codicille à Rencontre terrestre
Le Livre que Tu n’écriras pas
Entretien avec Hélène Cixous
recueilli par Frédéric-Yves Jeannet
Wellington, 20 avril 2005
F.-Y. J. - L’un des piliers de soutènement – paradoxe qu’un vide, un absent soutienne, mais c’est ainsi – de ta dernière "fiction" publiée à ce jour, Tours promises (Galilée, 2004), est désigné comme "Le livre que je n’écris pas". Ce livre est-il un f/phantasme, une métaphore, un signifié qui erre sans se fixer dans aucun signifiant ? Ou encore : est-ce une terre promise, un équivalent de ce "Livre à venir" invoqué par Maurice Blanchot ?
Arcachon, 21 avril 2005
H.C. - Il a fini par grandir jusqu’à la taille d’un personnage de Tours promises, où il est devenu un troisième ou une troisième, ou quatrième tour, ou la ou le tour des tours (les autres tours métaphores et réalités sont les Twin Towers et la tour de Montaigne, mes tours fondations – à moins qu’il y en ait une de préhistorique ou archioriginaire, mais je n’en sais rien.)
Donc ce livre-tour-pilier-fantôme, je devrais n’en parler qu’en secret ou avec précaution, puisqu’il/elle bouge, est de plus en plus présent, de plus en plus insistant. Car – il a toujours été-là. Je crois en avoir aperçu des traces, des promesses, des avertissements (peut-être dans Jours de l’an ? Ou Déluge ?). Il a toujours été-pas-là.
Je devrais en parler sur le mode de la théologie négative : c’est un "il-n’est-pas", un "à ne pas" écrire. Sa puissance est immense comme l’impossible. Il me persécute, de toute sa spectralité. Est-ce une métaphore ? On doit pouvoir le penser. Un fantôme est-il une métaphore ? Un fantôme est aussi une métaphore. Un fantôme est une présence autre. Et il y en a de deux espèces : le fantôme d’un "passé" et le fantôme d’un pas-encore. Sauf que je pense que c’est à un jamais qu’il est voué.
Il n’est pas à venir, en tout cas pas de mon vivant.
Je ne sais pas, de moins en moins, comment je vais supporter cette compagnie désirable mais incommunicable, comment je vais pouvoir passer des années à résister sans résistance. Il y a beaucoup de mort là-dedans, même si j’ai "appris" à penser que ne-pas-faire (ne pas écrire, dire etc.) peut se convertir, par déplacement, comme un "ne pas rêver" produit des symptômes. Mais l’interdit est très fort. Il vaut bien celui du paradis.
Wellington, 23.IV. 05
Pour continuer ce portrait en creux amorcé dans ma question précédente, ce "Livre que tu n’écris pas" serait-il (pourrait-il être) une image qui te guide, t’aide à écrire, un négatif, est-ce le non-dit, le secret à garder, l’ange – ou le dieu – au secret ? Est-ce "cette émanation du Livre des livres" que tu évoquais dans Tombe en 1973 ?
[Arcachon], [24 Avril dimanche 2005, une si belle tempête
je te l’envoie. Ce que me donne "Arcachon" ce lieu-dit, entre autres, c’est le vent, ses voix, ses splendeurs (ses manifestations visibles incomparables, sa brutalité d’amant avec le chêne géant, die Eiche en allemand, qui se roule devant moi tout en or) et pour moi c’est l’écriture même – que je n’écris pas – le souffle. Tout le monde dort cependant, ma mère, les chats, car ce vent-là, ne fait pas la guerre.
(moi, je me la fais, manque de temps, inquiétudes autour de ce que je m’aventure à écrire etc.)
J’éprouve un contentement profond à reprendre les fils avec toi : l’interruption, je m’en aperçois, ne me convient pas. Tu me pardonneras de répondre trop brièvement ? (cause : pas assez de temps ici – j’aimerais travailler à ces thèmes. Je le ferai.)]
