Bruno Tackels /Où est passée l'aura du théâtre ?  

une lecture de " L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique ", de Walter Benjamin

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Si j'essaie de ressaisir en une phrase l'argument de ce séminaire sur "les Relations de la scène aux images" , on pourrait le trouver dans cette question : la technique moderne qui pouvait reproduire (et déformer) un moment unique (pictural, théâtral, mais aussi réel et matériel) n'est-elle pas en train de se donner les moyens de produire son propre réel et de le transformer indéfiniment, jusqu'à faire disparaître la notion même d'original? En d'autres termes, la technique, autrefois capable de reproductibilité, deviendrait maintenant capable de transformabilité, capable d'informer par elle-même du réel. Quelles peuvent en être les conséquences, artistiques mais aussi politiques, pour les arts de la scène?
Dans les années trente, Walter Benjamin posait déjà cette question de l'art au temps de la technique. Sans doute, il aura été le précurseur et l'interprète à la fois d'une société qui ne peut se penser qu'à travers les mailles et les gestes de la technique moderne, c'est-à-dire de cette technique qui peut se reproduire indéfiniment (elle-même et, avec elle, le monde qu'elle sert et conditionne à la fois). Sans doute il aura été l'un des premiers à voir combien les inventions techniques (la photographie, le cinéma -- mais nous pouvons aujourd'hui prolonger la liste : la télévision, la vidéo, l'ordinateur, la télécopie, les réseaux internet,…) allaient déterminer et influencer l'art créé par la communauté des hommes. Il est aussi le premier à pressentir que cet art techniquement déterminé va marquer la société contemporaine dans des proportions quasi-irreprésentables -- qu'il va la transformer de façon irréversible.
Sa réflexion sur l'art moderne se condense dans un essai célèbre, l'OEuvre d'art à l'époque la reproductibilité technique, qui a fréquemment fait l'objet de mal-entendus. On a souvent lu ce texte comme un chant de regrets devant la disparition du théâtre comme art socialement dominant. Ou alors on interprète son analyse du cinéma comme un éloge de la modernité, voire comme le programme d'une utopie fondée et organisée par l'expansion du cinéma éducateur et formateur du corps social.
La lecture de la première version de ce texte, inédite en France, ainsi que des notes de travail préalables à cette première mouture permet de comprendre cette disparité des interprétations. Cette première rédaction montre clairement que l'art à l'époque de la reproductibilité - l'art de notre époque - est à la fois le signal du plus grand des dangers - l'anéantissement de l'humanité - et l'amorce du plus grand des changements - la révolution, en son sens politique. Cette hypothèse m'oblige à lire un large extrait du chapitre de ce texte intitulé “Le Dadaïsme” :
"Le rapport social mis en oeuvre par le dadaïsme consiste à provoquer un choc. Ses manifestations garantissaient en effet une distraction véritablement violente, parce qu'elles plongeaient l'oeuvre d'art au coeur d'un scandale. Celle-ci se devait surtout de satisfaire à une exigence : provoquer un scandale public. D'apparence visuelle séduisante ou de figure sonore persuasive, l'oeuvre d'art devient projectile. Elle repousse celui qui contemple. Et de ce fait, l'oeuvre d'art est sur le point de renouer pour le présent avec cette qualité traumatisante qui a toujours été la plus indispensable pour l'art dans les grands moments de transformation de l'histoire. Cette idée que tout ce qui est perçu comme évident nous arrive comme projectile - c'est-à-dire la formule de la perception onirique qui comprend en même temps la face traumatique de la perception artistique - a été mise en scène à nouveau frais par les dadaïstes. Ce faisant, ils ont favorisé la demande de cinéma dont l'élément distrayant est lui aussi essentiellement traumatique, notamment parce qu'il repose sur des changements de lieux et de plans (Einstellung) qui envahissent par à-coups celui qui contemple. Le film a donc délivré l'effet de choc physique que le dadaïsme tenait pour ainsi dire enfermé dans son emballage moral. Dans ses oeuvres progressistes, surtout celles de Chaplin, il a rassemblé les deux effets de choc sur de nouveaux gradins. Si l'on compare la toile sur laquelle les films sont projetés et celle sur laquelle se dépose la peinture, l'image, sur la première, se transforme alors qu'elle ne bouge pas sur la seconde. Celle-ci invite le spectateur à la contemplation. Devant elle, il peut s'abandonner au gré de ses associations. Devant un plan de cinéma, la chose est impossible. A peine l'a-t-il saisi qu'il s'est déjà transformé. Le plan ne peut être fixé, comme c'est le cas d'un tableau ou d'une chose réelle. [...] Le cours des associations, pour celui qui contemple les images d'un film, est immédiatement interrompu par leur transformation. C'est là que réside l'effet de choc du film qui, comme tout effet de choc, ne peut être saisi que par une attention renforcée. Le film est la forme d'art qui correspond au danger de mort accentué dans lequel vivent les contemporains. Il correspond aux transformations profondes de l'appareil perceptif - à ces transformations qu'éprouve, à l'échelle de l'existence privée, tout piéton dans la circulation des grandes villes et, à l'échelle de l'histoire mondiale, tout homme prêt à se battre contre l'ordre social actuel."
Aux moments essentiels de transformation de l'histoire, l'art est un mouvement, une réalité en mouvement que l'on ne peut fixer, ni reserrer en un point fixe et unique. Elle est “projectile”, “distraction”, “transformation”, inassignable et fuyante. Mais ce moment de la plus grande transformabilité de l'oeuvre correspond, pour les hommes de ce temps, au moment du plus grand danger. Certes, Benjamin n'avait pas en vue la transformabilité de l'oeuvre par-delà l'intention de tout auteur - même s'il n'a jamais de pourfendre l'idée d'auteur, de créateur et de génie. Non qu'il s'agirait pour lui de liquider ces notions du champ de l'art ; il importe plutôt de mettre en garde contre les effets pré-fascistes de ces concepts tant qu'ils ne sont pas contrôlés et organisés par l'espace collectif des hommes. Benjamin avait en vue le cinéma comme un espace de vision collective capable d'organiser la perception commune de l'existence humaine. Quelle est la nature de cette organisation de la société que Benjamin espère voir se développer par le médium filmique?
