Ivan Farron / Les maisons de Pierre Michon

Ivan Farron enseigne à l’université de Lausanne.

Il vient de publier aux éditions Zoé, Pierre Michon, la grâce par les oeuvres.

à lire : dossier Pierre Michon de remue.net, avec notamment une autre étude d’Yvan Farron : Pierre Michon, un roman familial littéraire.

Ivan Farron a publié en 1996 aux éditions Zoé un récit : Un après-midi avec Wachernagel.


Les maisons de Pierre Michon

Retour au récit

Depuis les années 80, on parle d’un retour au récit qui caractériserait la littérature française contemporaine. Des colloques universitaires se sont penchés sur la question et c’est bien là l’intéressant, plus que le retour au récit à proprement parler. Car en réalité il n’y a jamais eu de retour au récit, le récit s’est toujours bien porté ainsi que les lecteurs de récits, plus nombreux pour autant qu’on sache que les lecteurs de poèmes et les lecteurs d’essais. Le véritable phénomène des années quatre-vingts n’est donc pas tant le retour au récit que la redécouverte de ce genre par ceux qui croyaient l’avoir définitivement enterré, à savoir les auteurs affiliés auparavant aux avant-gardes et une partie de l’Université. Autrement dit, les années 80 n’inaugurent pas une période de retour au récit mais redonnent à ce genre la légitimité intellectuelle qu’il avait perdue.
Ce soi-disant retour s’est effectué par le biais de l’autobiographie et il n’y rien de paradoxal à cela, car le récit sous sa forme contemporaine a souvent partie liée à l’autobiographie. Des auteurs comme Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Philippe Sollers ont publié des œuvres ouvertement autobiographiques à partir des années 80 et ont déclaré, pour les plus provocateurs et malins d’entre eux (Robbe-Grillet) qu’ils n’avaient jamais rien fait d’autre que de parler d’eux-mêmes. A la vénération de l’écriture, religion pratiquée par les théoriciens du Nouveau Roman et de Tel Quel, s’est substituée une fascination pour l’histoire, la petite et la grande. Il est significatif qu’un des livres importants consacrés durant ces années à la littérature soit Les Règles de l’art de Pierre Bourdieu, l’essai d’un sociologue - honni pour cette raison par beaucoup de littéraires qui lui ont reproché de ne pas être du sérail - où sont analysés en détail l’histoire et les principes de fonctionnement du « champ littéraire » français. Les parutions récentes dans le domaine de la critique montrent combien le fétichisme textuel des années 60-70 cède de plus en plus la place au biographique et à l’anecdotique.

Souvenirs du bordel

Les plus radicales des avant-gardes voulaient faire table rase du passé et (s’) interdisaient par là même tout regard vers l’arrière. Or plusieurs tentatives littéraires actuelles semblent délibérément placées sous le signe d’une nostalgie avouée, parfois revendiquée, comme Tigre en papier d’Olivier Rolin ou Ingrid Caven de Jean-Jacques Schuhl. Si les avant-gardes s’orientaient tant vers le futur, c’est qu’elles s’autorisaient d’un projet politique et social dont participait le déboulonnement des statues du passé : changer les hommes et le monde, faire advenir une communauté véritable. Qu’il se soit agi de Dada ou du Nouveau Roman, chacun de ces mouvements allait de pair avec le projet, explicite ou implicite, de susciter un monde meilleur. Mais dans le contexte de désillusion généralisée qui a suivi, la plupart des écrivains sont devenus semblables à Frédéric Moreau et son ami Deslauriers, prétendant à la fin de l’Education sentimentale que ce bordel de leur adolescence où par timidité ils n’osèrent pas même consommer est bel et bien ce qu’ils ont eu de meilleur.

L’exemple des Vies minuscules de Pierre Michon est intéressant à cet égard. Paru en 1984, ce livre raconte huit existences, pour la plupart misérables, allégories d’un écrivain dont l’autobiographie se dessine en filigrane. Même si aucun bordel n’y est figure, quelques maisons sont évoquées dans cet ouvrage emblématique du prétendu retour au récit. Elles illustrent admirablement ce qui se joue autour de cette notion.

