Les auteurs sont morts, Vive les auteurs

par Bruno Tackels

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Bruno Tackels a préparé avec Hervé Pons le cahier spécial de 32 pages "la parole vive du théâtre" publié par la revue Mouvement à l'occasion de Lire en Fête 2001 - la richesse du dossier, la force polémique de certaines interventions (Eugène Durif), les réflexions de fond de certaines autres (Joris Lacoste), nous ont suggéré de l'accompagner ici de ressources complémentaires, en particulier les entretiens inédits collectés par Hervé Pons et Bruno Tackels lors de la rédaction du cahier, et ce texte inédit aussi de Bruno - FB

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à l'occasion de "Lire en fête", la revue Mouvement publie un cahier spécial de 32 pages la parole vive du théâtre - on en trouvera ici un complément inédit

ci-dessous une approche polémique de Bruno Tackels: Les auteurs sont morts, Vive les auteurs

inédit - l'intégrale de l'entretien d'Hervé Pons avec Olivier Py : Contre les fourbisseurs de gentils dialogues, aller à la chose même de la littérature

inédit - l'intégralité de l'intervention de fond de Joris Lacoste : Le théâtre montre des cerveaux nus dans la parole

inédit - l'intégralité du texte d'Eugène Durif : De la rétention du vivant , réponse polémique à l'enquête de Libération: Mais où est donc le théâtre?

inédit - un dialogue François Bon - Bruno Tackels : Qu'est-ce qui pousse les hommes à se représenter eux-mêmes?

à télécharger (RTF): le dossier Mais où est donc le théâtre? publié en six volets par Libération en juillet 2001, lors du festival d'Avignon, où on apprend de la bouche d'un directeur d'établissement national subventionné qu'il n'y a plus d'auteurs vivants...

Les auteurs sont morts, Vive les auteurs, par Bruno Tackels.

Les auteurs sont morts, vive les auteurs. C’est une fâcheuse habitude de notre époque, ou alors une lâcheté paresseuse, que de ne savoir honorer les écrivains dramatiques qu’après leur mort. Eux vivants, rien ne semble pouvoir inscrire et défendre leur présence dans l’espace artistique. C’est quand ils quittent le champ que l’appareillage culturel devient capable de construire leur légitimité d’artiste.

Il faut donc oser poser la question ; pourquoi les écrivains ne peuvent-ils exercer pleinement, et de leur vivant, leur activité, en tant que métier? Pourquoi les métiers de l’écriture (fiction, traduction dramaturgie, surtitres, etc...) résistent-ils à toute inscription sociale légitimante ? Il est possible d’être (et de vivre en étant) graphiste, metteur en scène ou éclairagiste – il est impensable de vivre (au démarrage) en écrivant des pièces ou en traduisant Shakespeare.

Cette absence de statut social provient indirectement d’un "état de total isolement" de l’écriture théâtrale, comme l’analyse très finement Jean-Pierre Han dans le quatrième numéro de la revue Frictions . Pour comprendre ce phénomène de marginalisation, il se réfère à Michel Vinaver : "[...] le théâtre a su rompre ses attaches avec le territoire de la littérature ; ce faisant, conséquence peut-être inattendue, il s’est séparé de l’ensemble du continent culturel." Difficile de savoir si cette rupture est pensée comme un bien ou comme un mal pour l’écriture théâtrale.

Il y a sans doute plusieurs manières de comprendre cette étrange exclusion. En suivant les réflexions d’Artaud, on peut dire que le théâtre gagne tout à prendre son congé de la littérature. C’est elle qui l’empêche de vivre pleinement ce qu’il a à être. La scène n’est pas d’abord, ni essentiellement littéraire. Sans aller jusqu’à dire, lecture forcée, que le texte doit disparaître du plateau, il est vrai qu’Artaud dit bien qu’il se méfie du texte, trahison et empêchement du corps parlant.

Toute la question est de savoir si cette rupture d’avec le texte littéraire a permis aux écritures théâtrales de trouver d’heureuses conjugaisons avec la scène. Quittant l’espace du livre pur, quel destin vont-elles trouver ? Force est de constater que les liaisons fécondes ne sont pas légions. L’écrivain-pour-le-théâtre (communément nommé "auteur" dans le paysage subventionné) n’a visiblement pas réussi à engager un dialogue véritable avec le plateau du théâtre.

Ni écrivain, ni homme de théâtre, "l’auteur" reste au milieu du gué. Cette malaisante suspension n’est certainement pas de son seul fait. Les directeurs de théâtre participent largement à cette injuste mise au ban. Il n’est qu’à lire leur prose, dans le cadre d’une récente enquête conduite par le journal Libération. Sous la plume d’un des "poids lourds" du théâtre public (entendez : les mieux dotés et les plus "inventifs" des directeurs de théâtres subventionnés), on relève cette "réflexion" qui laisse rêveur : "Koltès, Gabily, Lagarce sont morts, on attend les successeurs. Il y a assèchement de l’écriture dramatique en France. On a tendance à oublier que le théâtre est fondé par le texte."