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La technique -- à la fois chance et menace pour l'art des hommes et leur survie. Il s'agit donc pour Benjamin d'une question essentiellement politique : comment le théâtre est-il agi par les images et comment leur réagit-il? Cette formule et cette question indiquent une préoccupation constante dans le théâtre qui se fait aujourd'hui. Il est donc important de lire les essais où Benjamin élabore cette idée (des textes malheureusement peu accessibles en langue française, voire détournés de leur charge première), sans sombrer dans la nostalgie, ni dans l'utopie techniciste, pour ensuite les éprouver -- les mettre à l'épreuve -- dans le travail des scènes contemporaines (Müller, Gabily, le Théâtre du Radeau).
Qu'est-ce que l'aura?
"L'expérience de l'aura repose sur la traduction de la manière, jadis habituelle dans la société humaine, de réagir au rapport de la nature à l'homme. Celui qui est regardé -- ou qui se croit regardé -- lève son regard, répond par un regard. Faire l'expérience de l'aura d'une apparition (phénomène?) ou d'un être, c'est se rendre compte de sa capacité de lever les yeux, ou de répondre par un regard. Cette capacité est pleine de poésie ; là où un homme, un animal ou un être inanimé, sous notre regard, ouvre son propre regard, il nous entraîne d'abord dans le lointain. Son regard rêve, nous attire dans son rêve. L'aura, c'est l'apparition d'un lointain, aussi proche soit-il. Les mots eux-mêmes ont leur aura. Kraus les a décrit très précisément : "De plus près on regarde un mot, de plus loin il nous regarde en retour." Tant qu'il y aura encore du rêve, il y aura toujours de l'aura dans le monde. Mais l'oeil éveillé ne désapprend pas la force du regard quand le rêve s'est complètement éteint en lui. Au contraire, ce n'est qu'alors que son regard devient vraiment fort. Il cesse de ressembler au regard de la bien-aimée qui lève les yeux sous le regard de son amant. Il commence à ressembler davantage au regard par lequel le méprisé répond à celui qui le méprise et par lequel l'opprimé répond à celui de l'oppresseur. De ce regard, le lointain est totalement éradiqué. C'est le regard de celui qui s'est réveillé de tout rêve, celui du jour comme celui de la nuit. Cette capacité à jeter ce genre de regard peut émerger par étape (graduellement). Elle le fait lorsque la tension entre les classes a dépassé un certain degré. Il s'ensuit qu'il est intéressant pour celui qui appartient à l'une des deux classes, celle des oppresseurs ou celle des opprimés, de regarder l'autre classe. Mais être l'objet d'un tel regard est ressenti par les autres comme quelque chose de pénible et de dommageable. C'est ainsi que se forme cet état où l'on se prépare à parer le regard de l'adversaire de classe. Cette mobilisation est surtout menaçante chez ceux qui constituent la majorité. Il en résulte une antinomie. Les conditions dans lesquelles vit la majorité des exploités s'éloignent de plus en plus de celles de la minorité qui prédomine. Plus s'accroît l'intérêt de ces derniers à contrôler les premiers, plus la satisfaction de cet intérêt devient précaire. Ceux qui tirent profit du travail du prolétariat ne s'exposent plus guère au regard des prolétaires. Les regards qui les attendent là menacent d'être de plus en plus méchants et, dans ces conditions, la possibilité d'étudier tranquillement les membres des classes inférieures sans faire l'objet en retour d'une étude de leur part, est de la plus haute importance. Une technique qui rend ceci possible a quelque chose d'immensément rassurant, même si elle est employée à d'autres fins. Elle peut dissimuler à plus longue échéance comment la vie dans la société humaine est devenue périlleuse. Sans le film, on ressentirait la perte de l'aura à un degré qui ne serait plus supportable."
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Ces notes apparaissent comme une double définition, celle de l'aura et celle de sa disparition. Remarquons tout d'abord que le lexique utilisé correspond exactement à la description de l'aura telle que Brecht la consigne dans son Journal de Travail -- l'aura, rêve diurne, comme réponse du regard . Nous avons donc la confirmation que Brecht connaissait le travail de Benjamin dans sa phase embryonnaire. L'articulation de l'aura sur le regard et le rêve montre clairement qu'il se réfère au texte "primitif". Et pourtant le jugement péremptoire et sans appel qui clôt cette description se rapporte explicitement à la conception tardive de l'aura, lorsque celle-ci est pensée en termes de pure et simple disparition, pour cause de reproductibilité généralisée. Si nous prenons au sérieux la lettre du texte, il apparaît que Brecht restitue la pensée de Benjamin au prix d'une torsion logique. Si "l'espoir d'être regardé par ce qu'on regarde crée l'aura", il n'y a aucune raison de penser qu'elle disparaît au cinéma. En revanche, ce qui peut disparaître, au cinéma, c'est le regard de l'oeuvre qui se pose sur le spectateur et impose un certain type de regard en retour. Et ce qui peut apparaître, dans les films, c'est un nouveau regard sur les rapports qu'entretiennent les hommes, un regard "naturel" capable de voir que les rapports de classe ne répondent à aucune nécessité de nature. Le jugement portée par Brecht dans son Journal montre clairement qu'il condamne l'aura primitive sur la base de ce qu'elle deviendra ultérieurement : la qualité intrinsèque d'une oeuvre et non plus celle du rapport constitutif de l'oeuvre. Or, s'il était resté "fidèle" à cette première étape du texte, Brecht n'aurait pas pu dire que le cinéma produit l'extinction et l'évanouissement de l'aura. Il aurait plutôt reconnu (plus tôt, avant qu'il ne soit trop tard) que le film est une résistance aux dangers qui naissent quand l'aura décline. Quelle est donc la spécificité du phénomène auratique, pour qu'il soit à la fois souhaitable et dangereux qu'il disparaisse? Les notes de travail de Benjamin constitue un matériau précieux sans lequel cette question reste inenvisageable. La première partie du texte porte spécifiquement sur "l'expérience de l'aura", définie comme une "traduction" ou une transcription du comportement humain dans les rapports entre l'homme et la nature. L'aura est d'origine strictement humaine. L'aura détermine une certaine manière spécifiquement humaine, c'est-à-dire sociale, de se rapporter à l'autre, même si par la suite ce rapport peut se