« une photographie de moi-même par moi-même... »

Nous nous retrouvons, les stagiaires, Annie Gilles et moi, pour la première fois autour de la table de travail, avec du papier et des crayons. Un nouveau visage, Laetitia. Chacun reçoit un texte de Lawrence Ferlinghetti paru dans le supplément « La poésie est partout » de Courrier International (no 733, 18-24 novembre 2004 ; paru initialement dans le San Francisco Chronicle), « Quelques définitions de la poésie à l’usage du XXIe siècle » :

La poésie est le cri que l’on pousserait en s’éveillant dans une forêt obscure au milieu du chemin de notre vie.
La poésie est le soleil qui ruisselle à travers les mailles du matin.
La poésie, ce sont des nuits blanches et des bouches de désir.
La poésie est l’argot des anges et des démons.
La poésie est un canapé où s’entassent des chanteurs aveugles qui ont posé leurs cannes blanches.
La poésie est le dérèglement des sens qui produit du sens.
La poésie est la voix de la quatrième personne du singulier.
La poésie ce sont toutes les choses nées avec des ailes et qui chantent.
La poésie est une voix dissidente qui s’insurge contre le gaspillage des mots et la surabondance insensée de l’imprimé.
La poésie est ce qui existe entre les lignes.
La poésie est faite des syllabes des rêves.
La poésie, ce sont des cris lointains, très lointains, sur une plage au soleil couchant.
La poésie est un phare qui fait tourner son mégaphone au-dessus de la mer.
Un poème peut être fait d’ingrédients ménagers courants. Il tient sur une seule page et peut cependant remplir un monde et se loger dans la poche d’un cœur.
La poésie, ce sont des pensées sur l’oreiller après l’amour.
La poésie est un chanteur des rues qui sauve les chats de gouttière de l’amour.
La poésie est le dialogue des statues.
La poésie est le bruit de l’été sous la pluie et la clameur de gens qui rient derrière des volets clos dans une rue étroite.
La poésie est une grande maison résonnant de toutes les voix qui ont jamais dit quelque chose de fou ou de merveilleux.
La poésie est la voix à l’intérieur de la voix de la tortue.
La poésie est un livre de lumière la nuit.
La poésie n’est pas que l’héroïne, les chevaux et Rimbaud. Elle est aussi le murmure des éléphants et les prières impuissantes des passagers aériens qui attachent leur ceinture pour la descente finale.
Tel un bol de roses, un poème n’a pas à être expliqué.

Je propose un tour de table pour que chacun entende la voix des autres : chacun lira une des définitions. Si quelqu’un ne peut pas lire, un autre se fera sa voix et lira à sa place. En fait, tout le monde lit mais Latifa, après avoir lu, éclate en sanglots et quitte la salle. Latifa est arrivée en France il y a six mois. Elle pleure souvent et m’expliquera plus tard : « Quand je me mets à pleurer je pense que c’est parce que j’ai fait quelque chose de mal, et alors je me demande ce que c’est, et je ne sais pas si c’est quelque chose de mal en français ou en arabe. » Tout à l’heure, quand chacun écrira un texte, elle le dictera à Annie qui le lira pour elle à voix haute.
Je remets ensuite à chacun copie de la lettre adressée de Harar par Arthur Rimbaud à sa famille le mercredi 6 mai 1883 :

