Didier Plassard / Fragiles territoires de l'humain  

l'image dans le théâtre, chez Novarina et Didier-Georges Gabily

Didier Plassard enseigne les lettres et le théâtre à l'Université Rennes 2 - ce texte est paru dans la revue Puck en 1998

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non, je suis si entièrement regard qu'il faut
finalement qu'un ange vienne, en acteur, redresser
les pantins, pour faire équilibre à mon regard.
Ange et poupée : voilà enfin le théâtre.
Rainer Maria Rilke / Élégies de Duino

 

A quoi bon le théâtre au temps de l'image?

Il y a de cela une quinzaine d'années, au mois de mars 1982 exactement, se tenait à Palerme un colloque international dont le propos était d'examiner la place et le rôle du théâtre à l'intérieur de la société du spectacle . Parmi les points de vue échangés - ceux de Franco Quadri, d'Enrico Fulchignoni, de Richard Schechner, de Clive Barker particulièrement -, et qui tous anticipèrent une large part des débats esthétiques qui structurent aujourd'hui le paysage théâtral, celui de Bernard Dort conserve pour nous toute son efficacité. Ébauchant la définition d'une " représentation émancipée " qu'il devait reprendre dans un essai du même titre quelques années plus tard , Dort la poussa plus avant au cours des discussions qui suivirent les communications, en soulevant l'hypothèse du renversement de l'une des fonctions historiques de la scène : plutôt que de proposer de nouveaux modèles sociaux, le théâtre contemporain aurait pour tâche essentielle de déconstruire ceux que les média nous imposent. La spécificité du fait théâtral à l'intérieur du nouvel ordre spectaculaire, question longuement débattue au cours du colloque de Palerme, consisterait donc principalement dans cette action critique, désaliénante, visant à desserrer l'emprise des modèles produits et diffusés par l'industrie du divertissement.

Si, mutatis mutandis, cette définition désigne toujours en 1998 l'horizon le plus ambitieux que puisse se donner - du moins dans les pays occidentaux - l'art minoritaire du théâtre, les mutations de la société accomplies depuis lors imposent de délimiter plus exactement le champ d'action à l'intérieur duquel la scène peut espérer accomplir son travail critique. Art de l'incertain, de la construction friable et publique des fictions, c'est dans l'évidence tremblée du comédien, face à l'assemblée des spectateurs, que le théâtre puise désormais sa légitimité : parce qu'il ne nous montre pas une image, un produit anonyme, recyclable et déshabité, mais bien un corps fragile comme le nôtre, comme lui promis à la mort, soumis à l'épreuve de la mémoire, de l'inactualité, de l'étrangeté. Aussi le renversement du mythe craiguien de la Surmarionnette, proposé par Tadeusz Kantor à la fin de son manifeste du Théâtre de la mort, prend-il dans ce contexte toute sa signification : non plus récit de l'origine immémoriale du théâtre, mais bien allégorie de sa réinvention permanente, au présent.

EN FACE de ceux qui étaient demeurés de ce côté-ci, un HOMME s'est dressé EXACTEMENT semblable à chacun d'eux et cependant (par la vertu de quelque " opération " mystérieuse et admirable) infiniment LOINTAIN, terriblement ÉTRANGER, comme habité par la mort, coupé d'eux par une BARRIÈRE qui pour être invisible n'en semblait pas moins effrayante et inconcevable, telle que le sens véritable et l'HONNEUR ne peuvent nous en être révélés que par le RÊVE.

Déconstruire les représentations médiatiques de l'homme, en effet, suppose en premier lieu de restituer à l'apparition immédiate de l'acteur toute la puissance d'un événement poétique - d'un " moment révolutionnaire " , disait Kantor. L'appellation récente de " spectacle vivant ", fréquemment utilisée pour désigner l'ensemble des arts de la scène, ne fait rien d'autre que souligner (même maladroitement) l'importance de ce moment, et l'attente qu'il cristallise : celle de la tension au travail entre corps et image, chair et modèle, épreuve du réel et découpe de l'imaginaire. " Ce que le regard fouille, aujourd'hui, sur scène, rappelle Denis Guénoun, ce n'est plus l'image du rôle : c'est la conduite de l'acteur. (...) Plaisir de voir l'acteur faire ce qu'il fait : machiner des illusions, au besoin, mais surtout vivre sur scène selon une nouvelle justesse, un nouveau régime de la vérité. La vérité que le spectateur traque n'est plus la vérité du rôle, mais la vérité du jeu. " Le reflux progressif d'une définition restrictive de la mise en scène en tant que relecture critique ou bien commentaire des oeuvres, au profit d'une pratique poétique de libre réinvention, sur le plateau, des figures et des formes de l'incarnation des voix, constitue l'un des symptômes les plus manifestes de ce changement du regard porté sur la scène, qui met l'accent sur le caractère événementiel de la représentation, sur le surgissement des émotions liées à la mise en jeu de l'humain plutôt que sur la saisie des concepts.