De la villa à l’hôpital psychiatrique

L’action se passe au début des années 70 à Clermont-Ferrand. Le narrateur des Vies minuscules vient de terminer ses études de lettres, marquées par les événements de mai 68, ou plutôt par la résonance de ces événements en province, où l’on vit souvent ces choses avec plus d’intensité et de sincérité qu’à la capitale. Il rêve d’être un jeune poète, s’essaie au théâtre d’agit prop, vit dans une communauté d’acteurs avec lesquels il partage une maison, « la villa ». « La villa » est évoquée en quelques lignes seulement. Pourtant, cette maison a son importance car elle est un topos des avant-gardes. La « villa » de Clermont constitue la version provinciale de cette maison de verre qu’évoque Breton au début de Nadja, revue et corrigée par des rêveries dissidentes de disciples appliqués d’Artaud et du Living Theatre. Le narrateur et sa petite amie se prénomment Pierrot et Marianne comme les personnages de Pierrot le fou de Godard, un film où quelques thèmes avant-gardistes, dont la référence constante à Rimbaud, sont ressassées jusqu’à la mort du protagoniste joué par Belmondo.

La maison représente aux yeux des avant-gardes un lieu de transparence et d’harmonie communautaire, qu’il s’agisse de s’y produire sur une scène (le cabaret Voltaire) ou d’y vivre ensemble un projet mêlant l’art et la vie, comme le font ces jeunes acteurs de Clermont. Mais l’époque est difficile pour les habitants de la « villa » qui, comme par hasard, vont finir par se disperser. Au début des années 70 correspond le déclin irrémédiable de ces idéaux. A l’ère de la Théorie d’ensemble de Tel Quel, l’incommunicabilité s’érige en norme absolue. Les Vies minuscules ironisent sur ces diktats et leurs effets néfastes sur certains. Imitant la manière « pesamment avant-gardistes » de Tel Quel, le narrateur des Vies minuscules ne réussit qu’à écrire des textes illisibles et à se couper complètement à la fois de lui-même et du monde extérieur. Sa vie se réduit à une imitation balourde du dérèglement rimbaldien de tous les sens et de l’idéal mallarméen du Livre. Se faisant opérer après s’être fait casser la figure - son côté Rimbaud - il a l’impression que les chirurgiens l’ouvrent comme un livre - là on serait plutôt chez Mallarmé.

Après la dispersion de la communauté d’acteurs, le narrateur est quitté par sa petite amie et fait une cure de sommeil dans un hôpital psychiatrique. Dans ces années où Deleuze et Guattari triomphent, l’asile psychiatrique constitue peut-être le lieu par excellence de cette communication paradoxale qui caractérise la fin des avant-gardes. Michon trace un portrait comique et dépourvu de complaisance (mais non de tendresse) de certains pensionnaires qui semblent caricaturer ses propres maladresses d’apprenti voleur de feu. La maison de verre s’est transformée en maison de santé.

Un livre culte

La vie du narrateur des Vies minuscules se résume à une errance géographique et sentimentale qui s’inscrit dans un imaginaire de la malédiction : l’origine obscurément campagnarde, un père fugitif et alcoolique, le vœu inassouvi d’écrire avec la certitude de l’indignité chevillée au corps. Or le lecteur ressent que cette condition malheureuse est dépassée dans le moment même où elle s’énonce, par le simple fait qu’elle soit écrite : il faut donc que quelque chose se soit produit, qui n’est pas énoncé dans le texte. Ce quelque chose est le recours à l’histoire et au roman. A la tentation de l’illisibilité s’est substitué une somptueuse écriture en prose qui ne néglige ni son lecteur ni les références à la tradition, même si celle-ci est souvent bouffonnée dans les Vies minuscules.