transporter vers un élément non-humain, "un animal, un être inanimé". Mais cette attribution de l'aura à toute chose reste profondément humaine, parce qu'elle accorde à l'autre le pouvoir de me répondre, de retourner mon adresse. L'aura traduit une manière sociale de réagir à ce que la nature, essentiellement humaine, inflige à l'homme. Ce qui suppose un "langage", du moins un médium commun. Ce médium est le "regard". Je me rapporte à l'autre en le regardant et sa réponse consiste à lever le regard sur moi. Je confère une aura à un être dès le moment où, le regardant, je lui octroie le pouvoir de me regarder à son tour. Ce langage est bien celui du désir pour l'autre. C'est d'ailleurs le sens que Pétrarque attribue à l'aura lorsqu'il y retrouve une femme, Laura, un être toujours à distance et fait d'éclats insaisissables : la gloire du laurier (Lauro), le brillant de l'or (oro), la clarté de l'aurore (aurora) . A une aura, ce qui me répond et ce qui me fait répondre. Mais le rapport par regards réciproques ne suffit pas à définir l'expérience de l'aura. Il manque encore la dimension onirique de ce regard qui répond. L'aura d'un être tient non seulement dans sa capacité à nous répondre, mais surtout dans son pouvoir de rêver et de nous entraîner dans le lointain de son rêve : "son regard rêve, nous attire dans son rêve". Son aura repose donc sur cet étrange pouvoir de nous absorber dans le lointain, de nous faire oublier qu'il est là, devant nous -- le pouvoir d'aveugler la vision. L'aura d'un être produit un rapport qui brise tout rapport, un rapport déréalisé qui enchaîne celui qui regarde dans le rêve de l'autre, un rêve qu'il provoque lui-même en le regardant. Le monde rendu possible par le regard est comme prisonnier, entraîné dans l'univers onirique de ce qui est regardé. Benjamin évoque à ce propos l'aura des mots, telle que Karl Kraus la décrit : "De plus près on regarde un mot, de plus loin il nous regarde en retour". Cette formule évoque cette étrange expérience que font les enfants en répétant un mot indéfiniment, jusqu'à ce qu'il se vide de son sens et devienne absolument étranger, porteur d'un monde qui l'éloigne radicalement de son sens commun. Une fois posé que l'aura est un jeu de regards qui rêvent, Benjamin en arrive, logiquement, à l'instant du réveil, à la disparition de l'aura. L'oeil éveillé, celui dont "le rêve s'est complètement éteint", pose un regard dénué de toute aura. Mais il ajoute immédiatement : "l'oeil éveillé ne désapprend pas la force du regard, quand le rêve s'est complètement éteint en lui. Au contraire, ce n'est qu'alors que son regard devient fort." L'éveil, la sortie de l'aura, n'est pas la suppression du regard mais au contraire le moment où il devient véritablement regard. La perte de l'aura découvre les véritables possibilité de l'aura : le pouvoir de répondre. C'est l'expérience de l'aura qui engourdissait les potentialités réelles de l'aura, la véritable réponse du regard. Benjamin developpe cette idée en opposant deux types de regard. D'un côté le regard de la bien-aimée qui s'éveille sous l'oeil bienveillant de son amant, mais qui lui répond par le regard du sommeil. De l'autre, le regard du méprisé qui répond à celui de l'oppresseur de façon de plus en plus menaçante. "De ce regard, le lointain est totalement éradiqué." L'aura de la belle -- Pour appréhender cette distinction, il faut comprendre que l'aura, bien qu'accordée à celui que l'on regarde, émane directement de celui qui regarde et n'existe qu'à être produite par lui. C'est bien celui qui regarde qui confère à l'autre le pouvoir de lever les yeux. Ce qui suppose un dédoublement de l'aura, une répartition égale sur les deux parties en présence (ou en absence, en sommeil). L'amant qui regarde la belle lui confère une aura, c'est-à-dire le pouvoir de lever les yeux sur lui, et rien que sur lui. Elle s'éveille et ouvre les yeux pour les refermer sur son image, cette image d'amant dans laquelle lui-même se trouve enfermé.. Le regard de la belle est un rêve, qui n'est autre que celui "de" l'amant. Le regard aveuglé (sans force et finalement sans regard) du dormeur naît en réalité du regard de celui qui amorce le rapport et regarde en premier. L'aura du prolétaire -- Accorder au prolétariat le pouvoir de l'aura (le pouvoir de répondre par un regard, c'est-à-dire, notamment, par les droits syndicaux, le droit de vote ou ceux de l'Homme) signifie qu'on lui fait "croire" qu'il est dans une position de supériorité. Or, toute la force pernicieuse de l'aura réside dans sa capacité à faire illusion sur le lieu véritable du pouvoir. Certes, celui qui répond parce qu'il a une aura se trouve en position de force, puisqu'il attire dans son rêve celui qui le regarde, mais en dernière analyse, son existence n'est au fond que celle d'un rêve, entièrement dicté par celui qui le regarde et qui commande sa réponse. L'aura suppose donc un régime d'inégalité, qui n'existe qu'à masquer le sens réel de la subordination. Dans l'univers de l'aura, n'est pas maître qui veut -- même celui qui en a tous les signes extérieurs. L'aura véritable, comme lieu de pouvoir, revient à celui qui la provoque et la met en scène, qu'il soit prêtre, propriétaire foncier, directeur d'une manufacture ou d'une chaîne de télévision. C'est lui qui guide les regards et les subordonne à sa seule volonté. C'est pourquoi Benjamin dit souvent que l'aura d'un homme se mesure à son irrésistible pouvoir d'attirer le regard sur lui. Le prolétariat qui rêve et s'oublie ne s'éveille qu'au rêve de la bourgeoisie. A partir de cette idée, qui fait singulièrement résonner notre situation actuelle, nous percevons le tour politique que Benjamin donne à ce concept dans la suite du texte. Le réveil de l'opprimé -- L'oeil éveillé n'est donc possible qu'en supprimant l'aura, c'est-à-dire en détruisant toute possibilité de répondre au regard par un regard qui rêve, pour instaurer, comme seule réponse, le regard de celui qui découvre l'escroquerie. C'est ce qui a lieu quand les opprimés subissent des formes d'exploitation qui dépassent un certain seuil. Dès ce moment, le regard de ceux qui les oppriment n'arrive plus à les endormir. A ce stade, le regard du bourgeois ne parvient plus à donner aux prolétaires le pouvoir de lever des yeux qui rêvent. Ils renvoyent alors à l'oppresseur une image sans fiction, un miroir de plus en plus menaçant : les regards qui attendent l'oppresseur "menacent d'être de plus en