 

La pluralité des modes d'incarnation

On pourrait juger paradoxal que ce déplacement de l'économie théâtrale vers le spectacle de l'acteur au travail coïncide, curieusement, avec l'expansion des techniques et des formes de la marionnette hors de leurs champs spécifiques, dans un croisement de plus en plus fréquent des interprètes vivants et de leurs doubles artificiels. Comment concilier - et cette remarque vaudrait aussi pour le recours aux images diffusées ou projetées - une telle attention, centrée sur l'arc du corps, le pli du visage, le grain de la voix d'un comédien de chair et d'os, avec l'irruption à ses côtés de simulacres, que ceux-ci soient issus des mains de l'artisan ou bien des écrans de l'ingénieur? C'est ici, justement, que la dimension critique aperçue par Bernard Dort peut nous éclairer. Tandis que, pour le régime général des échanges sociaux, de la gestion des informations et de la circulation des produits, la différence entre corps et figure n'est plus d'aucune pertinence, l'un comme l'autre se trouvant indifféremment pensés en termes d'images, l'espace théâtral constitue le seul lieu matériel où leurs valeurs respectives peuvent être clairement dissociées et interrogées : où le poids d'une présence vivante agit autrement sur la sensibilité que ne le fait le scintillement d'un écran, la projection d'une ombre, la raideur d'une effigie. De ce fait, la rencontre sur un même plateau de l'acteur et de la marionnette constitue bel et bien l'amorce d'une mise en crise potentielle des modèles sociaux, laquelle n'attend que d'être ressaisie et actualisée par la dramaturgie.

Aussi n'y a-t-il pas de contradiction fondamentale entre le recentrement de l'attention du spectateur sur le jeu de l'acteur vivant et le développement de représentations mixtes, convoquant à côté de lui les substituts - des plus anciens aux plus modernes - de la personne humaine. L'un et l'autre de ces phénomènes placent au coeur de l'acte théâtral non plus la fable mais bien le processus même de l'incarnation, c'est-à-dire en fin de compte l'espace du plateau, qu'ils définissent comme le lieu d'émergence, de transformation et de disparition des corps ; ou, pour reprendre encore une fois les termes de la thèse avancée par Denis Guénoun, du " devenir-théâtre d'une action, d'une histoire, d'un rôle " . Bien qu'elle assume par là, à la suite de tant d'autres pratiques artistiques au XXe siècle, le risque de se replier sur les terres frileuses de l'auto-référentialité (c'est le seul spectacle du théâtre qui se donnerait ainsi à voir), la pluralité des modes d'actualisation du personnage, parce qu'elle met directement en jeu la figure humaine, recèle un potentiel dramaturgique considérable, et l'on comprend aisément qu'un nombre croissant d'hommes de théâtre y aient aujourd'hui recours.

 

Encore une marionnette morte

L'écriture et la pratique scénique de Didier-Georges Gabily, dans la trilogie Gibiers du temps, offrent un premier exemple de réalisation de ce potentiel, à travers l'exploration de différents registres de la présence et de la mise en corps des fictions. Pantins et mannequins peuplant la scène et ses abords immédiats, masques, travestissements collant aux comédiens, images vidéo filmées en direct ou enregistrées : les défroques d'êtres déchus - victimes, bourreaux, héros et dieux en maraude, prêts à tous les commerces, à toutes les violences, à toutes les compromissions -, hantent l'espace ravagé du mythe. Dès l'ouverture - le " Dépouilles prologue " par lequel commence le premier volet de la trilogie -, les indications scéniques ménagent un lieu habité d'êtres composites.

