Edward Bond / La question du centre au théâtre

une lettre à Alain Françon

ce texte théorique important est une des lettres essentielles d'Edward Bond, qu'ont rassemblées les éditions Climat dans "L'énergie du Sens" en 1998

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nouveau (oct 2003) : "Créer de l'humain", grammaire de l'art, logique de l'humain

liens et ressources Edward Bond

le site de référence:
dossier Edward Bond, par le théâtre de la Colline

bibliographie commentée d'Edward Bond sur Arche-éditeur

page Edward Bond de theatre-contemporain.net

à lire, recopier, garder : un entretien avec Edward Bond sur Périphéries "Gens de Bien"

sur le même site, entretien avec Carlo Brandt à propos de Check-up

un entretien avec Edward Bond, dans Art comes from the future (en français)

autres excitants : à Londres, des recherches scénographiques par ordinateur pour The Fool d'Edward Bond

1

Une pièce est constituée d'un seul discours qui se répète de manière à pousser cette quête toujours plus loin. Chaque personnage s'empare du discours et le retravaille. Ce discours est le discours central (DC): il contient la thématique fondamentale de la pièce et reflète le rapport que les personnages, au moment où ils l'énoncent, entretiennent avec ce thème. Dès que l'occasion se présente, un personnage s'emparera du discours pour le pousser ensuite aussi loin que possible dans l'exploration de la thématique. Ce discours partira en quête des vérités que la pièce souhaite formuler. Dans le discours surgit d'ordinaire une réplique qui sera comme le seuil - spécifique à chacun - au-delà duquel le personnage ne peut plus pousser le discours, au stade où il en est. Souvent le discours se prolongera encore un temps. Il se fera alors l'écho réflexif de ce qui aura été révélé dans la réplique centrale du discours central. Il arrive aussi, souvent, que le ton change alors sensiblement - peut-être pour introduire de l'humour, de la parodie ou une espèce de didactisme lapidaire, comme si la révélation se répétait sous forme d'instructions ou de règles. La partie du discours qui précède la réplique centrale travaille pour s'en approcher d'une manière analytique. À moins que ce ne soit une poussée d'émotion - de douleur ou de bonheur - qui incite le discours (et le personnage) à se mettre en quête d'une nouvelle réplique centrale (RC).

À mesure que la pièce progresse, le DC et la RC se déploieront, gagnant en clarté, en force révélatrice et en précision. La manière de prononcer le discours définira les personnages: pour certains la RC se fera plus humaine, chez d'autres plus inhumaine. C'est en ce sens que Polonius est aussi Hamlet - sur le mode parodique. Hamlet et Polonins partagent le même discours central mais le poussent dans des directions différentes.

2.

Dans mes pièces le langage appartient à la pièce et non au personnage. Cela vaut pour tout théâtre épique qui essaie de comprendre la société et de participer activement au processus qui la modifie. Toute autre forme de théâtre relève de l'anecdote et s'obstine à ce que le discours appartienne aux personnages. Peut-être que l'exemple suivant éclaircira - mon propos: un acteur peut demander ce que son personnage a pris au petit-déjeuner mais pas comment son personnage s'exprime en vers non rimés [le " vers blanc " anglais] - car si (dans la vie) son personnage prend bien des petits-déjeuners, il ne s'exprime pas en vers blancs. Or, même quand la langue n'est pas celle du vers blanc (ou toute autre forme qui signale ouvertement sa spécificité) il reste que le langage demeure celui de la pièce et non celui du personnage. La raison en est que la pièce a une thématique mais que le personnage n'a jamais qu'une vie.

Il faut que le langage appartienne à la pièce si l'on veut que le personnage ait la réalité de la vie: sans cela, le personnage ne serait que l'illustration d'une " thèse " et pas un personnage entier. Cela peut paraître bizarre dans la mesure où l'on suppose en général que plus son langage sera individualisé, plus le personnage aura de réalité. Mais il est important de comprendre pourquoi, paradoxalement, il n'en va pas ainsi au théâtre: cela tient à ce que la " réalité " de la scène est artificielle et que ce monde-là est créé par le langage.

3.

