Ulla ou l’effacement, d’Andréas Becker

Ulla ou l’effacement,
récit d’Andréas Becker
Editions d’En Bas, avril 2019


par Frédéric Fiolof


Il y a des textes qu’il faut longtemps attendre avant de les écrire. Le dernier livre d’Andréas Becker, qui est aussi son premier récit, est sans doute de ceux-là. Il tient à peine en 55 pages, mais il distille une lumière noire qui, pour les lecteurs qui suivent cet écrivain depuis son premier roman, donne l’impression d’avoir longtemps nourri son œuvre. Une œuvre où se pressent depuis toujours des vies blessées, déchirées, violentées dont on a souvent le sentiment, et qu’importe leur dimension fictionnelle, qu’elles ont été accueillies bien plus qu’enfantées. Janus mi-fillette, mi-vieillard régurgitant les abominations de l’histoire dans L’Effrayable, narratrice qu’étrangle son passé dans Les Nébuleuses, légataire d’une mort inacceptable qu’il a lui-même provoquée dans Les Invécus, mosaïque de visages et de destins brisés dans Gueules : autant de figures démantibulées, d’existences anonymes marquées par le désastre ou son souvenir, et qui, portées par la langue si singulière de Becker, ou soumises à ses façons de faire voler en éclat les cadres spatio-temporels, nous donnaient pourtant à toucher du doigt toute l’aberration du réel. Tant et si bien que dans cette « sortie de la fiction » qu’entreprend Ulla ou l’effacement, Andréas Becker nous plonge au cœur d’une réalité à laquelle, pourrait-on dire, il nous avait préparés, dont il avait déployé l’horreur par d’autres voies et d’autres boursouflures.

Dans ce texte court et saisissant, l’auteur revient sur les derniers jours et la mort de sa mère, emportée par une cirrhose à l’âge de 46 ans. Un espace-temps circonscrit qui rappelle parfois à lui quelques pans de mémoire, pièces rapportées d’une existence faite avant tout de longues plages de silence. Mais ce tombeau poignant que dresse l’auteur prend aussi une dimension collective qui s’enracine dans les décombres de la guerre. Car au cœur de ce silence maternel et de cette vie dévastée par l’alcool, il y a la plaie encore à vif des grands bombardements conduits sur l’Allemagne nazie dans les années 40. La population civile de Hambourg (ville natale de Becker et de sa mère) paya alors un lourd tribut : 45.000 morts en moins de deux semaines durant l’été 1943. L’un des raids aériens les plus meurtriers de toute la seconde Guerre Mondiale. Avoir été enfant à Hambourg en 1943, c’est, au mieux, avoir survécu et grandi dans le sillon d’un double traumatisme : celui de l’horreur vécue en direct (à l’instar de ces scènes insoutenables qui hantent la mémoire d’Ulla) ; et celui du silence : les civils de l’Allemagne d’après-guerre appartenaient à la classe des vaincus, des punis, de ceux qui, à l’aune des crimes du Troisième Reich, n’avaient pas le droit de se plaindre. Une parole ravalée qui s’estompera dans l’alcool sans jamais s’y dissoudre, pour Ulla comme pour bien des femmes et des hommes de cette génération et de cette ville là.

Mais cet arrière-fond omniprésent imprègne le texte de Becker sans pour autant l’infléchir vers un récit historique. Il cherche au contraire à faire corps avec son personnage, tournant sans cesse autour du vide qui l’habite dans une tension presque beckettienne. Car ce retour au pays natal sur les traces de la mère nous immerge dans l’épaisseur d’un silence qui n’en finit pas de se débattre avec lui-même. Exercice un peu à contre-emploi des longs monologues explosifs et déstructurés auxquels nous avaient habitués les romans de l’auteur, Ulla ou l’effacement endosse une autre peau, revêt une forme plus minimaliste. La solitude et le malheur ne se délitent plus ici dans une parole surabondante mais se tiennent au plus près de l’os irréductible qui leur est donné à ronger. Andréas Becker s’efforce de redonner chair à un manque sans jamais tenter de le résorber. Il se tient au plus près de ce qui a fait défaut et instaure une manière de relation à la fois intime et fragile à ce vide. La langue, moins débridée que dans d’autres textes de l’auteur, garde pourtant la marque d’une discrète étrangeté. Une langue faussement orale, tremblée, qui se reprend, s’enroule autour d’elle-même et semble parfois au bord de se briser. Alors, derrière les mots, il ne reste plus que la grisaille du Nord (Hambourg, rebaptisée Pâlebourg), la crudité d’un corps dans sa mouvante destruction, et les quelques souvenirs qui trompent à peine cette vie rivée au silence. Une vie de peu, à laquelle Andréas Becker rend ici un hommage fort et émouvant.


Frédéric Fiolof dirige la revue littéraire La moitié du fourbi qu’il a créée en 2015. Il a participé quelque temps à La Nouvelle Quinzaine littéraire et publié un roman, La Magie dans les Villes, chez Quidam éditeur en 2016. Un récit paraîtra chez ce même éditeur début 2020.

23 avril 2019
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