– Non, ce n’est pas une image qui me guide (pensais-tu à Béatrice ?) ou peut-être est-ce, s’il y avait (une) image, une espèce de livre fabuleux, où se rassemblerait une vie vaste, complexe, passionnée unique, sans exemple, à peine je dis ces mots que cela me paraît vide. Ce serait plus proche de... ? – au secret (pas ange, ni dieu, mais un au-delà de, au delà qui aurait traversé les lois, un au-delà des principes qu’on ne peut en aucun cas traverser, ce serait donc une tragédie bouillante de joies, je ne vois pas du tout comment en parler, je vis que je ne peux pas commencer à en écrire et que curieusement je me sens accompagnée par une présence immense, à laquelle je n’ai pas commencé à rendre hommage.
Je lis parfois la Recherche (quand Proust s’y adonne à des réflexions sur l’art) avec gratitude pour le travail effectué à l’intérieur du livre sur le livre. C’est ce qui m’intéresse.
Ce livre n’est pas déjà écrit, et il n’est pas non plus pas-encore-écrit. Il est d’une espèce qui n’est pas réductible – et je crains qu’il ne sera jamais "écrit", ni par moi, ni de mon vivant.
Qu’il "m’aide à écrire", sans doute, et paradoxalement : en m’empêchant, en m’interdisant, en me poussant à l’approcher par détours, rêveries, rêves. (Beaucoup de mes rêves, qui me dépassent toujours en tout, me semblent après-coup me donner des leçons supérieures. Par exemple un rêve de cette nuit, qui m’a accablée d’ennui. Je m’ennuyais jusqu’à la fin du temps, du monde. A tel point que j’ai failli ne pas le noter pour m’arracher à l’ennui, tu comprends. Et avec un indicible ennui je l’ai noté. Plus tard j’ai pensé que j’avais rêvé et noté, au-dessus de mes forces, un état incroyable et très concret de fastidieux. Mais il faut toute la puissance du rêve pour traîner quelqu’un jusque là. Là où on se délite.)
Or Le Livre devrait être écrit exclusivement au-dessus de mes forces en tout, dans tous les états. Mais l’au-dessus de mes forces je ne l’atteins qu’en rêve.
Et là-dessus Le Livre ne doit pas être écrit, il n’appartient pas à ce monde, mais à l’autre, celui où Abraham est catapulté malgré lui, et baillonné.
Wellington, 23.IV.05
Par ma référence au Livre à venir de Blanchot, je voulais signifier aussi la place d’Orphée, personnage que nous n’avons pas encore évoqué dans nos dialogues, notre Rencontre terrestre (Galilée, 2005) où il était pourtant déjà apparu, très tôt, dans l’oeuvre... D’Orphée, puisque Blanchot situe là, en lui, le rôle destinal de l’écrivain d’aujourd’hui, ou plutôt de demain... Quoiqu’Orphée ait déjà été, pour Monteverdi par exemple, l’artiste de demain (c’est à dire, pour nous, déjà d’hier), il semble rester pour Blanchot toujours à venir. Qu’en est-il de ton rapport avec Orphée ?
Arcachon, 24.IV.05
"Orphée", il me semble l’avoir d’abord vécu avec une ambiguité structurelle (c’est un homme dans le mythe donc pas moi. C’est le chanteur – donc moi. C’est elle, c’est lui.) Il est devant, elle est devant. Qui est devant qui ? Qui devance. Le devanceur est l’aveugle, il ne voit pas qui est dans son dos. C’est une figure infinie, qui m’a hantée. Elle existe, presque invisible, je crois que c’est dans Le Troisième corps. Là-dessus j’ai une passion pour l’Orphée de Gluck, en particulier pour l’Orphée-contralto Kathleen Ferrier, donc : une femme. Je me dis qu’Orphée c’est un être avec femme intérieure, mais femme forte, grosse vie avec mort. Or, tu le sais, ce sont les lettres de mon père. Orphée est toute créature qui écrit, et se divise en deux, meurt d’écrire, vit d’écrire, meurt d’envie d’écrire. Mais il y a tout le mythe à lire minutieusement dans Ovide. Évidemment on devrait toujours penser le couple comme Un-Une, la succession de l’Androgyne platonicien.