Quelles en sont les conséquences quand on veut interpréter le personnage? L'expérience de l'écrivain aidera peut-être à l'expliquer. J'essaie d'écrire des personnages qui soient vivants et logiques. Quand j'écris il peut m'arriver d'avoir le sentiment d'être " possédé " par mes personnages - ils ont une vie bien réelle. C'est comme si je couchais par écrit ce qu'ils me disent. Ils me surprennent constamment. Je ne suis pas conscient de l'ensemble des processus qui participent à leur élaboration - tout comme je n'ai pas conscience du prodigieux processus physiologique qui entre dans l'accomplissement, disons, des gestes les plus simples. J'imagine que l'acteur, quand il joue le personnage, doit se trouver dans une position similaire vis-à-vis de son personnage: il devient le personnage. Le personnage se révèle à lui &endash; tout comme je peux me laisser surprendre par ce que mes personnages font et disent. Le personnage est au fondement du théâtre parce que les gens sont les vecteurs de la progression de l'histoire.

Est-il contradictoire d'insister sur l'importance du personnage tout en affirmant que le langage appartient à la pièce ? Non. Le langage décrit le DC et l'usage qu'en fait chaque personnage. Pour que le DC se déploie et se transforme il faut qu'il y ait urgence, pour les personnages, à énoncer ce discours. En explorant le DC pour atteindre à une nouvelle définition de la RC, le personnage s'approche toujours davantage de son être. Le développement du personnage et celui de la pièce vont de pair - ils se confondent. A l'intérieur de cette scène, les nouvelles RC des personnages définiront quel est leur point de vue personnel et donc qui ils sont. Mais ils ne peuvent en arriver là qu'en s'approchant encore davantage de leur être profond. Le DC poussera les personnages à se définir - et à mesure qu'ils expriment le DC ils se feront plus humains ou plus inhumains, plus entiers ou plus creux. Ni l'une ni l'autre de ces orientations ne déterminent nécessairement une échelle de valeurs dans l'interprétation: Iago peut être aussi profond qu'Othello, Polonius aussi profond qu'Hamlet - chacun de ces personnages peut imposer à son interprète de suprêmes exigences de jeu.

Au théâtre la révélation des mensonges représente un enjeu aussi important que la révélation des vérités: de fait la révélation des mensonges s'avère souvent plus profonde - de même que la vision de l'enfer peut s'avérer plus profonde que la vision du paradis.

4.

L'acteur doit être son personnage mais doit aussi " être " la pièce. Un jour que je mettais en scène l'une de mes pièces, je dis à un acteur qu'une de ses propositions n'aidait en rien à la compréhension du texte. Il me demanda ce que j'en savais, vu qu'il en était l'interprète, moi pas. Au bout du compte, I'acteur en question nous gratifia d'une interprétation magnifique mais qui n'avait rien à voir avec la pièce. Les autres acteurs s'en trouvèrent privés de repères - et la pièce aussi. Mais en réalité cet acteur se satisfaisait d'un simple pis-aller: une interprétation qui ne se contente pas d'être bonne en soi mais qui touche directement au coeur de la pièce - qui, tout simplement, fait un usage approprié du DC et de la RC - a toujours un effet plus profond sur le public.

Cela ne dévalue ni le personnage ni la quête du personnage. Mais cela conditionne la nature de la quête. L'acteur ne devrait pas viser le grandiose quand il veut incarner le langage de la pièce. Les vérités peuvent être découvertes à partir des choses les plus simples - des tasses, des tables, des chaises, des vêtements, un coup de balai, des blessures, une tasse qu'on brise. Une fois qu'on a compris que le langage est celui de la pièce - et pas celui des personnages - on peut le replacer dans l'intimité et l'immédiateté de la pièce. Mais ce faisant, les personnages évolueront eux aussi - ils perdront la trivialité qu'on rencontre si souvent sur les scènes d'aujourd'hui. Le théâtre aura un projet.

On raconte une histoire à propos du mystique allemand Jakob Boehme. Au début du siècle - à une époque marquée par les tensions religieuses - un groupe d'étudiants de l'université disputait de savoir où l'on devait chercher Dieu. Le débat prit un tour enflammé. Ils décidèrent d'aller trouver Boehme pour lui demander de trancher leur différend. Au terme d'un long voyage de plusieurs jours ils arrivèrent devant sa maison. Ils frappèrent à l'imposante porte en bois. Au bout d'un moment des pas pesants se firent entendre à l'intérieur. Le Knecht de Boehme, son Valet, vint tirer le verrou de la porte. Il demanda à la bande d'étudiants ce qu'ils désiraient.

