Bête à fourrure

Poèmes paniques de Sophie Loizeau (LansKine, 2024)

Saluons la création par LansKine d’une collection d’anthologies personnelles, à un format et un prix de poche, et de l’inaugurer par l’une des poétesses actuelles les plus originales. Le risque de ces ouvrages est d’émietter l’œuvre, d’en brouiller les lignes de force, de la réduire à un florilège de poèmes disparates choisis pour leurs qualités propres. Il n’en est rien ici, tant les thèmes de prédilection de Sophie Loizeau sont fortement marqués*.

Ceux qui ont lu autrefois ses recueils chambériens, La nue-bête et Environs du bouc (Comp’Act, 2004 et 2005, regroupés plus tard dans Bergamonstres) en ont été durablement impressionnés. On est rarement saisi de la sorte en lisant un nouvel auteur. Ces deux recueils forment avec Le Corps saisonnier (Le dé bleu, 2001) une trilogie placée sous l’égide du dieu Pan, d’où le (magnifique) titre de l’anthologie. Ce bouc, ce monstre panique, c’est l’amant bien sûr, objet d’un « rêve [de] femme montée par un grand Capricorne ». Il s’agit donc pour l’essentiel de poèmes érotiques, parfois extrêmement crus, qu’on a même pu dire pornographiques**, comme le signale un exergue tardif aux « poèmes érectiles ».

Le réalisme anatomique ne serait rien (l’indécence est à la portée de tous, on le vérifie chaque jour, le plus souvent avec déplaisir), si ces pages ne témoignaient d’une vigueur et d’une sensualité peu communes, qui mettent en jeu tous les sens, et au-delà (« le vagin menu logis contient l’âme »), ni, surtout, si ne s’y déployait une écriture d’une grande inventivité (dont peu sont capables). Parmi ses moyens, outre l’audace du vocabulaire, on peut noter l’originalité des images (« mon corps fabrique ses propres aromates / brutalement en jouit »), le jeu des sonorités (« si le bouc pue à brûle-pourpoint ») et une fréquente mise à mal de la syntaxe. Les vers, souvent assez longs, découpés par le souffle plus que par le sens, sont dénués de ponctuation, que le lecteur doit rétablir – c’est l’un des enjeux de la lecture, et l’un de ses plaisirs inattendus : un découpage fautif fait vibrer le poème de significations fortuites.

ci-gît Pan dont les reliefs accommodent la flore
d’un petit étang sous les corneilles
« qu’à travers cette floraison repue de moi prospère
mon organe majeur de toute éternité associé à mon nom
des derniers jours d’octobre à mars où je renais
chaque fois plus douloureux »

le torse noir de poils et les cuisses fortes que j’ai
quelquefois frottées d’huile encore je remonterai leur cours
à la langue

Cette thématique se diversifie par la suite, sans disparaître, comme le démontre l’anthologie, prenant des formes et s’inscrivant dans des contextes variés, dont le plus récurrent est le bain (« fœtale dans l’exiguë bassine… »). De façon plus générale, c’est une poésie de l’expérience sensible, un « chant instinctif » embrassant une grande variété de sensations – en quoi l’autrice s’inscrit dans une lignée féminine illustre, dont elle bouleverse la manière. « Être un corps cause du souci. Une joie, dans la même proportion. » Démonstration :

fin mars fait la lumière à la crème
la cerisaie idéalement blanche
et onctueuse sa chair ambiante j’y demeure
abrutie de blanc ma respiration
tient à cela qui me renouvelle
quelle que soit la saison
être dans l’étroitesse du miracle

L’écriture sous la dictée de la machine sensitive et désirante qu’est le corps n’est pas le tout de l’œuvre. Un motif secondaire apparaît bientôt, insistant, celui de la maternité, évoquée dès la grossesse (« le bain de diane enceinte tient de l’emboîtement gigogne ») et développée dans tous les recueils suivants. L’enfant y est déguisée par des noms allusifs, de Ninive à Lilas et à Nina, ou simplement désignée par l’enfante, ou par elle, imprimé dans un corps plus petit : « elle ». La métamorphose de l’amante en mère nourrit des pages parmi les plus attachantes de Sophie Loizeau : « la coexistence de l’écriture et de l’enfante me surcroît ».