À venir... (repris, relancé, politisé par Derrida) dit tout un thème – pour moi surinvesti – c’est la promesse. Comme tu sais, le mot est lourd et douloureux dans la fantasmatique juive : tu es bercé(e) par le soupir de la nostalgie future. Terre promise et en même temps à venir et jamais. Pour moi, c’est une bénédiction. L’à venir ne vient jamais mais te fait avancer, marcher, écrire. Autre version : le Messie – ce sont mes chats. Si familiers. Le donné à venir. Il y a du don dans ce qui n’est pas encore. Avoir c’est perdre, viser, attendre, presqu’atteindre mais sans finitude.
Tu vois que je parle, non pas du livre à venir, mais du livre immense dont je n’attends même pas la venue, parce que d’une certaine manière il est là tout autour à côté de moi, mais je ne l’écris pas, il ne se pose pas. Mo repanon.
Windy wintry Wellington, 3 mai 05 –
[...] Il faut absolument que je parvienne à te poser d’ici la fin du mois (c’est à dire entre mes cours, assez lourds – comme l’indique cette rime interne – et notre proche voyage dans le nord-est de l’Australie, aussi pour le travail) certaines des questions qui me tarabustent sur le livre que tu n’écris pas. [...] Il faut cependant que je formule & rédige ces questions qui me seront l’occasion aussi de te parler de L’amour même dont j’ai lu un quart environ et qui me renvoie à moi-même, me plaît, m’interroge, me surprend. Très étonnant, oui, pour l’instant. Est-ce "un vrai roman" ? Je le saurai plus tard.
3 Mai – Paris-Barcelone – pluie
pluie extérieure et intérieure [...]
Sur "le livre" : je sens qu’il aura été encore plus partout et nulle part que j’aie pu le croire, lorsque je l’ai mis au jour, dénoncé et renoncé en 2003. En ce moment, il me hante – ou son double me hante de manière encore plus insistante.
"L’amour même" : je suis contente que tu demandes "Est-ce un vrai roman ?" Je me le demande aussi. Je me demande aussi mille autres choses quant au vrai. Evidemment, cela, ce questionnement, est nourri par la part des lettres. Tout est dans la boiîte aux/à lettres. On s’en parlera quand tu auras fini. J’ai fait pas mal de coupures pour la publication. Toi, tu as le texte complet.
Wellington, le 7 mai 2005 déjà ! – – je suis
complètement perdu dans le Temps, toujours associé pour moi aux saisons – or nous entrons ici dans l’hiver après un été indien intermittent qui se refuse à finir mais devra bien admettre l’évidence : il fait froid, le chauffage ne parvient pas à débarasser Chesney Wold, cette maison de Katherine Mansfield, de son humidité native ; à propos, que penses-tu d’elle, de son oeuvre (que pour ma part je n’aimais pas, mais redécouvre ici sous un meilleur jour) ?
Je suis dans le vertige de L’Amour même (AM - est-ce le titre définitif ? – c’est très beau). Je ne veux pas y/lui céder, me lancer sur d’autres sentiers avant d’avoir débusqué entièrement dans Tours promises (TP) le "Livre que tu n’écris pas" (LQJNP), mais j’y sombre pourtant (dans le vertige de AM) : très tentant & dangereux pour moi, tout ça, alors que je suis en train d’enseigner tout autre chose (Duras et, of all things, Beauvoir !!!), etc. Mais j’ai du mal chaque fois à fermer le livre (l’ordinateur, puisque le livre est encore une virtualité pour moi).
Montsouris, l’autre 7 mai 05
J’étais déjà, ce tôt matin, en train de m’affairer autour de mon dernier texte (Insister est son nom – Insister – à J.D.) lorsque ton fax est bien venu. D’abord que je te dise le mouvement de mon coeur : cela m’a fait du bien. Je me dis : heureusement que, de l’autre côté, FY est à lire, cela tombe bien, dans l’état terrestre accablé où je suis. Je te dois.
AM c’est le titre définitif, plus précisément : AM / dans la boîte aux lettres. Comme je te l’ai dit, j’ai fait des coupures. J’espère que tu seras d’accord. Je suis vraiment ravie qu’il te vertige un peu. J’ai (eu) peur de l’avoir quelque peu atténué. Au fond je devrais et peut-être le ferai-je un jour, écrire un AM d’une violence folle. C’est en réserve. Il y a des modifications légères mais fortes dans l’ultime. Comme cela tu seras témoin du déplacement. Oui, vraiment je suis contente que AM ait du vif pour toi.