" Nous avons une question très urgente à poser à Herr Boehme. "

" Mon maître est en train de souper. Il faudra attendre. " Quand on est étudiant et qu'on recherche Dieu, on n'attend pas qu'un homme ait fini de souper. Les étudiants donnèrent de grands coups dans la porte que le valet avait refermée. Silence - pas pesants - grincement de verrous. " De grâce, dites à Herr Boehme que c'est urgent. Notre question concerne Dieu. " La porte se referme. Au bout d'un moment - lourds bruits de pas - les verrous grincent - la porte s'ouvre.

" Avez-vous dit à Herr Boehme que nous recherchions Dieu ? "

" Oui. Mon maître vous fait dire qu'il est en train de souper. " Et c'est ainsi qu'à plusieurs reprises le Valet est renvoyé avec son message vers la salle à manger. Finalement, le maitre ayant terminé de souper, les étudiants sont invités à monter à l'étage (sous le regard désapprobateur du Valet, car leurs souliers sont tout crottés du voyage). Les étudiants s'entassent dans la salle à manger. Boehme est en train de s'essuyer la bouche sur sa serviette. Il accueille les étudiants d'un signe de tête. Ils s'inclinent.

" De quoi souhaitez-vous que je vous instruise ? " Les étudiants réitèrent leur question.

" Où est Dieu? "

Boehme repose sa serviette et, du doigt, désigne le saladier.

" Dieu est dans ce saladier. "

La quête de la vérité du DC n'a rien de grandiose. Le grandiose peut parfois être justifié dans une pièce ou une scène - mais il doit trouver sa justification ailleurs que dans la nature du DC. Un jour que j'essayais d'expliquer un DC à une comédienne elle s'exclama: " Ah, vous le voulez style tragédie grecque ". C'est bien là une preuve, me semble-t-il, de l'appauvrissement de notre théâtre et de son incapacité à aborder les sujets importants sans pontifier.

5.

Comment le DC est-il relié à l'action et au jeu physique des acteurs ? La pièce sera constituée d'une succession de situations qui seront imposées aux personnages afin de les exposer au DC de manière toujours renouvelée - ce qui exigera donc d'eux qu'ils formulent une nouvelle version du DC. Ces situations viendront nourrir l'évolution des personnages aussi bien que le déroulement de la pièce. L'auteur a besoin que les personnages articulent le discours à chaque changement de situation. Évidemment, les personnages auront souvent eux-mêmes la responsabilité de créer ces situations - mais tout aussi souvent les situations les prendront au dépourvu. Les situations fournissent un contrepoint au DC. Il convient de les jouer à la lumière du DC. C'est en comprenant cela qu'on peut déterminer comment l'acteur incarne le personnage - et en ce sens l'action / interprétation ["l'interprét-action "] elle aussi appartient à la pièce et non au personnage. Mais de même que la vitalité du langage des personnages provient du fait que le langage est celui de la pièce tout entière - de même la vitalité et la justesse du jeu proviennent de ce que l'action appartient à la pièce tout entière. De même que le fait que la RC soit la réplique centrale ne prescrit pas comment le personnage doit la dire (même si, de son côté, l'acteur doit savoir qu'il a affaire à la RC: faute de quoi on retombe dans la fausse situation entre WS et sa fille), comprendre la nature de la situation centrale ne détermine pas davantage comment il convient de la jouer. Mais elle définit strictement ce dont il est question. C'est un point capital. Comprendre la nature de la situation pourrait paraître enfermer l'acteur dans une prison: mais en même temps cela libère toute l'ampleur de sa créativité - combinant ainsi logique et liberté créatrice - et c'est cela, je crois, qui crée l'expérience théâtrale la plus intense. Elle nous offre la chance d'exercer notre logique créatrice - et c'est par là que nous comprenons que le grand théâtre n'est ni arbitraire ni trivial. Et que le jeu de l'acteur n'est pas non plus condamné à l'être.

Une pièce écrite il y a plusieurs siècles continue à proposer des DC, des RC et les situations qui s'y rattachent. Quand on a compris cette structure, on est stupéfait de constater à quel point les pièces illustrent ce schéma particulier. C'est comme si l'on était obligé de construire une prison à seule fin que des portes puissent ouvrir sur la liberté.

La structure est comme un mur de prison et dans chaque fenêtre apparaît le visage d'un acteur: c'est le visage de la liberté.