plus méchants". Leurs yeux se réveillent de tout rêve et menacent celui qui les y avait plongé. Le bon père de famille se révèle être un tortionnaire, aux yeux de ses enfants.. Il reçoit cette image parce qu'ils le regardent en plein jour, l'oeil éveillé. Telle est l'acuité d'un regard "vraiment fort". La minorité qui domine se devait de trouver une parade à cet écroulement de l'aura, trouver une nouvelle source d'aveuglement. Paradoxalement, c'est la disparition de l'aura elle-même qui la fournit : il s'agit de regarder les opprimés sans s'exposer en retour à leur oeil éveillé, à l'acuité d'un regard qui se mobilise pour "parer le regard de l'adversaire de classe". Il s'agit de mener jusqu'à son terme cette disparition de l'aura, de supprimer tout regard, toute exposition au regard de l'autre -- interdire toute réponse : "Ceux qui tirent profit du travail du prolétariat ne s'exposent plus guère au regard des prolétaires." La stratégie nouvelle consiste à regarder sans être vu. Il s'agit de regarder et d'endormir le prolétaire hors de toute présence, sans qu'il puisse regarder en retour . Il existe des techniques pour cela. La technique est même le médium absolu de cette stratégie : regarder l'autre sans être regardé. Marx déjà le disait, il fallait la médiation de la technique pour masquer la nature véritable des rapports de productions. Seule la technique pouvait rendre possible l'abstraction du travail humain. Le film et l'image reproduite constituent le paradigme de cette stratégie. La reproduction de la réalité permet de savoir ce qui se passe, d'étudier et de contrôler celui qui doit l'être sans qu'il puisse exercer le moindre regard en retour. "Elle peut dissimuler à plus longue échéance comment la vie dans la société humaine est devenue périlleuse. Sans le film, on ressentirait la perte de l'aura à un degré qui ne serait plus supportable." La technique qui a provoqué la perte de l'aura et qui a généralisé la menace qu'elle fait peser sur ceux qui vivaient et dominaient grâce à l'expérience auratique, cette même technique, pour ces mêmes gens, a quelque chose "d'immensément rassurant". La force d'une telle remarque apparaît lorsque nous mettons en rapport la gigantesque amplification de la "technique" dans le monde de la production et la stupéfiante disparition, dans les dernières décennies, des rapports de classe -- ou en tout cas du discours sur ces rapports. La fragilité de la minorité dominante, toujours plus puissante, mais toujours plus minoritaire, explique la nécessité et l'urgence d'une telle occultation des rapports de classe. Plus la bourgeoisie a intérêt à contrôler le prolétariat, plus la réalité d'un tel contrôle s'avère précaire. Car l'accroissement et l'accumulation des richesses pour une minorité produit, comme contre-poids, l'accentuation de la misère pour la majorité des travailleurs. L'existence de tels rapports inversement proportionnels ne peut que transparaître dans un monde qui sort de son rêve (et dont l'éveil, nouveau paradoxe, crée en même temps les nouvelles conditions de son exploitation). Ceux qui dominent se devaient donc, pour maintenir leur domination, de se voiler aux yeux éveillés du prolétariat. C'est la technique, le film, "qui rend ceci possible". Le film a pour mission de désamorcer le regard du prolétariat en état de "mobilisation", prêt à "parer le regard de l'adversaire de classe". En évitant le regard immédiat et le rapport direct à l'autre, ceux qui dominent interdisent toute réponse de la part de ceux qu'ils médiatisent. Cette critique conçue en 1935 s'adresse, avant la lettre, à la télévision et à ce que l'on nomme aujourd'hui "les médias". Face à une image filmée, le spectateur n'est plus devant celui qui le domine mais devant sa trace, son empreinte, son signe absent. Quelle que soit la réponse du spectateur, celui qu'il regarde ne le regarde pas. Le regard de l'image reproduite n'est pas un regard. Personne ne peut lui répondre, sinon en se laissant entraîner dans son rêve. Dans ce cas de figure "télé-visuelle" (qui mêle intimement l'unicité et l'universalité), la perte de l'aura interdit le regard mais maintient l'absorption dans le rêve. L'image sans aura du cinéma ne cesse de rêver et de m'entraîner au loin avec elle. Par aileurs, les techniques de diffusion de l'image et de l'information permettent un véritable contrôle des dominés, sans que ceux-ci aient la moindre possibilité de répondre au regard qui se porte sur eux en une image qui les captive. La perte de l'aura, liée à l'essor de la technique, perd sa dimension menaçante (et révolutionnaire) par cette même technique qui interdit tout rapport et toute réponse entre les hommes. Faut-il alors condamner le film, le placer définitivement au rang de dangereux instrument idéologique? C'est ici que Benjamin opère l'ultime renversement, qui apparaît explicitement dans la dernière formule du texte : "Sans le film, on ressentirait la perte de l'aura à un degré qui ne serait plus supportable." Pour qui cette perte n'est pas supportable, qui est en droit de se plaindre de la perte de l'aura? La logique du texte ne permet qu'une seule réponse : le "prolétariat", qui se retourne contre l'insupportable, la bourgeoisie. Face à un monde où les rapports cessent d'être auratiques, où les hommes ne sont plus pris dans les rêves de ceux qui les dominent, la bourgeoisie n'a pas d'autre choix que de renverser et de retourner cette arme contre elle-même, en réintroduisant l'aura dans des rapports qui s'en défont. D'où le cinématographe, cette structure qui ne peut fonctionner qu'à l'intérieur même de la logique dominante induite par le capital. D'où l'image reproduite comme nouvel opium du peuple, un opium d'autant plus efficace qu'il se reproduit indéfiniment et qu'il peut, en droit -- et ce droit est aujourd'hui un fait -- contaminer le monde dans sa totalité. Or, cette stratégie du renversement est aussi celle de Benjamin. Si le cinéma est le médium sans aura investi par le capital pour parer les "effets pervers" de la perte d'aura, alors ce médium lui-même doit pouvoir se renverser une nouvelle fois. Et à défaut d'opérer ce renversement, la pensée livre cette arme au camp adversaire, le camp de ceux qui dominent, sans se rendre compte qu'elle porte en elle la possibilité de leur destruction. Benjamin retravaille cette intuition dans des fragments de la même époque qu'il a intitulé : "Sur l'aura et sur le travail de la reproduction en général".

