnait les plus vieux quand ils perdaient de vue le groupe, les faisant recoller à petite foulées.

Ils étaient comme une flamme qui court sur un trait de poudre, avalant la source de sa vigueur et talonnée par le néant. Chaque saison les jeunes de l’année remontaient la colonne en tirant sur le bras de leur mère, tandis que les plus vieux, les plus faibles s’égrainaient à l’arrière. Dans ces confins multipliaient les marques d’essoufflement, les râles et les gémissements. Mais personne ne semblait vouloir les entendre. Et si un butait ou tombait à genoux, il ne serait jamais venu à l’esprit de personne de se retourner ou lui tendre la main. On savait la nuit dans votre dos, sur vos talons. Et on savait aussi qu’elle ne relâchait jamais sa proie. Aussi le mot arrière ou derrière, tout comme celui de dos, désignaient indifféremment le vide, la mort, l’absence, le trou et l’oubli. Peut-être encore le pourrissement, la corruption et l’échec.

D’une curieuse manière l’origine était, elle, associée à l’horizon, laissant envisager l’idée d’une boucle. Ainsi, chacun marchait avec l’idée inconsciente de cheminer pour rejoindre l’horizon de l’origine et s’y laisser avaler. Il semblait qu’en ce lieu pincé par le ciel et la terre se situait le but, et avec lui une forme de délivrance, de concrétisation.

Leur conception du temps, différente de la nôtre, faisait du lendemain un pas de plus ajouté à ceux qu’il fallait laisser perdre dans l’oubli et qui les rapprochait du passé de l’origine entant qu’horizon.

On les disait parfois « rivière » comme certains préfèrent à « époque des grands airs » « époque des hommes-rivières », avec l’idée que les différents groupes humains étaient issus de différentes sources réparties sur les flancs ou au pied de reliefs ancestraux. Cela favorisait l’image d’un écoulement sinueux à la faveur de la géométrie chaotique du monde. Ainsi certains groupes s’achevaient quand le dernier avait été rattrapé par la nuit, était tombé dans l’oubli, s’asséchait. D’autres venaient fournir le contingent d’une caravane plus importante dans laquelle ils se fondaient à la manière d’une confluence. Tous y voyaient là un avantage. Le nombre était une promesse. Chaque groupe avec l’idée que sa survie était liée à un seuil critique.

On croit savoir pourtant que tous les croisements ne donnaient pas lieu à une symbiose et une assimilation. Courent les légendes d’épidémies ayant décimé des colonies robustes et vives ; d’affrontements fratricides. Dans le choc de la rencontre tout un groupe pouvait voler en éclats, se disperser, déboussolé. On parle parfois de groupes stagnants, d’une pathologie de la stagnation et d’une sorte d’enlisement fatal. La colonne était défaite, chacun finissait par piétiner et se tasser en pleurant jusqu’à son dernier souffle, l’esprit gagné de nuit, le regard fou. Aussi évitaient-ils le plus souvent de demeurer trop longtemps là où l’espace dessinait une paume ouverte sur le ciel, de peur de perdre l’horizon et se laisser gagner par ce qu’on nommerait aujourd’hui une forme de sédentarité mortifère.

Pourtant, pour des raisons que l’on ignore, se constituèrent à des époques plus tardives des petites unités locales de sinueux. On les nomma ainsi en raison de leur abandon de la marche linéaire à la faveur de marches plus circulaires pouvant emprunter régulièrement les mêmes sentiers. On trouve parfois la mention de « noueux », sans doute en raison que les relevés que l’on fit de leurs allers et venues dessinaient des pelotes aux nombreux croisements. Ceux-là marchaient encore, mais bien moins que leurs ancêtres. Et surtout, leur marche ne les déplaçait plus au-delà d’aires géographies de plus en plus restreintes.