Et aussi : j’adore Wellington. Rien ne m’émerveille plus que les villes que j’imagine et qui sont réelles d’être vécues par des êtres chers. Donc, grâce à toi j’habite à "Wellington", connue en rêve. Que de villes j’ai voyagées en rêve ! (Je ne connais le nom de celle de cette nuit.) K.M.? Je l’ai lue jadis, avec une certaine estime. Ça ne va pas plus loin. Je ne suis pas très juste, en littérature, je n’aime que l’extrême, le proche de l’abîme, cela me limite, c’est à dire m’illimite. Ainsi, sans avoir d’amour pour V. Woolf, je la considère quand même comme "de droit" littérature, à cause de la violente tension de l’oeuvre. En vérité, il y a assez d’extrêmes, dans l’univers, pour que je ne sois jamais tentée par du un-peu-moins.
J’ai dans l’idée que ce "Livre que je n’écris pas" serait aussi comme situé dans l’ombre d’un onzième commandement : "Tu n’écriras pas". Que l’on peut bien sûr interpréter comme : tu ne dévoileras pas le secret, tu ne transgresseras pas le code (de la littérature, de la morale & de la religion, etc). Qu’en est-il ? De la religion ?
Tu me talonnes (quel beau mot, non ?) avec le LQJNP – cela me met en danger, mais cela me plaît.
J’aime l’idée du 11ème commandement (lequel peut-être n’est que l’ombre de tous les autres ou leur traduction condensée : tu ne tueras pas etc...)
Ta question est magnifique, donc effrayante : 1) tu as raison. Il y a sûrement une loi. Mais dès qu’il y a loi, et c’est ce qui me fait trembler, il y a transgression, presque structurellement : la loi t’indiquant l’interdit, te donne à désirer de fuir, donc à désirer – ce que tu fuis. Le "tu n’écriras pas" est une menace intérieure. Toutefois c’est toi qui as traduit mon Livre..., avec intuition, sous cette forme. Je ne suis pas sûre que je l’aurais traduit en in-justice, en ainsi-justice de cette façon. Mais je reconnais que dans le jenécrispas se glisse une ombre de loi.
Dans mon L... cependant, le nepasécrire – qui est donc un écrire qui n’advient pas – est un signe de ne-pas-pouvoir. Ne pas vouloir et ne pas pouvoir, ne pas vouloir pouvoir et ne pas pouvoir vouloir etc...
Toutes ces interprétations sont recevables : "tu ne dévoileras pas le secret" mais cela demanderait un long et fin commentaire sur le voiler-dévoiler du secret, tel que J.D. l’a fait si absolument, fait et performé dans Voiles, car tout est à re-penser de cet énoncé : le tu, le dévoiler, le secret, etc. Chacun de ces mots contient des réserves d’ambiguité et de secret.
(Je devrais dire ici entre parenthèses qu’une des menaces ou hypothèses ou pensées qui me fascinent, qui me laissent pantoise, c’est l’idée que "le secret" quel qu’il soit, s’il y en a, s’il y en a un ou Un, est probablement la chose du monde la plus difficile à prévoir ou prevenir ou calculer. Pour te dire très brièvement mon incertitude je me dis que s’il y a un secret – imaginons de "quelqu’un" – dans le temps des siècles – 1) Tout le monde le connaît ou l’aura connu ou pressenti ou deviné ou humé. 2) Exactement inversement, il ne sera jamais connu, donc c’est comme s’il n’avait jamais existé. (Un exemple fictif : l’immortelle fiancée de Beethoven. Tout le monde sait personne ne sait qui c’est. On peut s’attendre à absolument n’importe qui et quoi) – mais ce n’est rien, il y a sûrement des secrets graves comme celui d’Abraham, des choses qu’on ne peut vraiment pas dire, à personne, et à soi-même non plus – sans doute des crimes ou des gestes qui paraissent de folie, mais qui ont une face d’innocence et de sagesse. Dostoïevski est porteur de ces scènes, pour cela je l’aime à part, il est unique).