Je ne sais pas très bien qui se cache derrière ce "on" paresseux ou sans courage. Sûrement des professionnels qui ne font pas leur travail. Ceux qui tirent de tels constats n’assument pas les missions qui leur sont confiées. Ils n’ont pas dû mettre en oeuvre les "comités de lecture" que le Ministère de la Culture avait désiré et financé. Car s’ils l’avaient fait, ils n’en seraient pas là. Ils ne nous resserviraient pas, dans la rubrique "créations", des textes de Brecht, Feydeau, Tchekhov, Musil ou Copi. Il n’est pas question de sous-estimer ces écritures, juste affirmer qu’elles ne peuvent masquer celles qui nous arrivent aujourd’hui. Et pour qu’elles nous parviennent, il faut des relais, des passeurs, des observateurs : de ceux qui font de l’art une affaire vivante, et non le reliquat d’un patrimoine mortifère.

Imaginez deux minutes qu’un directeur de théâtre dise à Koltès, vivant, qu’il sera joué au détriment de Py ou de Durringer. Un tel cauchemar n’est malheureusement pas juste dans nos rêves, la réalité des "programmateurs" du théâtre public montre clairement qu’un écrivain mort parle mieux de l’actualité qu’un homme qui vit notre monde aujourd’hui. L’attaque tourne autour de l’idée suivante : les auteurs vivants ne savent plus parler du réel concret. Ils sont incapables d’écrire dans la foulée des guerres qui nous arrivent, d’Auschwitz à Tchernobyl. Et puis, suprême argument, de la guerre des Balkans, personne ne saura nous donner le point de vue des serbes.

Là encore : faute professionnelle, paresse de comptoir. Les écrivains serbes sont massivement plébiscités. Avant la guerre comme après, rien n’empêche de suivre le travail des écrivains de Serbie, comme Simovitch, montéé par Jean-Paul Wenzel ou Srbjanovic par Thomas Ostermeier en Allemagne et André Wilms en France. Affirmer que les écritures contemporaines ne traduisent pas la réalité de nos guerres est tout simplement bête, indigent ou malhonnête. Au choix. Quelques textes, au hasard, pour préciser.

Dans les Hommes dégringolés, Christophe Huysmans parle du Moyen Orient. Dans une langue intime et pleine de réserves, il dit comment ces guerres inextricables affectent nos corps. Dans La Promise, Xavier Durringer renoue avec le noeud qui fait les grandes tragédies. Là aussi, mais dans une tout autre langue, la guerre ethnique déchiquète les êtres et montre violemment qu’on ne peut plus choisir son camp, tant la quête vendettale pousse au charnier généralisé. Joris Lacoste travaille également depuis ces événements, depuis la déportation contemporaine, d’après Auschwitz, notamment dans un texte écrit pour (par) la radio, Ce qui s’appelle crier. Dans le cadre d’un spectacle fleuve, "les Récits de naissance", construit sur dix années, et conviant de nombreux auteurs à écrire des formes courtes, Roland Fichet a traversé de nombreux conflits. Dans Tombeau chinois, il reparcourt les violences non cathartiques de la place Tian an Men. Dans ses pièces (Pluie de cendres), comme dans ses romans (Cris), Laurent Gaudé fait parler ceux qui reviennent du front, ou qui restent pris dans les rets d’un siège perdu. Yann Apperry, dans les Hommes sans aveu, la parole devient acte de résistance face à une guerre que l’on ne voit pas. Olivier Py vient de confier l’Exaltation du labyrinthe à Stéphane Brauschweig. Cette pièce s’écrit les ruines d’une guerre qui n’a jamais dit son nom, celle que la France est allée mener en Algérie, et plus loin au sud. Dans un spectacle plein de tensions, intitulé "Rwanda 94", toute l’histoire de ce génocide est longuement disséquée, restituée jusqu’aux limites de l’insoutenable, à travers les textes de Jean-Marie Piemme. Quand Pascal Rambert décide de monter Gilgamesh, premières traces d’écritures humaines, c’est pour affronter l’inhumaine monstruosité occidentale pendant la guerre du Golfe. Bruno Boussagol vient de monter un spectacle sur Tchernobyl, à partir d’un texte de Svetlana Alexievitch, une journaliste russe qui avait déjà écrit Des Cercueils de Zinc, un recueil quasi insoutenable de témoignages sur la guerre d’Afghanistan qu’avait monté Didier Gabily au début des années 90. Quant à Auschwitz, depuis Paul Celan jusqu’à Mickaël Glück ou Patrick Kermann (je pense à son incroyable A), on ne compte plus ceux qui sont traversés, plus ou moins directement, par l’extermination. Et que fait François Tanguy (lui qui “fait des phrases avec les phrases des autres”), avec son Théâtre du Radeau, porté par l’injonction d’exposer les cauchemars de la raison occidentale, mise en miettes par les batailles de la raison occidentale?