Sur l'aura et le travail de la reproduction en général (I)
"“-Tu connais ‘Les Pélérins d'Emaüs’ de Rembrandt? Au moins par la reproduction? - Oui. J'ai jeté un coup d'oeil au tableau, le dimanche où j'ai traversé le Louvre en courant ; mais c'est par la reproduction que je le connais le mieux.” Jules Romains. Crime de Quinette , p. 174. La beauté du film est une beauté non auratique. Cette beauté non auratique se distingue de la beauté auratique en ce qu'elle va de paire avec une netteté poussée à l'extrême. Sa beauté est en communication avec la science. La beauté mathématique pourrait être son modèle. La fonction propre du cinéma est de présenter les choses nettoyées de l'aura décomposante (en décomposition). C'est le film qui, entre autres, restitue le naturel menacé au plus profond par la perte de l'aura, qui nous restitue le "paysage". Si la beauté est la promesse du bonheur, c'est le film qui est l'unique promesse qui nous ait été donnée dans les temps d'une impitoyable lutte des classes."
Cette note éclaire d'un jour nouveau l'incise du texte précédent : "une technique qui rend ceci possible (la neutralisation de l'adversaire de classe) a quelque chose d'immensément rassurant, même si elle est employée à d'autres fins." Nous comprenons quelles peuvent être les "autres fins" d'une technique qui interdit et neutralise le regard de l'autre. Elle peut en effet se renverser et mettre son pouvoir de neutralisation au service des opprimés. Les techniques de reproduction peuvent "présenter les choses nettoyées de l'aura en décomposition". Telle est la seule arme dont nous disposions dans cette impitoyable lutte des classes. Il ne s'agit pas de restituer l'aura, mais au contraire de se débarrasser de l'aura que l'époque sans aura nous livre à l'état de putréfaction. Le vrai danger est bien celui d'une aura qui revient à même l'absence d'aura et dont le retour ne peut être que celui de la pourriture. L'aura qui revient ne peut qu'annoncer l'époque d'une putréfaction absolue. Le film nous met en garde devant un tel retour en énonçant la restitution du "naturel", la réémergence du "paysage". Que faut-il entendre par cette formule? Loin de tout retour à la nature, Benjamin a en vue la mise en oeuvre d'un monde véritablement naturel, d'une nature socialisée capable de maintenir véritablement les rapports entre l'homme et la nature. La restitution du "naturel" menacé par l'aura comme par sa perte suppose que le monde s'éveille, qu'il ne se perde ni dans le rêve (auratique), ni dans l'enfermement et le contrôle d'une société sur le pied de guerre (sans aura). Le film est une "promesse de bonheur", une arme politique redoutable, parce qu'il est à la fois capable de dissiper le rêve et de maintenir le regard, de soutenir un regard sur l'insoutenable. C'est en ce sens qu'il restitue le naturel : le véritable paysage des rapports entre les hommes. Le cinéma (et l'on pense ici à la danseuse sur la vitre ou aux bourgeois qui courent derrière le corbillard en fuite dans "Entr'acte", le film de René Clair) est capable de montrer aux opprimés ce que leurs oppresseurs ne peuvent révéler qu'en se neutralisant comme oppresseurs. Le cinéma peut donner aux prolétaires un nouveau regard sur la bourgeoisie, qui devient alors l'objet d'une étude minutieuse, "mathématique", dont elle ne se relèvera pas. Voilà la promesse de notre époque, la seule, une promesse dangereuse parce qu'elle fraye les mêmes chemins que l'ennemi et n'a de sens qu'à les prendre à rebrousse-poil. Une promesse qu'il n'est pas facile d'entendre, parce qu'elle est souterraine et sans concession. Une promesse que Serge Daney prend au sérieux quand il affronte le monde télévisuelle d'aujourd'hui. C'est toute l'ambiguïté d'une pensée attentive au danger comme à la force de la reproduction. Elle rejoint la thèse pour le moins problématique des deux techniques. La "seconde technique" (les médium de la reproduction) produit un monde composé d'autant d'éléments naturels hostiles. Or, cette nouvelle "nature" s'est constituée dans la maîtrise et l'asservissement de la "première nature". Mais comment contrôler et subjuguer les forces sociales devenues "élémentaires"? Par quels voies peut-on, sans risque de dévoyement, humaniser les rapports collectifs, pour faire apparaître une harmonie de l'homme et de la nature, une nature techniquement composée, seule capable d'asservir mais aussi de libérer l'homme? Grâce au film et à "l'entraînement" qu'il propose, la technique devenue naturelle et la nature techniquement developpée peuvent se transformer en "paysage", devenir un espace collectivement habitable, et non le champ d'une incessante bataille à mener. Par la technique, par cette même technique qui détruit et asservit, le film peut redonner une "nature" à un monde qui vit de sa disparition, une nature essentiellement technique et capable, par conséquent, de vivre en harmonie avec les hommes. Le cinquième feuillet, à partir d'une remarque de Baudelaire, souligne cette ambiguïté inconciliable et nécessaire pour une pensée proprement politique du cinéma.