"Tu ne transgresseras pas le code de..." etc. Je mettrai, à part, la littérature : elle est faite pour que l’on puisse tenter la transgression. C’est ce qu’elle me promet. Mais à l’expérience on s’aperçoit qu’il est extrêmement difficile de transgresser : on ne peut pas le faire exprès. On ne peut pas passer de l’autre côté, on peut s’y trouver. Artaud transgresse-t-il ? Non. Il parle sa langue. Veut-on avouer ? (ce que j’ai essayé plus d’une fois de faire) le mouvement d’arrachement de l’aveu produit un effet de réduction ou d’annulation du secret. Ce sont des thèmes sur lesquels j’ai beaucoup écrit, c’est-à-dire en voletant autour, ou au-dessus.
D’une certaine manière on ne peut transgresser qu’en secret – donc avec aucun témoin.
Pour les autres catégories : morale – religion (je ne sais pas si je dois les distinguer) je n’en connais pas vraiment les codes. A part Tu ne tueras point. Mais j’ai les miens, certainement, auxquels je n’arrive pas à obéir, évidemment. Faudra en reparler ou tu re-précises ta question.
Tu me disais avoir aperçu des traces, avertissements ou promesses du LQJNP dans Jours de l’An ou Déluge, donc dans les années 1990. On trouve déjà dans Tombe, écrit en 1970, publié en 1973, ceci, qui semble le préfigurer aussi :
Si j’avais eu d’autres yeux pour le lire j’aurais pu reproduire son encre secrète, il n’aurait pas manqué à Tombe le livre au lieu duquel celui-ci s’écrit. Mais si j’avais su pourquoi s’écrit Tombe et pas l’autre, je n’aurais pas eu le désir ni l’obligation de revenir jusqu’au délire sur ce mur. Tous les leurres et toutes les prudences et toutes les ruses de la conservation s’y étaient déposés.
C’est pourquoi il manque à ce livre-ci le livre de la mort, dont ce livre n’est qu’une parodie. Mais ce livre passe non loin du livre de la mort, et par instant le frôle. (p. 67)
– Ce point m’intéresse beaucoup : tu me lis comme d’habitude. Alors que moi je m’oublis. Ce que je dis (dis-tu) dans Tombe fait référence à une autre scène, un autre motif, ce qui m’amène du coup, grâce à toi, à clarifier : il y a des livres que je n’écris pas, que je vise, et dont le ratage est cause d’un livre de "diversion" dirait Proust, un imprévu, un tant bien que mal, un lieutenant. Ainsi Tombe est-il tout ce que j’ai pu faire avant Manhattan qui est tout ce que j’ai pu faire du même livre pas encore écrit. Car je pourrais essayer d’en écrire un autre plus près, plus cru, plus sans merci, moins circonspect, et toujours dans la direction du même livre qui me nargue ou me tient tête, disons, non pas plus "vrai" mais plus écorché, plus découvert. Ce livre, dont Tombe et Manhattan sont deux essais ou incarnations, il n’en a pas fini avec moi, ni moi avec lui. Je n’ai pas de projet. Il se peut qu’un jour je lance une attaque, mais cela ne se calcule pas, cela se déclenche. Du moins je sais qu’il est encore tapi dans la grotte.
Il y a donc deux espèces de L. que... A. L’espèce Tombe, Manhattan + X. + Y. + Z. (ou Neutre + Le Jour où je n’étais pas là + X., etc.) Et B. Le Livre, le seul, l’unique, encore sans essai, qui est partout et nulle part.