Enfers intermédiaires. Cadavres d'anges, si on veut. Ou d'hommes et de femmes dont certains sont affublés d'ailes-crânes d'oiseaux dans le genre charognards. Sorciers-prophétesses, mourants-morts des temps engloutis. (...) Très loin, peut-être table d'Oubli dressée avec marionnette-Pirithoos rivée à son siège d'Oubli ; couchée sur elle, marionnette-Perséphone. (...) Quelque chose est tombé sur le théâtre - il y a un théâtre, n'en doutons pas , un autre corps ailé. (ENCORE UNE CHUTE ; ENCORE UNE MARIONNETTE MORTE.) Ça ne bouge plus.

La mise en scène de l'auteur n'a pas entièrement suivi ces propositions. Mais, accroché dans la pénombre, un gigantesque pantin rosâtre en tissu rembourré, corps de femme au vagin largement ouvert, surmonté d'une tête cadavérique, dessinait l'ombre en relief, le prolongement grotesque des appétits de Phèdre et des autres personnages. Dépouille anonyme, corps et décor à la fois, cette " marionnette morte " pendue par les épaules, et que les mouvements sur le plateau parfois animaient, accompagnait l'ensemble de la trilogie. A ses pieds, d'autres mannequins, de taille humaine ceux-là, créaient par leur présence immobile un arrière-plan incertain, comme un deuxième niveau d'existence mêlé aux comédiens : cadavres entassés à même le sol des Enfers ; sans-abri prostrés sur les bancs de la ville ; clients du peep-show rivés à leurs moniteurs vidéo, un masque vide à l'emplacement de la tête. Marionnettes acéphales, effigies renversées, cette humanité rejetée sur les marges de l'espace scénique imprégnait d'étrangeté l'acte théâtral, empoissant de son silence et de son immobilité les paroles et les gestes des vivants.

Mais c'est au plus près des acteurs, accrochées à leurs membres ou bien collant à leur visage, que les figures de la double incarnation trouvaient leur matérialisation la plus inquiétante. Par exemple dans le surgissement, au cours du deuxième volet de la trilogie, des " gens sans ombre " peuplant le " quartier d'argent " de la ville où échoue Thésée : comédiens et corps de mannequins attachés l'un à l'autre comme des frères siamois, ou plutôt comme la greffe monstrueuse d'un deuxième tronc, mort, et qu'il faudrait porter devant soi pour lui donner l'apparence de la vie, le faire danser, l'asseoir sur ses genoux. Ce procédé, qui n'est pas sans rappeler les dépouilles d'enfants accrochées aux vieillards de La Classe morte de Tadeusz Kantor, intervenait une nouvelle fois quelques instants plus tard, lorsque Démophon déguisé attirait chez lui Thésée : l'acteur entrait en scène en tenant devant lui un mannequin, simulacre de sa fausse identité, qui le cachait entièrement ; puis il s'en débarrassait comme s'il s'était agi d'un vêtement - masque, chapeau et costume accrochés aux patères.

De façon plus diffuse, enfin, faces terreuses, bas enfoncés sur le visage, masques neutres, postiches et accessoires de bazar - les pieds ailés d'Hermès Archange figurés par des gants de ménage en caoutchouc rose, par exemple - dessinaient des êtres ravalés au rang d'objets, rongés par le devenir-marchandise. Déclinée en figures multiples, la marionnette métaphorisait ainsi la transformation de l'humain en matière morte ou en chose - demi-cadavres, esclaves grugés, revenants, laissés pour compte. A l'autre extrémité du parcours de l'incarnation scénique, les moniteurs vidéo, qui diffusaient d'abord des films pornographiques (dans la deuxième partie de la trilogie), puis les images en direct des comédiens ou bien des bandes d'actualités (dans la troisième), désignaient le terme ultime de la chosification du vivant : l'absorption dans l'écran, la réduction en traces lumineuses, icônes éphémères et monnayables, immédiatement remplaçables. Ainsi le territoire arpenté par les " gibiers du temps ", fragiles incarnations de l'humain, apparaissait-il deux fois circonscrit entre, d'une part, le trop de matière des corps marionnettisés, et, d'autre part, l'abstraction dégradée des images télévisuelles : double obscénité de l'engluement dans une matière mortifère et d'une assomption suspecte.