Bien sûr le sens des situations évolue avec le temps. Les conseils de guerre, dans Troilus et Cressida, devaient avoir une certaine étrangeté pour le public de l'époque - le " 20 heures " avant la lettre. Ils devaient dévoiler ce qui se passait à l'intérieur des cachots de la Tour et des salles du conseil de Whitehall. Ils devaient renseigner le public sur les arcanes du gouvernement. (Bien sûr WS vise aussi d'autres choses &endash; il démystifie l'héroïsme et la gloriole militaire - mais il n'est pas contre la guerre.) Notre modernité ferait un tout autre usage de la situation. Elle trouverait un moyen d'utiliser la scène pour mettre à nu les souffrances de la guerre et non la nature du gouvernement. Le DC et les RC prendraient un sens nouveau - seraient utilisés sur des modes nouveaux. Le passé serait une prison nous offrant une liberté nouvelle. Nous pourrions avoir la sensation que WS donnait aux RC une certaine tonalité dont nous ne verrions plus (aujourd'hui) l'utilité: il arrive souvent que ce que WS trouvait éminemment sacré nous paraisse (pour peu que nous soyons humains) éminemment obscène. Il n'empêche que les RC sont des moments-charnière - que l'on peut utiliser sur des modes nouveaux. (Une RC doit s'articuler autour d'un événement qui ait un vrai poids car elle désigne toujours une découverte ou une redécouverte.)

6.

La vérité réside dans l'interprétation et non dans le texte - c'est la pièce qui la fait dépendre des personnages. Un jour j'ai écrit une didascalie qui stipulait: " La comédienne baise la main du comédien avec une infinie courtoisie " - la tension était grande, on venait de jeter la femme hors de ses gonds: par la courtoisie de son geste le personnage signifie sans doute tout le respect que lui inspire une situation qui a su la contraindre à se définir elle-même. En représentation, la comédienne agrippa brutalement la main du comédien, faillit la mordre pour la rejeter ensuite comme s'il s'agissait d'un papier froissé. Cela ne racontait pas la même chose mais c'était tout aussi intéressant: on la voyait réagir à la férocité et à l'humiliation de la situation - et c'était par conséquent une magistrale exploitation de la force créatrice que nous dégageons lorsque nous répondons à la logique d'une situation.

7.

Dans d'autres articles j'ai parlé de l'interprétation des situations centrales en termes d'ÉT - Événements de Théâtre : car il me semble qu'ils peuvent devenir de grands moments de théâtre et d'intuition dramatique. Cette liberté créatrice est la vraie démocratie du théâtre. Le pseudo-théâtre des " happenings " n'est que pur chaos, mais les ÉT peuvent utiliser toute la théâtralité des happenings pour donner une force dramatique à la logique des situations. Comprendre cela, c'est restituer à l'acteur sa pleine liberté créatrice. C'est aller à rebours de la pratique habituelle qui vise à faire " fonctionner " les choses. N'importe quoi peut fonctionner, mais l'effet obtenu s'enferme alors dans ses propres limites. Si la logique de la situation est théâtralisée - si la vérité des RC est formulée - alors le résultat ne se contente pas de " fonctionner " - il devient une " révélation " qui libère la créativité des spectateurs par la réaction qu'il suscite en eux. C'est la seule relation authentique et profonde que l'acteur puisse instaurer avec le public.

8.

Je vais tenter de résumer mon propos.

a. Nous pensons que l'objet d'une pièce est de raconter une histoire ou de rapporter un événement. Mais l'histoire doit avoir un sens ou abriter une attitude philosophique à l'égard de la vie. La pièce est écrite pour montrer l'attitude des personnages au regard de ce sens ou de cette philosophie. Au cours de la pièce, les personnages -en tant que tels - évoluent corrélativement à l'intrigue. Ils expriment la signification ou la philosophie par des voies qui approfondiront leur rapport au sens. Ce rapport pourra être positif ou négatif. S'il est positif, le personnage manifestera une compréhension accrue des choses; s'il est négatif, le personnage devient de plus en plus victime de son ignorance.