Sur l'aura et le travail de la reproduction en général (II)
"L'argumentation suivante qui date de l'époque de la décadence de la sculpture est très révélatrice. Face à la sculpture, en partant du point de vue de la peinture, Baudelaire manie exactement les manières de penser qui concernent aujourd'hui la peinture vue à partir du cinéma. “Un tableau n'est que ce qu'il veut ; il n'y a pas moyen de le regarder autrement que dans son jour. La peinture n'a qu'un point de vue ; elle est exclusive et despotique : aussi l'expression du peintre est-elle bien plus forte.” Baudelaire. Oeuvres II. p. 128 (Salon de 1846). Immédiatement avant (p. 127/128) : “Le spectateur qui tourne autour de la figure peut choisir certains points de vue différents, excepté le bon.” La photographie au service de la propagande. L'invention de la photographie marque le début d'une évolution au cours de laquelle les facteurs déterminants pour le jugement de ce qui est visible tombent de plus en plus hors du domaine du visible. La photographie d'une usine en pleine activité dit moins sur ceux qui y sont employés que la photographie équivalente d'une propriété foncière. Et, de façon analogue, une suite de photographies d'une entreprise de bureaux dit beaucoup moins sur la vie des employés que, par exemple, une photo sur le sort des soldats." Ce fragment prend tout son sens si nous le comparons à cette réflexion de Brecht, issue de l'ensemble de textes qu'il a consacré au cinéma de 1922 à 1933 : "Ce qui complique encore la situation [des arts reproductibles] c'est que moins que jamais, la simple "reproduction de la réalité" ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une photographie des usines Krupp ou de l'A.E.G. ne nous apprend pratiquement rien sur ses institutions. La réalité proprement dite a glissé dans son contenu fonctionnel. La réification des relations humaines, par exemple à l'usine, ne permet plus de les restituer. Il faut donc effectivement "construire quelque chose", "quelque chose d'artificiel", "de posé". L'art est donc tout aussi nécessaire ; mais la vieille notion d'art, celle qui part de l'expérience, est devenue caduque. Car celui qui ne donne de la réalité que ce qui peut en être vécu ne reproduit pas la réalité. Il y a longtemps qu'on ne peut plus la vivre dans sa totalité." La paternité du texte de Benjamin devient évidente : il s'agit d'une véritable citation de l'argument de Brecht. Cette même idée est d'ailleurs explicitement reprise dans la Petite histoire de la photographie. Cette parenté donne une clarté inattendue sur les intentions de Benjamin. La photographie n'est pas hors de l'art, mais plutôt le lieu où l'art joue le combat pour la liberté, celle de l'art comme celle des hommes. La photographie est devenue un appareil d'Etat, un instrument politique qui masque la réalité, précisément parce qu'elle prétend dire la réalité. Or, la réalité des modernes se définit par sa réification. Ce qui veut dire que la photographie qui prétend "réaliser" cette réalité réifiée ne peut que la réifier une seconde fois, manquer la réalité humaine consumée pour que l'image puisse exister. Celle-ci est donc le résultat d'une création, un masque qui apparaît en occultant les conditions de son apparition : les facteurs qui permettent de juger de ce qui est visible quittent le champ du visible. Cette évolution retrouve d'une autre manière le phénomène de l'aura. Mais celle-ci prend une forme plus retorse encore, qui justifie l'accusation de propagande qui ouvre la note de Benjamin. La photographie utilise l'aura des oeuvres à des fins de propagande, parce qu'elle entérine le caractère fonctionnel de la réalité. Les relations humaines ne sont plus restituables par une image qui se contente de rendre compte d'une réalité qui se contredit elle-même. L'image photographique est donc propagande à une double titre. D'une part, parce qu'elle imite servilement une réalité qui se fait passer pour ce réel ultime qu'elle n'est pas, et d'autre part, parce qu'elle est rendue possible par cette même réalité, qui ne cesse de se déguiser derrière le masque de la beauté : la réalité de la marchandise. Le "créateur" d'images photographiques est le dernier héritier d'un monde fondé sur le combat, qui survit grâce à son pouvoir de cacher sa violence guerrière, par l'éclat étourdissant de la mode notamment. La photographie est cette forme de marchandise qui nie l'essence réelle de toutes les marchandises et leur confère une apparence naturelle, c'est-à-dire intouchable. Mais cette thèse sur la photographie, commune à Brecht et Benjamin, contient son propre renversement : parce que la photographie est "créatrice" et mystificatrice, elle est capable de produire sa propre "contrepartie légitime" : "l'art de démasquer ou la construction" . Cette formule témoigne d'une fidélité absolue au concept d'aura que nous avons mis en place. Déjouer l'aura suppose de la jouer contre elle-même, de montrer ce qui, par elle, se construit, de révéler "l'archi-constructibilité" du monde et son envers nécessaire, le pouvoir de construire contre le monde existant. Ce pouvoir, inévitablement destructeur, assigne à l'art une place essentielle, une mission de connaissance qui seule peut montrer ce que font les hommes. L'intuition de Benjamin est au fond celle-ci : le débat sur la force de propagande (réelle et incontestable) des arts du reproductible ne peut plus être lu "aujourd'hui sans déplacer légèrement l'accent" . C'est d'ailleurs cette stratégie qu'il avait adopté pour contrer les attaques virulentes de Baudelaire à l'égard de la photographie. Baudelaire reproche aux appareils de reproduction de limiter l'art à une pure et simple reproduction de la nature et de vouloir se substituer à "l'Art" dans l'exécution de cette tâche, alors que l'art, selon lui, loin de reproduire la nature, a pour tâche d'en dire la vérité. En ce sens, la reproduction n'a pas d'autre fonction que celle d'une servante, entièrement soumise à cette mission de l'art. Dans ce débat, la position antithétique consistait à reprendre l'argumentation de Baudelaire à propos des rapports de la sculpture et de la peinture, mais pour la retourner contre lui : la reproduction est bien plus forte et supplante toutes les formes d'art antérieures parce qu'elle énonce un point de vue unique sur les choses, un point de vue qui élimine tout choix, et donc toute forme d'erreur. Un point de vue despotique qui aliène le peuple -- répondaient les pourfendeurs du cinématographe. Face à cette polémique, l'attitude de Benjamin est tout autre, "légèrement déplacée". Elle revient à dire que le cinématographe et l'ensemble des techniques de reproduction n'ont de sens qu'en révélant les conditions de leur lisibilité. C'est pourquoi la photographie devient un instrument de propagande dès le moment où les critères de jugement du visible échappent eux-mêmes à toute visibilisation. Si le reproductible conserve son aura, il impose une vue despotique, mais s'il renonce complètement à l'aura pour devenir "humainement plus proche", il s'impose tout autant, avec la même violence, mais de façon plus massive encore, puisqu'il atteint l'univers entier. La nécessité d'une sortie de cette alternative apparaît très clairement dans les trois notes en bas de page (qui, une fois de plus seront dévoyées dans la dernière version de l'essai) rédigées par Benjamin en français et consignées elles aussi dans les archives de la Bibliothèque nationale. Nous allons conclure ce travail par l'analyse des transformations de ces "notes en bas de page", qui donnent l'ultime confirmation de cette pensée implicite que Benjamin a retenue dans l'intimité de son écriture.