Rimbaud à Harar

Mes chers amis,
Le 10 avril, j’ai reçu au Harar votre lettre du 26 mars. Vous dites m’avoir envoyé deux caisses de livres. J’ai reçu une seule caisse à Aden, celle pour laquelle Dubar disait avoir épargné vingt-cinq francs. L’autre est probablement arrivée à Aden, à présent, avec le graphomètre. Car je vous avais envoyé, avant de partir d’Aden, un chèque de 100 francs avec une autre liste de livres. Vous devez avoir touché ce chèque ; et, les livres, vous les avez probablement achetés. Enfin, à présent, je ne suis plus au courant des dates. Prochainement, je vous enverrai un autre chèque de 200 francs, car il faut que je fasse revenir des glaces pour la photographie.
Cette commission a été bien faite ; et, si je veux, je regagnerai vite les 2.000 francs que ça m’a coûtés. Tout le monde veut se faire photographier ici ; même on offre une guinée par photographie. Je ne suis pas encore bien installé, ni au courant ; mais je le serai vite, et je vous enverrai des choses curieuses.
Ci-inclus deux photographies de moi-même par moi-même. Je suis toujours mieux ici qu’à Aden. Il y a moins de travail et bien plus d’air, de verdure, etc...
J’ai renouvelé mon contrat pour trois ans ici, mais je crois que l’établissement ferme bientôt, les bénéfices ne couvrent pas les frais. Enfin, il est conclu que le jour qu’on me renverra, on me donnera trois mois d’appointements d’indemnité. À la fin de cette année-ci, j’aurai trois ans complets dans cette boîte.
Isabelle a bien tort de ne pas se marier si quelqu’un de sérieux et d’instruit se présente, quelqu’un avec un avenir. La vie est comme cela, et la solitude est une mauvaise chose, ici-bas. Pour moi, je regrette de ne pas être marié et avoir une famille. Mais, à présent, je suis condamné à errer, attaché à une entreprise lointaine, et, tous les jours, je perds le goût pour le climat et les manières de vivre et même la langue de l’Europe.
Hélas ! à quoi servent ces allées et venues, et ces fatigues et ces aventures chez des races étranges, et ces langues dont on se remplit la mémoire, et ces peines sans nom, si je ne dois un jour, après quelques années, pouvoir me reposer dans un endroit qui me plaise à peu près et trouver une famille, et avoir au moins un fils que je passe le reste de ma vie à élever à mon idée, à orner et à armer de l’instruction la plus complète qu’on puisse atteindre, et que je voie devenir un ingénieur renommé, un homme puissant et riche par la science ? Mais qui sait combien peuvent durer mes jours dans ces montagnes-ci ? Et je puis disparaître, au milieu de ces peuplades, sans que la nouvelle en ressorte jamais.
Vous me parlez de nouvelles politiques. Si vous saviez comme ça m’est indifférent ! Plus de deux ans que je n’ai pas touché un journal. Tous ces débats me sont incompréhensibles, à présent. Comme les musulmans, je sais que ce qui arrive arrive, et c’est tout.
La seule chose qui m’intéresse, ce sont les nouvelles de la maison et je suis toujours heureux à me reposer sur le tableau de votre travail pastoral. C’est dommage qu’il fasse si froid et si lugubre chez vous, en hiver ! Mais vous êtes au printemps, à présent, et votre climat, à ce temps-ci, correspond avec celui que j’ai ici, au Harar, à présent.
Ces photographies me représentent, l’une debout sur une terrasse de la maison, l’autre, debout dans un jardin de café ; une autre, les bras croisés dans un jardin de bananes. Tout cela est devenu blanc, à cause des mauvaises eaux qui me servent à laver. Mais je vais faire de meilleur travail dans la suite. Ceci est seulement pour rappeler ma figure, et vous donner une idée des paysages d’ici.
Au revoir,
Rimbaud.
Maison Mazeran, Viannay et Bardey,
Aden.

La phrase « deux photographies de moi-même par moi-même » étonne certains, plaît beaucoup à d’autres. Je propose que chacun se décrive soi, à l’exemple du dernier paragraphe de la lettre, en précisant où on se tenait quand la photo a été prise. Une question apparaît : a-t-on le droit d’inventer ? (Oui.) La forme lettre rassure, en même temps elle engendre des automatismes déjà acquis.

Samah, Yamina et Rabea
Jessica, Caroline, Oumouch, Laetitia

Hacène se décrit sur la place principale d’Oran, Laetitia dans la cabine de Photomaton de la gare de Charleville-Mézières, Delphine près de son cousin dans une salle où on fête un anniversaire, Vincent sur le cheval d’une sculpture représentant les quatre fils Aymon... La plupart lisent ensuite leur texte.
Le lendemain, pour expliquer qu’elle sait mieux écrire en arabe qu’en français, Rabea apportera à Annie une lettre en arabe joliment calligraphiée qu’elle va envoyer à sa mère au lieu de lui téléphoner comme elle fait d’habitude.
Dans son texte, Ferlinghetti parle de « la quatrième personne du singulier », c’est la première qui est difficile pour ceux qui apprennent le français. Qu’est-ce que cette apostrophe à placer devant un verbe qui commence par une voyelle, ainsi Rabea écrit-elle : « je spère » pour « j’espère ». Oumouch, arrivée depuis peu de Tchétchénie, apprend la langue à l’oreille par blocs, par groupes de mots, elle ne sait pas encore où commence et où finit un mot, où passe la séparation entre deux, la barre de mesure orale n’est pas la même qu’à l’écrit.

Ecrire sur un tableau noir
28 novembre 2004
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