b. Comment ces développements seront-ils mis en évidence ? Il y aura un discours central (et un réseau d'images corollaires: une porte, un orage, un animal - images qui pourront se combiner dans un souci de provocation et d'approfondissement). Ce discours sera confié aux personnages (généralement à tous), à tour de rôle. Chaque personnage reviendra au discours au fur et à mesure de leur évolution. Chaque fois que le discours est exprimé (ou que des fragments en sont exploités), il manifestera une relation plus profonde à la signification ou à la philosophie de la pièce, ainsi qu'une relation au personnage toujours plus intime et déterminante: chaque personnage, dès lors qu'il l'énonce, s'appropriera le discours. Le discours contiendra généralement une réplique centrale (ou alors, son absence sera soulignée) - et cette réplique résumera la situation du discours à cet instant précis &endash; résumant du même coup le personnage. Le reste du discours sera structuré autour de la nouvelle RC. Il faut remarquer que le discours ne sera pas tout le temps utilisé dans son intégralité. Parfois seuls des fragments seront utilisés - parfois le discours prendra la forme d'un duo, etc. - parfois il se résoudra partiellement en action physique. Ces combinaisons ne connaissent d'autre règle que celle-ci: mettre en oeuvre tout ce dont la pièce a besoin pour que le discours articule la signification ou la philosophie de la pièce. La soudaineté du processus contribuera souvent à la vitalité de la pièce.

c. La pièce se composera de situations destinées à exercer une pression sur les personnages de sorte qu'ils soient contraints de re-formuler (et développer) le DC. Encore une fois, les situations peuvent être métaphoriques - par exemple, elles pourront, dans telle pièce, tourner autour d'une table ou d'une chaise. Il n'y a pas de règle. Mais les images - verbales ou physiques - seront tissées selon une logique précise. Idéalement, chaque image - voire chaque réplique d'une pièce - passe par le centre de la pièce; et bien sûr, à cet instant précis, le personnage qui a la parole n'est jamais plus proche du centre que lorsqu'il énonce la RC. Si l'on ne comprend pas l'importance qu'il y a à toujours jouer le centre, le jeu ne sera jamais central et le public ne sera jamais guidé au centre de la pièce.

d. Il s'ensuit que l'acteur doit toujours jouer le centre (positivement ou négativement - quitte à changer de direction). Ce qui soulève la question de l'interprétation du personnage. Il faut bien comprendre que le personnage ne peut pas exister indépendamment. Le personnage est écrit pour être en relation avec le centre. L'acteur ne peut s'approcher du centre qu'en étant dans la vérité de son personnage: c'est pour cela que le personnage est écrit tel qu'il l'est.

L'acteur devra tirer son personnage vers le centre - mais en même temps puiser une vie et une énergie créatrices dans le centre même - et cette vie et cette énergie rayonneront depuis le centre jusqu'à l'acteur-personnage.

L'acteur doit toujours se demander: comment puis-je en cet instant précis utiliser le centre? Le centre touche aux angoisses, aux tensions et aux besoins les plus profonds de la société où vit l'acteur. Aller au centre: on ne saurait trouver meilleur synonyme pour " aller au théâtre "

Le centre n'est pas un secret mythique: c'est une vision pénétrante de la société - c'est pourquoi le centre revient ensuite irradier la pièce, pour que les personnages et les actions décrivent alors (au public) les effets du centre sur la société. C'est comme si la pièce dépaquetait le centre: ainsi l'acteur utilisera tout son art et son imagination créatrice pour montrer les effets que la compréhension ou l'incompréhension du centre ont sur les hommes et la société.

Autrefois le théâtre avait souvent une signification ou une philosophie extérieures à lui-même (du moins en apparence: en fait il y avait drame parce qu'on voyait le personnage composer avec cette autorité extérieure - les dieux, le destin, la monarchie, les lois de l'offre et de la demande, etc.). Dans le théâtre moderne il ne peut y avoir d'autorité extérieure, et donc comprendre le centre devient pour nous plus important encore: c'est en se tenant au centre que l'acteur définira ce qu'être humain veut dire - quels désirs et responsabilités cela suppose: cela peut être montré positivement ou négativement, mais au bout du compte chaque personnage se tiendra au centre de la pièce.

e. Dans le théâtre moderne il n'y a pas de hallebardiers - chaque personnage doit aller au centre. Dans ma pièce Jachets, un soldat porte pourtant une hallebarde dont il menace un homme pendant une scène tout entière. Si l'homme commet une erreur le soldat le tuera sur-le-champ. Le soldat révèle le centre en manifestant ce mélange de tension et de décontraction propre au tueur professionnel. Il est comme un funambule figé pendant un quart d'heure dans la tension qui se noue entre la chute possible et le retour à l'équilibre. Le moment où le soldat finit par bouger peut devenir un moment de théâtre absolu. Une fois que l'importance du " centre " est comprise, tout sur scène peut servir à le mettre en évidence.