Après des débuts timides lors de sa sortie en 1984 - comme cela arrive souvent, le livre fut apprécié par la critique mais ignoré du grand public - ce premier ouvrage de Michon est devenu un livre culte de la littérature française contemporaine. Qu’est-ce qu’un livre culte ? C’est un ouvrage qui sans attendre les millions d’exemplaires d’un best-seller saisonnier se vend régulièrement sur la durée, se passe entre amis, suscite des commentaires de plus en plus nombreux, devient petit à petit une référence incontournable dans un certain milieu : Michon est un « écrivain pour écrivains », un auteur qui compte aux yeux de beaucoup d’universitaires, de quelques journalistes, de ceux qui se réclament d’une certaine exigence littéraire. Cette notoriété dépasse les frontières du territoire français. Les Vies minuscules, sont parues ce printemps chez Suhrkamp dans une traduction d’Anne Weber.

La tentation du roman et de l’histoire monumentale

Ce succès s’explique pour plusieurs raisons. L’écriture des Vies minuscules est fascinante par son classicime dévoyé que l’on a pu comparer à celui de Jean Genet. Mais le livre est surtout fondateur de cet engouement renouvelé pour le retour au récit que j’évoquais ci-dessus. Loin de certaines thèses des avant-gardes qui clamaient la mort de l’auteur et du personnage romanesque, il y est question de vies, d’anecdotes, de romanesque, de légendaire.

Depuis les reproches de Valéry et de Breton à l’égard des marquises sortant à cinq heures, le roman a mauvaise presse auprès des avant-gardes. C’est un genre bâtard, mal élevé, fouilleur de poubelles. La maison telle que Balzac, Zola ou Proust la représentent regorge de secrets de famille et de cadavres dans le placard : la pension Vauquer du Père Goriot est aux antipodes de la maison de verre chère à Breton et ses disciples. Le roman ne trouve grâce aux yeux des avant-gardes (et encore pas de toutes) qu’au moment où il se rédime en autre chose, en poésie, en essai, en ce genre total dont rêvaient les romantiques d’Iéna. Le pari un peu janséniste du Nouveau Roman aura consisté en une gageure, celle d’écrire des romans sans personnages, ou sans action, sans psychologie, autrement dit des romans en haine du roman. Des romans peut-être trop intelligents parfois si tant est que le roman pour s’épanouir pleinement ait besoin d’un certain quantum de naïveté, voire de cette bêtise qui n’est pas le fort de tous.

Michon écrivain est placé devant une aporie. Témoin lucide de la faillite des avant-gardes, il aimerait en conserver cependant certaines exigences. Refusant - quoique la tentation soit grande, un ou deux essais en témoignent, comme La Grande Beune, parue en 1995 - d’être un romancier en haine du roman, ne pouvant plus être un poète après avoir usé jusqu’à la corde la panoplie rimbaldo-mallarméenne, il invente sur un coup de génie la notion de vie minuscule, qui doit se comprendre de plusieurs façons.
La Vie minusucule retrouve la tradition ancienne de la Vita, elle relève donc d’une certaine façon de l’histoire monumentale, du rêve positiviste de retracer un destin de A jusqu’à Z en s’aidant de l’archive, que Michon adore. Mais qui dit Vita dit aussi légende, goût pour l’anecdote, le romanesque, la légende. Michon ne répugne pas aux anecdotes littéraires. Commentant une rencontre entre Balzac et Nerval, il la décrit comme celle de « La littérature en personne ». Et pour un écrivain contemporain, la Vie constitue aussi un moyen conscient de parler de soi-même à travers les autres. Qu’il s’agisse d’un abbé aux prêches rutilants, d’un jeune garçon de ferme de la Creuse parti faire fortune en Afrique, ou, plus tard, de Goya et Watteau (Maîtres et serviteurs) ou Rimbaud (Rimbaud le fils) c’est toujours Michon et la question de l’écrivain qui figurent au centre du propos. La notion de Vie permet donc d’allier l’entreprise autobiographique - devenue aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, le genre littéraire dominant - et la biographie dans un projet nouveau. Convoquer l’hagiographie va permettre à la fois à Michon de retrouver l’histoire monumentale qu’il aime tant et de l’allier à un projet d’écriture de sa propre légende.