Je comprends le secret que tu appelais lorsque tu me répondais l’autre jour : "ce livre-tour-pilier-fantôme, je devrais n’en parler qu’en secret ou avec précaution, puisqu’il/elle bouge...", etc., et loin de moi bien sûr la prétention de chercher à le dé-voiler en me livrant à un vaste exercice de déconstruction derridien (comme toi je préfère Dieu à ses singes), ou celle de traduire dans ma langue commune ta langue métaphorisée... Le LQJNP restera donc secret, mais nous tournons autour ; quand tu écris dans Tours promises : "le Livre que je n’écris pas est le seul que je n’ai jamais ni fui ni attaqué, ni échoué. Il est. Il est Celui qui n’étant pas encore est partoujours. J’y suis bien." (p. 60), n’est-ce pas un peu en contradiction – c’est ce que j’ai appelé dans Rencontre terrestre le rejet d’un livre par l’autre – avec ce que tu écrivais avant Tours promises (mais qui fut publié après) dans nos entretiens : "Le livre des livres, le livre vers lequel je vais, encore dans celui que je suis en train d’écrire [il s’agissait là de Manhattan, je crois], il détale devant moi, comme l’animal sacré qui fait courir tous les impurs chevaliers vers la pureté mortelle..." (p. 49)
– Tu vois une contradiction, je le comprends, entre 1) "Il est... J’y suis..." et 2) "Il détale devant moi, ... etc." Mais a) : le 2) appartient à la catégorie A. C’était sans doute en effet Manhattan, par exemple. b) : toutefois, je pourrais imaginer que Le Livre – dans lequel je suis – fasse l’objet d’une poursuite inconsciente : courir après ce dans quoi l’on est, c’est un peu ce qu’on fait pour Dieu n’est-ce pas ?
Toutes ces considérations que ta vigilance me pousse à énoncer, à dégager de mes brumes, – me font penser que peut-être je n’écris jamais que ou j’ai toujours écrit, dans cette lutte, vitale, avec ce qui m’est refusé (donc accordé négativement), que peut-être je n’ai jamais écrit que pour atténuer l’exil où je suis tenue, car lorsque j’écris (mais puis-je étendre cela à toi et dire : lorsque nous écrivons ?) je suis absorbée comme de l’encre ou des larmes par une substance spirituelle et un peu narcotique, une toile d’oubli, un tissu blanc qui étanche l’exil, qui en arrête le cours tout le temps où je referme la béance de mon être en mettant devant mon corps-âme une feuille de papier à laquelle je m’accroche avec un stylo. Cette feuille a les pouvoirs d’un pansement ou d’une voile (d’un radeau). Tant que je m’y tiens la perte infinie est suspendue comme une peine en sursis. Comme je dois craindre la perte (que pourtant je désire) il est rare que je lâche le papier pendant longtemps : ce qui est sûr c’est que si l’on me privait de cet étanchement, je ne tiendrais pas longtemps sans crever.
Parfois je me demande si j’ai un dessein caché comparable à celui dont Proust parle (sujet : l’art). Il se peut que le sujet de Proust soit une fiction qui fait office aussi de garrot. Mais je crois plutôt qu’il a vraiment découvert "la mémoire", un continent. Moi, mon continent est un fantôme. Un immense fantôme. (Pas une personne – un univers – mais fantôme, L’autre monde du monde dans lequel j’existe).
[ Interrompue ]
Wintry Wellington, 3 juin 2005
Pour suspendre (je ne sais comment conclure) cet entretien d’aujourd’hui voici encore quelques pistes. Ta dernière réponse elle-même est restée suspendue, "interrompue" as-tu écrit. Voici donc mes questions :
Très surpris par le protocole de l’apparition-disparition des personnages dans tes livres. Ainsi je m’attendais à retrouver, maintenant qu’il était apparu dans TP, ce LQJNP dans L’amour même. Or il en est absent. Comme le frère soudain absenté et remplacé par un "semifrère" – et qui nous rappelle la phrase de Tombe en 1973 : "Désir toujours se précipite sur celui deux fois né deux fois dérobé qui est l’effrère du semipère et son bel orphelin" (p. 143)
Paris, 2 juin 2005 (tu remarques cette chose délicieuse :
je te réponds un jour avant ta question.
Qu’en dis-tu ? Qui suit qui je suis aujourd’hui ?)
Tes questions, mon très, tissent, elles font le travail que fait pour Proust la grande cérémonie magique de la madeleine : elles lui prouvent, la madeleine, la tasse, le retour, l’éclosion des miniatures japonaises, que "l’immortalité" est une réalité. Tes questions ne sont pas simplement des questions : elles tendent une soie au-dessus des vides, des absences, des trous de mémoire, de la mort, elles continuent pendant qu’on n’est pas là, elles sont la lecture absolue, idéale (le lecteur qui ne dort jamais et qui rêve tout le temps), elles sont la voix quand le silence s’étend.