Face aux attaques portées contre l’écriture, il est facile d’allonger la liste de ceux qui la font vivre – mais est-ce d’ailleurs la bonne réponse ? Ne faut-il pas plutôt dénoncer l’obscénité de la question posée ? Reprocher aux écrivains de ne pas écrire nos tragédies revient à une double insulte. Celle de ne pas les lire et celle de croire qu’on peut leur dicter un texte-qui-va-marcher. Mais pour qui donc se prennent ces intendants ? De quel droit osent-ils s’affranchir du rôle qui leur est imparti : servir et accompagner les artistes qui travaillent ?

D’origine monarchique en France, le terme d’intendant dit bien, en Allemagne, qu’il s’agit d’un rôle de gestionnaire et d’administrateur du théâtre : alter ego du dramaturge, l’intendant gère la maison. Nos "intendants" français, neuronalement paralysés, étouffés par une royauté ministérielle exsangue, n’ont pas compris qu’ils utilisent un terme qui les dénonce. C’est qu’ils ne lisent pas, ou si peu, quelques coupures de presse et les conférences de presse de la Ministre. Cela suffit pour une année. Quant aux réels "comités de lecture" qui seuls pourraient donner du crédit, professionnel, à leur constat d’une écriture asséchée, ils n’existent dans presque aucune de ces maisons, pourtant richement dotées, et largement incitées, par les Ministres successifs, à engager ce type de travail prospectif.

Comment peut-on asséner des résultats aussi péremptoires quand on ne se donne aucun moyen rigoureux de les vérifier ? Il faudrait analyse plus longuement les raisons de ce désamour entre les gérants de maisons et leurs écrivains. Et pourquoi ces administrateurs de théâtre ont-ils su, en revanche, pactiser avec les metteurs en scène ?

“Ecrivez-nous des pièces sur l’actuel, et nous les produirons”. Sur le plan strictement dramaturgique, cette injonction à l’actuel est une pure bêtise. Jamais aucun dramaturge n’a écrit la guerre de son temps immédiat. Quand Shakespeare écrit Richard III, la guerre des Roses est finie depuis trente ans. Et puis comment peut-on imaginer qu’un réel écrivain fasse de la guerre un sujet ? Les jeunes morts pré-panthéonisés, les Lagarce, les Koltès ou les Gabily n’ont jamais pris la guerre pour thème. Elle court plus ou moins directement dans l’écriture, mais elle n’est pas objet du récit – d’ailleurs comment pourrait-on objectiver la guerre, la sans-objet par excellence ? Certes Müller ou Gabily disent à quel point leur écriture est agie par nos effondrements politiques – c’est moins affirmé chez Lagarce ou chez Koltès, même s’il est aussi question chez eux d’un deuil qui n’arrive à son terme.

Toujours l’écriture est processus d’altération, une opération qui métamorphose la réalité dont elle rend compte. Pour lire, il faut donc pouvoir lire. Seuls les poètes de la scène savent entendre les poètes du livre. Et de telles rencontres, de plus en plus, ne cessent d’avoir lieu, discrètement, magiquement : Valère Novarina et Claude Buchwald, Philippe Minyana et Robert Cantarella, Tarkos et Emmanuelle Huynh, Matéi Visniec et le marionnettiste Alain Lecucq, Elsa Sola et Philip Boulay. Leslie Kaplan et le théâtre des Lucioles. Et tant d’autres encore.

Dans l’un de ses plus beaux textes, A, Patrick Kermann se laisse traverser par l’histoire de l’Allemagne, dont le récit se laisse partager en deux langue, l’allemande et la française. Cet oratorio minimal appelle une force de jeu hors du commun. Les intendants, s’ils jouaient vraiment leur partition, sont là pour susciter des rencontres, de réelles rencontres d’artistes. Mais pour jouer A, difficile de compter sur Kristine Scott Thomas ou Fanny Ardant pour faire le "produit d’appel". Peu intéressant, donc, pour les intendants. Ils n’ont pas lu le texte, ne le liront jamais. Sauf s’ils découvrent que l’auteur de ces lignes est mort. Ils pourront alors l’ajouter dans la liste de leurs éloges funèbres d’un art qu’ils croient encore pouvoir assassiner. Illusoire croyance que leur pouvoir, désir d’artiste manqué, impuissance de négociants qui n’ont même pas d’affaires, de réelles affaires, à négocier, ni même la belle jubilation du commerce. La vraie violence est que leur existence ne laissera même pas de cendres, pas même un nom dans le journal. La vraie violence est que les poètes, longtemps, resteront dans le marbre de nos souvenirs. Notre courage est de leur faire confiance.
Le 2 août 2001
© Bruno Tackels