Mais en même temps, ces Vies déjouent l’histoire monumentale et c’est là où la notion de minuscule intervient. Les vies minuscules sont minées par le soupçon et l’échec, leur seule gloire réelle réside dans l’écriture somptueuse qui essaie de les dire sans en travestir non plus la part de malheur et de lacunes. Le Rimbaud de Michon n’est finalement qu’un gosse des Ardennes qui malgré tous ses efforts émancipateurs n’a pas réussi à se séparer vraiment de sa mère, un être mystérieux dont on ne saura jamais ce qu’il a pensé au moment où Carjat tirait son portrait et pourquoi il a cessé d’écrire. Le biographe avoue ses incertitudes, émet des hypothèses, brocarde son modèle. La raillerie affleure derrière l’éloge de Hugo, décrit en vieux crocodile, ou de Flaubert, évoqués dans les proses récentes de Corps du Roi. Ces biographies sont des textes courts, lacunaires, fragmentaires : Michon ne peut utiliser que la forme brève.

Quelques autres maisons

Ces lézardes dans l’histoire monumentale permettent à l’auteur de réviser symboliquement la sienne à la hausse. Les premières années passées sous le signe de la honte dans une campagne française isolée culturellement, le père alcoolique et déserteur, les instituteurs récitant dévotement du Victor Hugo, tout ce que les maisons de verre auraient dû balayer retrouve une légitimité dans ces pages. Quelques édifices plus modestes en profitent au passage dans les Vies minuscules. La maison de famille décrépite et pleine de toiles d’araignées constitue le haut lieu d’un roman familial complexe auquel Faulkner sert de modèle. L’alcoolisme de l’écrivain américain, ses propres complexes de provincial en font un frère en littérature. Les bâtiments scolaires de la IIIème République, souvent évoqués chez Michon, redeviennent des hauts lieux littéraires : Michelet et Alain-Fournier semblent l’emporter devant Antonin Artaud.
Mais il reste aussi dans ces pages saturées de culture et oscillant entre tous les niveaux de langue, dans le soupçon ou la mégalomanie qui parfois les habitent quelque chose de l’exigence avant-gardiste. Michon avoue son fantasme d’une langue prophétique et performative qui puisse mêler les vivants et les morts, voire une certaine nostalgie de ses débuts littéraires, quand il se prenait pour Rimbaud et rêvait de réécrire Une Saison en enfer. C’est là le côté Frédéric Moreau de Michon. Les textes écrits, si réussis soient-ils, ont peut-être moins de saveur que ceux qu’on aurait aimé secrètement écrire mais qu’on n’a pas pu écrire parce qu’il était déjà trop tard.

Une fois qu’ils ont pris de l’âge et de la bouteille, les écrivains ne sont plus tout à fait les jeunes gens en colère qu’ils furent, même s’ils n’entrent pas tous à l’Académie. A ce mouvement parfaitement normal, il n’y a rien à redire. Dans une époque où le livre n’est finalement qu’un médium parmi d’autres, il n’est pas étonnant non plus que les auteurs, surtout lorsqu’ils sont reconnus, deviennent des conservateurs du patrimoine, de la mémoire, de la langue, du passé, de tout ce qui sans leur intervention semble menacé de disparition à plus ou moins brève échéance. Michon est ainsi invité régulièrement par des écoles, des bibliothèques, des collectivités pour y parler de Faulkner ou de Hugo. Phénomène très français : on se souviendra que Mérimée fut Inspecteur général des Monuments historiques. Il est inévitable et peut-être juste que les avant-gardes soient elles aussi monumentalisées. Breton est déjà dans la Pléiade, sa fameuse maison de verre mériterait sans doute de constituer une annexe de la Bibliothèque nationale de France.

Ivan Farron
14 décembre 2004
T T+