 

Être dépassé par les figures

A l'opposé de l'enfoncement tragique de l'humain porté sur la scène par l'oeuvre de Didier-Georges Gabily, l'écriture de Valère Novarina convoque le corps de l'acteur pour le soumettre à ce qu'on pourrait appeler un exercice de dépossession : le désancrage référentiel, qui fait circuler la parole comme autant de pulsions, oblige en effet l'interprète à renoncer à ces derniers indices de matérialité du personnage que sont la permanence d'un nom, celle d'une identité sociale ou même sexuelle. Seuls les gestes de la profération, du témoignage, de l'injonction de parler ou de la réponse qui lui est faite organisent le flux du discours, dans l'effacement de toutes les traces d'un rôle. Homme ou femme, vieillard ou enfant, individu ou groupe - l'identification de chacune de ces marques se trouve comme méticuleusement empêchée par l'écriture. En un renversement complet du dispositif dramatique, le théâtre devient alors le lieu où le spectateur n'est plus convié à découvrir l'actualisation scénique d'un texte, l'incarnation d'un personnage dans un corps, mais bien la sortie de lui-même qu'accomplit l'acteur sous la pression du langage. Comme Novarina l'affirmait déjà dans son essai Pour Louis de Funès, " le théâtre a été inventé pour y brûler la nuit toutes les figures humaines ".

Pour donner forme à cet espace de transfiguration, la seule corporéité des acteurs apparaît véritablement indispensable : massive, monumentale, comme l'ont investi André Marcon ou Michel Baudinat ; lumineuse, dansée, à la manière de Claude Merlin ; ou sur bien d'autres modes, encore. Plus généralement, c'est dans le conflit d'une physique et d'une poétique, d'une matière et de son incandescence, que l'écriture théâtrale de Novarina trouve sa plus grande force. Nul besoin, en apparence, de convoquer d'autres régimes de l'incarnation théâtrale puisque la parole, à elle seule, met au travail la figure humaine, faisant entendre au travers du comédien une pluralité de voix. Littéralement contraint de laisser place au surgissement des personnes éphémères du drame, le corps de l'interprète apparaît bientôt comme fiction, ou comme scène ; il devient, pour reprendre les mots de l'auteur, " un leurre, un faux d'homme, une effigie d'homme, un appelant : l'acteur est devant nous, à l'intérieur et hors de toutes nos paroles. La parole ne nomme pas, elle appelle. "

Pourtant, derrière les corps des acteurs, viennent prendre place d'autres figures, peintes celles-là : sur les parois du cube scénique dans Le Drame de la vie ; sur un enchevêtrement de châssis digne des décors expressionnistes dans Vous qui habitez le temps ; sur un immense rideau se soulevant progressivement, telle une voile, dans La Chair de l'homme . Simples traces rythmiques, inextricables " forêts de signes qui s'effacent " ou bien grandes silhouettes projetées dans l'espace, ces échos plastiques du surgissement et de l'effondrement des personnages, se détachant sur fond de ténèbres, construisent à l'arrière-plan de la scène un tourbillon d'énergies lumineuses, comme un équivalent du geste initial de la création. Le jeu d'une double incarnation s'esquisse donc dans la tension entre les corps vivants et ces figures qui les dépassent, dessinant les formes de leur naissance et de leur disparition.

La marionnette humaine

Espace allégorique, comme pouvait l'être la scène médiévale, le théâtre novarinien ne cesse de réinterroger l'énigme du langage, et de son enracinement dans l'être ; c'est pourquoi les métaphores du dédoublement, de l'effigie et de la marionnette - c'est-à-dire du corps inerte soulevé par un geste, un souffle - irriguent souterrainement les textes, affleurant çà et là de manière plus perceptible. Ainsi, dans Le Jardin de reconnaissance :

LA FEMME SÉMINALE : Taisez-vous maintenant car il faut offrir au Vivant le spectacle du drame de notre tête, pendue dans l'être, avec nos effigies l'une dans l'autre, entrechoquées. Incarnation est ce mystère du ci-gît où il faut aller-et-partir de suite.

Ou plus loin, dans le même texte :

LE BONHOMME DE TERRE : J'aimerais mon corps enlever, pour voir s'il est encore vidé par son creusement. Si l'on était à l'intérieur d'un corps descendu, il irait à partir de jusqu'où? J'aimerais mettre matière morte à l'intérieur de la vôtre, pour voir par une preuve véritablement biologique si c'est par un trou véritablement fait dans la terre que nous sommes faits. En figure finale de la vie, je dirai : " Je remis ma vie dans la tête du pantin Assez-bien." Ici je suis à l'abri d'autrui.