1. Le comédien et l'homme politique. La première note du dixième chapitre de la dernière version est célèbre. Vingtième appel en bas de page de l'édition allemande, elle compare les changements provoqués par les techniques de reproduction dans la politique et dans l'art. Ces modifications de comportement tiennent à la nécessaire et universelle exposition de l'homme politique et de l'homme de comédie. Cette nécessité de l'exposition des hommes "publics" change la nature de leur fonction. Parce qu'ils s'exposent, ils se rapprochent du public. Plus ils savent maîtriser ce nouveau "rôle", plus grande sera leur emprise sur le public. Ceux qui sortent vainqueurs de cette sélection par l'exposition sont la star et le dictateur. Telle est en substance le sens de cette note dans la dernière version, comme l'indique le dernier moment de l'argumentation : "Compte tenu de la différence des buts poursuivis, l'interprète de film et l'homme d'Etat subissent à cet égard des transformations parallèles. Elles aboutissent, dans certaines conditions sociales déterminées, à les rapprocher du public. D'où une nouvelle sélection, une sélection devant l'appareil ; ceux qui en sortent vainqueurs sont la star et le dictateur." Or, il existe dans les archives de la Bibliothèque nationale des fragments, vraissemblablement issus de la traduction effectuée en collaboration avec Klossowski, et notamment des essais de traduction de certaines notes. A propos de la note qui nous occupe, Benjamin prévoyait une chute complètement différente : "La radio et le film transforment non moins radicalement que la fonction des interprètes dramatiques la fonction de celui qui, comme l'homme politique, s'interprète lui-même devant les appareils enregistreurs. La tendance de cette transformation est, sans préjudice de leur tâche respective, la même pour l'interprète de l'écran que pour l'homme politique. Elle vise à l'exposition de comportements contrôlables, voire transmissibles dans des conditions sociales déterminées telles que le sport tout le premier les avait exigées dans certaines conditions naturelles. Il en résulte une sélection nouvelle. Sélection par l'appareillage. D'où le champion sportif, la star et le dictateur sortent vainqueurs." Même si le texte s'achève sur l'idée d'une sélection esthétique et politique de l'homme public, nous nous trouvons devant une toute autre stratégie. Tout d'abord, l'homme public n'est pas pure exposition, il est interprète de lui-même. Il n'est pas marionnette de la technique, mais celui qui, par la technique, est capable de s'interpréter lui-même. Ce geste réflexif d'interprétation interdit de penser que le cinéma réifie celui qu'il capte. Par ailleurs, il ne vise pas tant à rapprocher "l'interprète" de son public (ce que produit par essence la disparition complète de l'aura) qu'à lui transmettre, à lui faire accepter et recevoir des modes de comportement qu'il a pu contrôler au préalable, par la technique. Cette transmission n'est pas autoritaire, mais fondée sur l'acceptabilité. Un comportement est transmissible s'il est acceptable par le public et son acceptabilité est évaluée, mesurée, par l'homme public grâce aux appareils. Le contrôle, en dernière analyse, est aux mains de celui qui interprète. Mais comment expliquer alors qu'il engendre la star et le dictateur, deux figures qui hypnotisent (et produisent) les masses plus qu'elles ne les éveillent? Les techniques de reproduction engendrent ces figures "despotiques" précisément lorqu'elles mettent en scène la proximité avec le public, lorsqu'elles suscitent l'identification avec leurs moyens techniques à l'échelle d'un peuple. Pour le dire autrement , la figure du dictateur naît de la fusion de l'interprète, de la technique et du public. Quand l'interprète devient une pure machine à identifier, quand cette identification en passe par le médium de la reproduction et quand cette reproduction maintient l'unicité du comédien (et donc son aura), alors c'est le dictateur qui sort vainqueur. Cependant, une telle collusion, même si elle implique le cinéma au premier chef, ne doit pas pour autant faire oublier qu'il a ce pouvoir "insidieux" de reveiller l'humanité de son engourdissement historique. Tel est l'enjeu que développent les deux notes suivantes.
2. L'homme et l'accessoire
Dans le neuvième chapitre de la version définitive, Benjamin consacre une note au problème de l'accessoire dans le cinéma. La thèse centrale énonce un double rapport entre l'homme et la chose. D'une part, "l'acteur devient accessoire de scène" et d'autre part, "les accessoires eux-mêmes jouent le rôle d'acteurs" . Après avoir évoqué l'importance pour l'espace cinématographique d'une horloge ou d'autres appareils permettant de mesurer le temps (ce que le temps de la scène, au théâtre, interdit formellement), Benjamin conclut par ces mots, dans la traduction de Gandillac : "Le film est donc le premier moyen artistique qui soit en mesure de montrer la réciprocité entre la matière et l'homme. A ce titre, il peut servir très efficacement à une pensée matérialiste." La "traduction" française de cette note consignée à la Bibliothèque nationale nous enseigne avec beaucoup plus de précision ce qui se joue dans la "pensée matérialiste" : "Le film représente le premier moyen artistique susceptible de montrer dans quelle mesure la matière sait insidieusement se mêler au jeu de l'homme. Pour cette raison, le film peut être un excellent moyen d'expression de représentation matérialiste." Le film n'est plus pensé comme un instrument au service du matérialisme ("Instrument" dans la version allemande), mais comme ce qui exprime avec le plus de précision ce qui se joue dans une pensée de la matière. Le cinéma est donc le premier médium à faire apparaître le matérialisme dans l'art, c'est-à-dire, finalement, le premier à matérialiser l'art. Que faut-il entendre par là? Non pas un jeu réciproque et harmonieux entre l'homme et son monde, mais l'entrée insidieuse de la matière dans le jeu humain. A l'encontre de ce qui, dans la dernière version, apparaît finalement comme une position idéaliste, Benjamin annonce que le matérialisme est une lutte à mener dans le jeu des hommes et que cette lutte ne peut qu'être insidieuse. La reconnaissance de la matière est un combat qui suppose de s'avancer masqué. Le film est le premier de ces masques.