La confrontation avec la nature (et avec son simulacre, le jardin), présente dès les premiers recueils, tend peu à peu à occuper une place prépondérante. Cette matière sassée et ressassée est renouvelée par la pratique du « campement d’écriture », principalement en forêt, occasion de longs affûts sur le motif et d’un embrassement, d’une union quasi animale au monde naturel. L’animalité, c’est peut-être ce qui fait l’unité profonde de l’œuvre – ce qui, au vu de la langue de l’écrivaine, est une sorte de paradoxe. Après le bouc, le loup devient son animal fétiche. Quant à elle, elle s’approprie la figure de Diane – non la vierge farouche, ni la chasseresse, mais une divinité primitive, celle de la vie nue et de l’ensauvagement. Cet affrontement à la nature nourrit un sentiment ambivalent, tantôt heureux (ces « effluves de jardin en rut », par exemple), tantôt inquiet – souvent rôde un fâcheux, ou plutôt son fantasme, incarnation contemporaine du vieux Pan. La déesse préside à une trilogie, dont je retiens surtout les petites proses du Roman de Diane (Rehauts, 2013) :

[…] les bois se refermèrent sur elle, l’idée de l’intrus la fit tressaillir. sous ses masques il hante, l’inconscient collectif des femmes leurs mythes informulés secrets.
existe une histoire propre à la femelle homme, étrangère au mâle malgré l’ancienne expérience passive commune être traquée être dévorée.
je tressaille tandis que les bois se referment. par ce détail je rejoins la biche aiguë, à la vue à l’ouïe aiguës et qui sentant le danger continue à paître de toute son âme jusqu’au dernier moment où elle détale.

Dans cette veine, en poésie, le recueil le plus marquant est Les Loups (Corti, 2019) – le dernier à figurer dans cette anthologie –, où se fait jour une forte sensibilité écologique et où les thèmes se diversifient. Le plus frappant, le plus prenant aussi, est celui de la perte : perte des parents, perte de la maison familiale, et en contrepoint de la croissance de l’enfante, perte de la jeunesse. Si j’évoque Les Loups par la pensée, les pages qui me viennent aussitôt à l’esprit sont celles consacrées à la mort du père, prélude à la vente de sa maison d’Arnouville.

longtemps avant la terre au fond
du jardin fut un cimetière pour chats

dispersion des cendres

trois kilos à répandre autour dans les poires
chues et les noix en présence de l’âne qui avait passé sa tête par-dessus la clôture

à la maison j’ai dit ton maître est mort il avait bien fallu
la prévenir

avec la crémation pas de fantasme cada
vérique : sur le dossier de chaise
les jambes vides du pantalon

Pour être complet, notons la tentative de Sophie Loizeau, dans certains recueils, d’échapper à la « norme mâle de la langue » par la féminisation des pronoms neutres et l’invention de pronoms artificieux (« elle faut que j’aille à la mer », ou bien : « entre ials c’est la force des aimants ») – l’une des toutes premières, me semble-t-il. Révolte symbolique et moyen poétique, dont elle s’est largement détournée par la suite – avec raison : la cause des femmes n’y gagne rien et la poésie a tout à perdre aux mesquineries grammaticales.


* Pour une raison qui m’échappe, l’anthologie ne suit pas l’ordre de publication des recueils. Je crains que cela rende mal justice à l’œuvre. Toute écriture se déploie dans le temps, approfondissant des thèmes qui n’étaient qu’esquissés et en délaissant d’autres. Appréhender l’évolution d’un auteur est l’un des intérêts d’une anthologie. Mais on peut rétablir cet ordre en zigzaguant à travers les pages – ce que j’ai fait.

** Un exemple tiré du Corps saisonnier, que je cache en bas de page, au profit de mes lecteurs méritants :

Je n’attends pas
Ici commence le rythme de la main
Qui branle
Et rend vibrant l’espace
La nuit en chasse avec son arrière
Goût de femelle
De sexe chaud sous la robe il y a
Cette hâte de bête à fourrure
Dont le halètement fait durcir
La queue
Jette la bouche au con

20 février 2025
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