f. D'ordinaire nous considérons que le style, les costumes, l'époque, le décor, etc., conditionnent plus ou moins la manière dont le public réagira à l'histoire racontée. En réalité ces choses sont périphériques, marginales. Elles peuvent aider - mais pas si elles viennent se substituer à l'interprétation du centre par le jeu de l'acteur. Souvent - dans leur efficacité même - elles nous distraient du centre. La scénographie devrait toujours être envisagée non comme un décor mais comme un personnage en soi: elle devrait donc être de nature à permettre aux acteurs de pénétrer le centre; les dispositifs scénographiques ne font souvent qu'encombrer les acteurs. Alors que le décor devrait lui-même être une espèce de machine qui s'approche du centre (même quand il s'agit, mettons, d'un petit salon. En ce sens, chez Ibsen, les chambres visibles et les chambres cachées fonctionnent comme des machines.)

g. Une pièce est écrite pour qu'on décrypte son centre et qu'on l'utilise. L'acteur-personnage doit toujours raconter: quel est mon rapport au centre, comment est-ce que je l'exprime, comment est-ce que je le joue, en cet instant précis &endash; suis-je en ce moment près ou loin du centre: c'est cela qui déterminera comment jouer dans l'instant.

h. Mais quel rapport avec les deux autorités du théâtre contemporain: Stanislavski et Brecht? Jouer le centre n'a pas pour but de nier combien leur oeuvre nous est nécessaire mais de la recycler (sur un mode nouveau) et de la combiner avec 1'ÉT. Stanislavski tend à emprisonner l'acteur dans le personnage et donc à limiter son aptitude à créer des ÉT - son efficacité dramatique, sa gestuelle. Il est notoire que la méthode de Stanislavski - qui fut en grande partie inspirée par Tchékhov - domestiquait et étriquait les personnages et les pièces de Tchékhov. C'était en tout cas l'opinion de Tchékhov. Cela n'est pas trop dommageable si la pièce est écrite de manière à s'en accommoder. Mais alors le sujet se réduit à sa portion congrue: les dilemmes du " théâtre bourgeois du West End. Le théâtre moderne (et épique) traite des relations entre l'individu et la société (comme le théâtre le fait toujours dans les périodes de transformation: on se sert de l'acteur pour redéfinir ce qu'être humain veut dire). Le jeu stanislavskien sera incapable (à moins d'être adapté) d'utiliser le centre: pour la simple raison que dans la vraie vie les gens ne s'expriment pas en vers blancs ni en ayant recours à d'autres procédés dramaturgiques équivalents, tels l'emploi philosophique et poétique de la métaphore, la dynamique verbale, etc. Pour échapper à la prison stanislavskienne, Brecht fit appel à l'effet de " Distanciation " (Effet-V) et à ses mécanismes corollaires. Dans la pratique, (comme l'ont brillamment démontré les mises en scène de Brecht lui-même), le jeu distancié était plus intense et plus théâtral que le jeu stanislavskien - mais le geste était centrifuge, pas centripète. Jouer le centre abolit la nécessité de la Distanciation, tout comme il abolit la possibilité du jeu stanislavskien. L'acteur devient capable de raconter - de représenter - la vérité générale et en même temps de s'approcher toujours plus près de son personnage: le centre du personnage est (doit toujours être, dans toutes les pièces) le centre de la pièce. Et dans la mesure où - dans le monde post- moderne - il n'y a plus d'autorité extérieure légitime (hormis le commerce et la violence), l'acteur doit désormais jouer le centre s'il veut devenir son personnage.

9.

Si la situation décrite au paragraphe 7 n'est ni comprise ni mise en pratique, le théâtre moderne deviendra forcément inutile et arbitraire - car la société du monde réel ne peut pas, elle, échapper au problème du centre, et sera donc toujours plus théâtrale que la scène. Le centre est véritablement la définition (et la mise en pratique) de ce qu'être humain veut dire à notre époque.

Le centre de chaque pièce se concentrera sur un lieu de la société où la définition et la mise en pratique de notre humanité deviennent critiques et souvent contradictoires: comprendre la contradiction et l'accepter - quand elle ne peut pas être résolue - voilà le centre de toute bonne pièce de théâtre.