L'inscription la plus précise de l'image de la marionnette, dans l'oeuvre de Novarina, ne provient cependant ni d'un modèle littéraire ou philosophique, ni d'une tradition spectaculaire au strict sens du terme, mais beaucoup plus directement de l'empreinte laissée par un souvenir de son enfance en Haute-Savoie. C'est, en effet, dans la référence explicite à une attraction foraine, la " Loterie Pierrot ", que prend source un épisode de La Chair de l'homme:

Depuis 517 ans, chaque premier jeudi de septembre, des milliers d'habitants du Chablais, montant des bords du Léman ou descendant de la montagne par les trois vallées de la Dranse (Dranse d'Abondance, Dranse de Morzine, Dranse de Bellevaux), se retrouvent, le jour de la " Foire de Crête ", sur l'une des collines qui dominent Thonon, pour vendre, boire, manger, danser, acheter, jouer. Le chapitre XII de La Chair de l'homme décrit l'action de 1471 d'entre eux à l'instant où la roue de la Loterie Pierrot s'immobilise sur le 8.

L'attraction imaginée par les propriétaires de cette loterie, que Novarina a pu voir dans les années d'après-guerre et qui s'est conservée jusqu'à aujourd'hui, consiste en un curieux numéro de marionnette humaine : debout sur l'avant-scène d'un théâtre miniature, un petit personnage tape du pied, gesticule des bras, grimace, pour mimer les attitudes d'un chanteur de café-concert interprétant diverses rengaines populaires - le répertoire de Bourvil principalement - diffusées en play-back. Tandis que le corps et les membres de ce pantin ont à peu près les dimensions de ceux des poupées offertes aux gagnants de la loterie, sa tête n'est autre que celle du propriétaire, surnommé Gugusse, que dissimule le rideau du castelet. Le numéro était, à l'origine, complété par le boniment de sa soeur, vêtue d'un frac et coiffée d'un gibus.

L'étrangeté de ce " minuscule militaire à grosse tête " , créée tout à la fois par sa difformité, par la gestuelle saccadée, les mimiques appuyées qui accompagnent L'Ami Bidasse, mais surtout par la greffe inquiétante d'un visage humain sur le corps du pantin, le constitue en une sorte d'icône burlesque, participant simultanément de deux ordres de réalité, de deux régimes de l'incarnation. En une citation directe de l'image dont il s'était inspiré pour écrire son texte, le procédé de la Loterie Pierrot fut exactement repris par Novarina lorsqu'il monta la version scénique de La Chair de l'homme, présentée en 1995 au Festival d'Avignon: l'acteur, dont le corps était caché par le châssis derrière lequel il avait pris place, faisait sortir sa tête à l'intérieur du cadre d'un des tableaux suspendus au mur, tout en manipulant les membres de la marionnette qui figurait son corps miniaturisé.

De même que les icônes des églises orthodoxes, par le double jeu de l'image peinte et des métaux précieux qui l'enrichissent - dissimulant la quasi totalité des figures, à l'exception de leurs visages et de leurs mains - sont en même temps peinture et objet d'orfèvrerie, surface et relief, le " portrait " animé par ce pantin se construisait sur une association intime, tout à la fois comique et dérangeante, de l'homme et de la chose. Ce faisant, c'est la dynamique même de l'image qui se trouvait soulignée, son pouvoir de germination, d'expansion dans l'espace - trace, comme l'est justement l'icône, du chemin de l'incarnation, conduisant de l'invisible jusqu'au visible, de la parole jusqu'à la " chair de l'homme ". Par un mouvement inverse à celui de la chosification de l'humain qu'explore l'écriture de Didier-Georges Gabily, la troublante proximité de l'acteur et de la marionnette, dans l'oeuvre de Valère Novarina, mime une sortie de la matière, la traversée du corps par la parole qui l'emporte. Chez l'un comme l'autre, cependant, le métissage de différents codes représentationnels réalise effectivement, comme l'imaginait Bernard Dort, une critique en acte des modèles sociaux de la personne humaine : les figures de la double incarnation ne dessinent pas autre chose, en dernière analyse, que les frontières instables du vivant.