3. L'héritage de Hegel
Cette conception du matérialisme s'éclaire davantage si nous nous reportons à une petite note sur Hegel, qui, dans la traduction de Benjamin, a le mérite de proposer un vocabulaire plus rigoureux que celui de Gandillac et qui permet d'entendre rétrospectivement la dette et la distance de Benjamin à l'égard de Hegel : "L'esthétique idéaliste ne pouvait guère tenir compte de cette polarité [du culte et de l'exposition]. Son concept du Beau, en embrassant ces deux pôles comme une unité en devait nécessairement négliger la différence. Cependant, cette différence s'annonce aussi explicitement que le permettait ses conceptions générales : “Depuis longtemps déjà”, lit-on dans son Cours sur la Philosophie de l'Histoire, “on possèdait des images ; la piété en demandait de bonne heure, mais la beauté de ces images ne lui importait nullement ; elle la jugeait plutôt gênante. Car la beauté de la parfaite image, si elle ne manque pas d'un élément matériel, est pourtant essentiellement spirituelle. Par contre, ce qui compte dans la piété, c'est le rapport du croyant avec une chose - cette piété n'étant qu'une torpeur de l'âme dont la spiritualité est absente [...] Ainsi les Beaux-arts [...] se sont formés au sein de l'Eglise, bien qu'ils se soient émancipés du principe de cette dernière.” G.F.W. Hegel. Werke IX. Berlin und Leipzig, 1837, p.414." Par cette référence à Hegel, Benjamin veut montrer, d'une part que le monde cultuel s'attache à une pure matière dont la beauté et, par suite, la spiritualité propre sont absentes. La piété, empêtrée dans le rapport à la chose matérielle, produit donc une torpeur de l'âme, l'aveuglement propre à l'aura de l'oeuvre. D'autre part, il retient de Hegel que les Beaux-arts, même s'ils s'émancipent de l'Eglise (et non "de l'art" comme le dit, par erreur, la traduction de Gandillac, qui devient parfaitement incompréhensible) et deviennent par suite pur espace d'exposition, n'en gardent pas moins un rapport à la matière, même s'ils sont "essentiellement spirituels". C'est d'ailleurs pour cette raison qu'ils prennent leur source dans le monde cultuel : les Beaux-arts nient "l'élément matériel" là où les images de la dévotion niaient la beauté spirituelle. Il s'agit d'une pure et simple inversion qui produit nécessairement la même torpeur. D'où la nécessité, pour atteindre au réveil de l'humanité, de ne pas négliger la différence et de sacrifier l'unité qu'aucune pensée de l'identité n'a jamais pu tenir jusqu'à son terme. D'où la nécessité de prendre au sérieux, c'est-à-dire ensemble, les deux pôles, du cultuel et de l'exposition, de la chose et de la beauté, de la matière et de l'esprit, de l'aura et de sa perte. D'où la tâche matérialiste qui nous enjoint de ne pas négliger la différence et d'assumer l'insidieuse entrée de la matière dans le jeu social, artistique et spirituel de l'humanité. Toute pensée matérialiste se joue à ce prix. Retraduit dans les termes de l'aura, cette prise en compte de la différence suppose une double injonction (paradoxale) de l'aura comme de la perte de l'aura. D'une part, l'aura apparaît comme ce qui m'assigne d'autorité une place dans le monde et m'impose de le construire à partir de ses directives.. Mais d'autre part (et cette autre part a lieu dans le même temps, sinon, à nouveau la différence se trouve "négligée") l'aura est la possibilité d'une réponse, le signe que quelque chose me répond, me fait face et me résiste. En un mot, l'aura atteste mon existence d'homme dans le monde. La perte de l'aura révèle la même tension : elle neutralise d'un côté l'illusion et la "torpeur" que l'aura produit sur les hommes mais elle interdit, dans le même temps, la réponse de l'opprimé à l'oppresseur. Comme l'aura, l'absence d'aura est ambivalente, composée de deux faces contradictoires. Il faut remarquer que cette logique du "en même temps" répond scrupuleusement à la conception marxienne de la dialectique, lorsque celle-ci tente de se démarquer du poids de Hegel : "Dans sa configuration rationnelle, elle [la dialectique, déchargée de son poids hégélien] est un scandale pour les bourgeois et leurs porte-parole doctrinaires, parce que dans l'intelligence positive de l'état de choses existant elle inclut en même temps l'intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaire, parce qu'elle saisit toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi sous son aspect périssable, parce qu'elle ne s'en laisse conter par rien, parce qu'elle est dans son essence, critique et révolutionnaire." Benjamin reprend à son compte cette logique du "en même temps". D'où ce constat : en supprimant la double dimension de l'aura, les hommes s'éveillent à la réalité d'un monde sans coulisse. Mais ce même levier d'émancipation permet à celui qui domine d'éteindre le regard de celui qu'il opprime. Celui-ci (le prolétaire), dans un monde sans aura, ne peut plus (et peut-être bien souvent ne veut plus -- tant la levée du voile est effrayante) répondre au regard de celui qui le regarde. Il perd alors tout rapport à lui-même, à l'autre, au collectif, à la mort. La lutte s'engourdit dans le rêve, par un retour de l'aura dont "on" affuble chaque individu. En ce sens, le monde d'après l'aura glisse vers une rétribution individuelle de l'aura. L'aura d'après l'aura n'est plus ce qui fonde et aveugle en même temps le collectif, elle devient maintenant l'auxiliaire performant du monde marchand, qui donne forme et légitimité à l'individu comme producteur et consommateur singulier. Mais ce monde d'après l'aura peut (et doit) retenir autrement la polarité de l'aura et de sa perte. La reproduction technique qui s'est fait l'évident complice de cette dérive individualiste est la seule arme qui puisse déjouer une telle évolution et mettre un terme à cette dépolitisation -- la seule expression d'une véritable pensée "matérialiste" qui ne néglige pas la co-existence originaire de l'aura et de sa perte. C'est à nouveau Marx qui fraye le chemin, un chemin qu'il fallait mener plus loin. Dans son projet sur les passages parisiens, Benjamin retrancrit cette phrase de Marx, extraite d'une lettre à Ruge du mois de spetembre 1843 : "La réforme de la conscience consiste seulement en ceci qu'on réveille le monde […] du rêve qu'il fait sur lui-même" . L'aura n'est pas un fait de nature immuable. Elle se fait et se défait dans le rapport à l'autre. Elle n'est pas une propriété des phénomènes, mais ce qui arrive à ceux que l'homme regarde et dont il espère un signe en retour. Ceux-ci à leur tour, par leur regard, peuvent attendre de l'homme une réponse. L'aura est un rêve qui s'offre à l'autre, une promesse faite à l'inconnu, une mise incertaine qui prend nécessairement le risque de perdre et de manquer celui qu'elle attend. Benjamin savait que l'aura fait rêver, mais il savait aussi que dans le même temps elle aiguise le regard. Il savait que sa disparition allait museler le prolétariat, mais il savait aussi que sans aura le monde apparaît dans sa plus terrible nudité et appelle un retour salvateur de la matière. Le réveil du rêve du monde n'est pas une sortie du monde. Quoi de plus étrange, quoi de plus dérangeant, quoi de plus décisif que de voir sa propre image, surtout lorsqu'elle nie l'humanité?