Rentrée littéraire : la méthode Salvayre

àlire sur Lydie Salvayre : le dossier remue.net (inclut un extrait audio de Contre et 2 textes sur le 11 septembre 2001)

photo : Lydie Salvayre par Dominique Hasselmann, aoà»t 2005, àUzès.


La méthode Salvayre

par Isabelle Martin © Le Temps, supplément littéraire

[...] on trouve déjàen librairie profusion de bons livres, dont plusieurs sont signés par des femmes qui posent des questions essentielles. L’Italienne Rosetta Loy et l’Allemande Gila Lustiger retracent de manière forte et subtile les tragédies de la dictature et de la guerre dans des Å“uvres de fiction où se confondent l’individuel et le collectif. Marie Darrieussecq s’interroge sur ce que signifie « Ãªtre né quelque part ». Pascale Kramer s’attache àpeindre des êtres détruits d’avance parce qu’ils n’ont pas accès àla parole, et Maryline Desbiolles dénonce l’injustice faite àune mère frappée dans sa chair. Quant àLydie Salvayre, elle livre avec La Méthode Mila une réflexion sur la vieillesse, qui est en même temps une attaque en règle de la philosophie de Descartes (cf. l’extrait paru dans le SC du 23 juillet). Si implacable qu’il soit, le discours magistral qu’elle tient réussit le tour de force de ne pas accabler le lecteur mais, au contraire, de le ragaillardir en le faisant rire.

Prix Novembre 1997 pour La Compagnie des spectres, qui donnait àentendre les soliloques vertigineux d’une mère folle et de sa fille, la romancière renoue ici avec un de ses exercices préférés, l’art de la rhétorique grand siècle. Elle s’emploie àle cultiver dans ses plus beaux atours (mots recherchés, longues périodes balancées, répétitions solennelles, passés simples et subjonctifs imparfaits enfilés comme des perles) tout en les minant de l’intérieur par des expressions triviales qui en ruinent l’effet, comme ce projet du narrateur de se livrer àde puissantes spéculations « avant que de clamser ». On retrouve son talent àfaire s’affronter ses personnages en un efficace huis clos, où la parole est mise en scène dans tous ses registres : apostrophes vengeresses, argumentation point par point, dialogues décalés, réponses àchoix (tapez 1, 2, 3...), monologue intérieur, aphorisme en italiques scandant le récit (L’âme de l’homme est violente), jeux de mots, etc.

Le narrateur de La Méthode Mila est un quadragénaire qui vit retiré àMoissy (1432 habitants) où il a accueilli sa mère veuve et impotente, sans mesurer ce que cette cohabitation allait lui coà»ter en soins de tous les instants. Très vite, sa patience est mise àrude épreuve et la tendresse cède la place àl’agacement, puis àla colère, au remords, àla violence rentrée, àl’abattement, àla pitié, aux griefs silencieux, àl’exaspération et àla haine. Bref, toute une gamme de sentiments contre lesquels le narrateur se bat, impuissant, jusqu’àce qu’il espère remettre de l’ordre en lui en relisant le Discours de la méthode : « J’ai besoin de croire que je peux, de la broussaille de mon esprit, faire un jardin àla française, genre Versailles, en plus modeste, quoique. »

Suivent des pages hilarantes où il s’exerce àcogiter, mais en vain, parce que ses pensées ressemblent àdes étourneaux, quand elles ne sont pas toutes orientées vers le même sujet, dans la mesure où il est sans cesse interrompu par les demandes maternelles. Lorsqu’elle renverse sa tisane, le narrateur va dans la cuisine, saisit un torchon et s’exclame : « Je pense dont j’essuie », en éclatant d’un rire qui fait détaler le chat. Avant de se rebiffer tout net devant l’imposture de ce « Discours àla con ». Pourquoi la méthode cartésienne passe-t-elle pour « le champagne de la pensée », alors qu’elle est entièrement façonnée contre elle (la pensée), àforce de raison plan-plan, d’application, de prudence précautionneuse ? Bref, Descartes ne vaut pas « Pascal, mon préféré », (célébré déjàdans La Puissance des mouches, qu’on a vu au théâtre l’hiver dernier àGenève).

Désormais privé de tout recours, le narrateur est mà»r pour la rencontre qui changera sa vie. Parce qu’il n’a plus rien àperdre, il sonne un matin àla porte de Madame Mila, voyante réputée faire des miracles. Il se trouve face àune diva en turban, « embijoutée, majestueuse, vaguement effrayante », qui lui demande son nom, Arjona (dans Passage àl’ennemie, le précédent roman de Lydie Salvayre, c’était déjàle patronyme de l’inspecteur amoureux), avant de lui parler de la conquête arabo-andalouse. Et d’un ancêtre poète àCordoue, arabe ou juif, car « tout Espagnol est un Sémite qui s’ignore ». Désorienté et subjugué tout àla fois, le narrateur prend goà»t aux fables extravagantes de Madame Mila, d’autant que celle-ci a la bonne idée de lui proposer d’engager sa fille Perline pour s’occuper de sa mère. Cette adolescente au doux prénom, qui n’aime que des brutes, complète la galerie des sacrifiées muettes que sont Olympe (Les Belles Ames, tout juste réédité en Points Seuil), Louisiane (La Compagnie des spectres) ou Dulcinée (Passage àl’ennemie). Et ça marche ! Tandis que sa mère, trimbalée partout par Perline, du supermarché au café, retrouve goà»t àla vie, lui-même tombe irrésistiblement amoureux. On laisse au lecteur le plaisir de découvrir les rebondissements ludiques du récit, quand le narrateur envisage d’écrire un traité de la paella pour boucher un coin àDescartes ; ou ses péripéties politiques, quand Moissy se ligue contre le projet d’une aire de stationnement pour les Roms.

La vision du monde de Lydie Salvayre, qui exerce la profession de pédopsychiatre en banlieue parisienne, n’a rien de lénifiant. Elle n’ignore pas le malheur des hommes (racisme ordinaire, violence, folie) qu’elle évoque avec des accents d’indignation sarcastique. Quant àson énergie, sa générosité et sa fantaisie, elles trouvent às’exprimer dans son éloge final du baroque, du désordre vivant, de l’élan sans mesure vers l’impossible et surtout de l’amour, qui est un miracle. Un miracle inséparable de la raison comme le ciel de la terre, mais brouillards compris. C’est la méthode Mila. Ou la méthode Salvayre !

3 septembre 2005
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