Sur leur origine on en sait peu. Des théories y voient l’agrégation hasardeuse de réprouvés, d’individus frappés d’excommunication. D’autres envisagent des mouvements de dissidence en voyant là les premiers signes de l’apparition du politique. Enfin, certaines traductions évoquent l’influence déterminante d’un homme ou probablement d’un groupe d’hommes dont l’un au moins était frappé de cécité et qui s’assit un jour sur le bord du chemin pour raconter à ceux qui passaient l’histoire des groupes dont il avait été tantôt le guide, tantôt l’hôte. Figure mythique peut-être, en superposant en vérité plusieurs, on dit qu’il agrégea autour de lui une population de plus en plus nombreuse. Que ceux-ci dépassèrent les angoisses ancestrales et fructifièrent jusqu’à administrer des chapelets de petits territoires.

Une chose pourtant ne doit pas nous égarer. Quelque soit la raison ou la figure mythique que l’on projette sur cette bifurcation, sont apparus au cours des temps que l’on dit « las » des formes de communautés stagnantes, sinueuses ou noueuses qui entreprirent d’édifier.

Sans doute l’énergie de la marche devait-elle s’épancher, se purger d’une manière ou d’une autre. Et, quoique l’on n’en trouve plus trace, les premières formes d’érections doivent avoir pris plus ou moins la forme de totems ou de stèles. Manifestations spectaculaires, parfois mêmes ostentatoires, d’un geste symbolique, d’un marquage qui consistait à planter dans le sol une esquille d’os, un bois durci à la flamme ou même une pierre longue et effilée, pour arrimer le groupe. Ce fût bien plus tard que la multiplication de potelets et le tressage entre eux de branches souples donna forme à des sortes de lisses, de cloisonnements ou de clôtures. Dans certaines régions, les pierres, parfois rectifiées, furent préférées au bois. Mais le plus fréquemment, bois et pierre, terre argileuse appliquée sur torchis durent constituer l’ossature de ces premiers murs.

Les traces d’inscriptions, de polychromies que l’on a retrouvées parfois sur certains vestiges laissent envisager une fonction symbolique au moins aussi importante que la fonction protectrice des murs. Ont été recensés un petit nombre de motifs, de figures, dites apotropaïques, vouées à repousser les ombres ou les spectres. Que l’on parle dans certaines régions encore aujourd’hui de « dos » d’un mur, d’une face claire et d’une face sombre, de « l’oubli » d’un mur laisse à penser que les premières édifications s’appuyaient sur des croyances issues des époques nomades. Les signes qui y furent tracés multiplient les adresses aux défunts, aux parents et aux ombres dont il fallait s’assurer des bons sentiments et auxquels on demandait qu’ils demeurent dans leur séjour sans hanter le temps du jour. La pratique perdura plusieurs siècles, produisant d’indéchiffrables palimpsestes sur lesquels les adresses se mêlent et se recouvrent. Le geste de l’inscription étant manifestement plus important que sa lisibilité effective. On imagine qu’ils donnaient lieu à des cérémonies rituelles qui rassemblaient les petites communautés au moment du passage des solstices.

C’est ainsi que la forme dite « murale » prend en charge tout à la fois la frontière, la protection, la limite, mais aussi la mémoire et l’adresse. Fonctions mêlées et confondues qui en font le prototype de la page et de nos icônes contemporaines qui sont tantôt le miroir sur lequel se réfléchissent les visages du passé, tantôt le lieu d’inscription de ces récits que l’on dit « aveugles » quand, dépourvus d’illustrations, ils ont pour fonction de lever des images mentales. Des légendes disent que si l’on y colle l’oreille à des moments spéciaux s’y entendent les voix des âmes qui cherchent encore après leur groupe, voix basses et sinueuses qu’on dit murmures.


Il a été proposé à plusieurs auteurs et autrices d’écrire un texte à partir d’une photo de Patrick Chatelier. L’ensemble des contributions est à découvrir ici.
24 avril 2025
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