Humblement tenter de répondre à leur admirable vigilance.
D’abord quant à l’interruption, que tu as gardée à juste titre : quoiqu’accidentelle elle devait avoir une nécessité symptomale. Événement, rupture. Tout cela fait texte. Je ne peux l’effacer.
Je me tourne donc vers les questions – toutes plus vivantes l’une que l’autre.
Que tu sois surpris, m’enchante : a) cela te peint comme lecteur de coeur, comme le grand acteur est celui qui y croit. b) Ensuite : tu m’attends ou tu t’attends (ça c’est l’ininterruption) – car tu hypothèses que, pour ma part d’auteur, je continue, tu crois. Tu crois à la réalité, l’immortalité, la vérité, dans la fiction. Je te donne entièrement raison.
Alors qu’ai-je à dire de ces faux-bonds ? Ce LQJNP, ce frère, qui sont absentés ? D’abord que ces absences font partie du mouvement général, comme l’avènement de la mort dans la vie, le cratère creusé par une catastrophe. Il serait vain de ne pas reconnaître à tes yeux amicaux que je suis en état de mutilation.
Mutilation, superbe cruel mot, dit le re-tranchement. Je suis en état de retranchement. Mutilus s’appliquait en latin à des animaux écornés, les béliers par exemple. Cela convient à mon état : je suis sans cornes et écornée, on m’a arraché mon shofar – Derrida –, je suis sans ce souffle originaire. Sais-tu que le shofar est une corne de bélier qui dit le sevrage, corne sans bélier, bélier sans corne quand tu l’entends râler à la synagogue tu as envie de pleurer. Derrida en appelle à ce shofar désolé dans Béliers. Voilà ce qu’il en est. Je n’ai pas commencé à faire la connaissance des échancrures et bords de la blessure, je les sens, mais je ne les pense pas. Je ne les panse pas non plus.
J’ai en moi un mouvement de refus du déni. L’an dernier je me demandais comment et quoi écrire dans l’époumonnement. Je me trouvais au point d’étranglement du noeud.
Toutefois je crois quand même que le LQJNP est dans L’amour même, il ne peut pas en être autrement. Seulement pas thématisé, fantôme. Si tu réfléchis à ce bizarre récit, selon moi il rejoint les zones de Manhattan dans l’autorité destinale accordée à la littérature sur les histoires des personnages : tous sont écrits, aiguillés, secoués, percés, bercés, par des lettres qu’on n’arrête pas de recevoir et en même temps de ne jamais vraiment recevoir. Et par des livres, une bibliothèque qui infiltre les âmes de ses traces menaçantes. (Je te joins le prière d’insérer, pure indication, bien sûr). Selon moi les personnages sont (dans) la préhistoire du LQJNP. Ils ne savent pas comment lire leur livre.
Nous avions évoqué dans nos entretiens précédents (Rencontre terrestre) l’hypothèse du "rejet d’un livre par l’autre", le précédent par le suivant, etc. Or le LQJNP ne joue-t-il pas un peu ce rôle de repoussoir-modèle, en permanence celui qu’on ne peut pas écrire comme horizon de celui que l’on écrit ?
À propos de "repoussoir-modèle" et d’horizon je dirais plutôt horizon, mais flou, indistinct et attirant, pas repoussant. On soupire après ce qu’il serait, si on pouvait se le représenter, mais c’est comme dans toutes les légendes et mythes : on ne peut-doit pas regarder dieu en face, ni Psyché, ni Eurydice, etc... Il est infigurable et improbable et pourtant il est. On sent son immense présence impalpable, c’est le Compagnon Divin ou la Divine Compagnie. On devine qu’il se déploiera, virtuellement, quand on sera posthume, du coup on est traversé par des envies de mourir pour voir, envies enfantines puisque justement, passée la porte on ne verra pas, c’est vraiment le livre Promis. J’y pense beaucoup. Je suis tentée de l’écrire mais je sais que je devrais en mourir, et je n’ose pas. Là-dessus, il n’est pas exclu qu’il se sécrète, dans mes cahiers, dans mes notes et rêves, mais tout ça reste dispersé, désassemblé. De toutes façons si je n’avais pas cette hantise je m’effondrerais comme un arbre mort.
Dans L’amour même le LQJNP est rejoint par "le livre que je n’ai pas relu, que je ne relirai jamais" (tu dis cela aussi du Prénom de Dieu, ton premier livre). Je voudrais alors te demander : tous ces livres qui sont ton oeuvre, ta vie en contient-elle beaucoup que tu désignes ainsi sans les nommer, ou par des périphrases ? Je me réfère concrètement à ce passage de Tours promises (p. 146) : "Dans le livre que je n’écris pas, avais-je noté le 12 juillet 2001, dans le carnet à voiles, tout est composé de scènes douces et apocalyptiques. Le personnage que je suis est très différent de ma personne apparente. Le récit de ces scènes existe en réalité. Nous sommes capables de le faire l’un à l’autre. [...] Par exemple Washington Square avec à son bord Washington Square et traces au sol, les sillages scintillants de nos dizaines de traversées du square avec écureuils et peaux de cacahuètes. Immortalité d’écureuils, la nôtre. Ils sont toujours là. Dans le square. Et tout est dans mes livres. Nous traversons le square dans un livre qui est retrouvé dans mes livres." Il y a aussi entre mille autres occurences du grand Livre celle-ci par exemple : "Maintenant lorsque nous marchons du même pas rapide je me demande si nous allons nous trouver dans un livre au prochain carrefour ou si nous allons passer une journée en famille." (Tours promises, p.254-5)
Dans L’amour même ces différents livres métaphoriques sont devenus : "Je venais d’écrire ce livre-ci, je me demande s’il est du côté de l’endroit ou de l’autre côté de l’envers, je pensais au mystère du livre qui n’est ni vrai pour de vrai ni faux pour de vrai et qui m’avait ordonné de retourner sur nos pas chercher les lettres qui furent les auteurs de ce total incalculable qui est notre être et qui racontent des histoires à notre sujet dont nous ne sommes pas les maîtres. Je suis garde du vrai corps, pensais-je, je garde tout, j’écris tout."
"Le livre que je n’ai pas relu" (que tes questions sont belles, mon ami, et leur beauté est composée d’exactitude. Toi, qui es sourd, tu as l’oreille la plus fine pour ces murmures qui s’échappent des volumes). Ces livres non-nommés mais qui ont un référent je ne sais s’il y en a beaucoup. Quelques uns. Certains sont explicitement repérés par moi. Par exemple le livre "avorté", arrêté, gardé, qui aura/aurait témoigné de la fin de Thessie-Messie. Ce "livre" est non-né. J’ai tout écrit, mais à elle. Ce n’est pas imaginaire. Mais c’est là un "livre" sacrificiel, sacrifié. Qui est le gardien d’une douleur que je ne veux en aucun cas amoindrir. Je veux lui garder le mutisme de l’horreur. Tu sais, parfois on écrit aussi pour "en finir". Tous ces sans-nom, fantômes, retenus, sont préservés d’une lumière qui les réduirait en poussière. C’est un double bind : en-deça ou au-delà : des deux côtés, il y a un sans-vie sans-mort.
Il y en a qui sont écrits et auxquels, pour des raisons que je ne "peux" pas vraiment analyser, je tourne le dos (c’est à dire que je les laisse me regarder mais je ne les regarde pas).
Tout cela signifie sans doute que les livres ont des pouvoirs redoutables, ils en savent long sur nos aveuglements ou sur nos faiblesses. Ce sont des créatures qui peuvent devenir des amis ou des ennemis.
(Mon animisme sans limite : cette nuit mes deux chats, qui sont des chattes que j’appelle : les chats ou les filles, ont fait l’étonnement de mon entourage, par leur conversation. Vous vous étonnez, disais-je ? Pourtant voilà des chats qui parlent parfaitement le français). Où commence où finit le livre, je ne sais pas. J’y suis. Toi aussi tu y es. Tout est livre, tout devient écriture. Ainsi vis-je. Et au-dessus au loin à l’infini, celui qui me manque, le LQJNP, mais dont je pressens que le manque est retourné en combustible.