Lucie Taïeb | Une bataille

Dans mes jeunes années j’eus un ami de cinéma.

Nous allions rarement au cinéma ensemble, car je préférais y aller seule, pour échapper aux flots de commentaires et d’analyses que mon ami passionné et disert avait, lors de nos premières sorties communes, déversés sur moi, quand j’aurais seulement voulu du calme, du silence, une entente tacite sur le fait qu’après un tel film, nous ne parlerions pas.
Nous disputer au sujet de films que nous allions voir séparément, c’était là l’essentiel de notre amitié.
Nos conversations étaient des joutes où personne ne gagnait. Nous savions bien tous deux que la plupart de mes avis manquaient de tout sérieux, et plus je m’emportais pour les défendre, plus mon ami s’emportait pour les contrer. On aurait pu croire, à nous voir dans la rue hausser la voix, nous arrêter, faire de grands gestes puis repartir, que nous nous querellions vraiment. Mais c’était une comédie qui nous ravissait puisque je ne finirais jamais par admettre que je n’avais en réalité pas de souvenir précis du film dont nous parlions, et que j’inventais presque toujours tout. Seule notre véhémence n’était pas jouée.

Je soutenais un jour contre vents et marées que James Joyce avait fait une apparition dans un film de John Cassavetes. James Joyce ne disait rien dans cette scène un peu hystérique où tous criaient et s’agitaient, un repas familial où il jouait peut-être le grand-père, ou, peut-être, son propre rôle. C’était un cameo, disais-je, je venais d’apprendre le mot. Mon ami poussait de grands cris, Joyce n’apparaissait évidemment pas dans ce film de Cassavetes, je ne pouvais pas l’y avoir vu. Je ne comprenais pas pourquoi cela aurait dû être impossible, James Joyce dans un film de Cassavetes, d’ailleurs, James Joyce avait un visage qu’on ne pouvait pas ne pas reconnaître, c’était lui, un peu pâle, l’air égaré, mais lui. Mon ami (je me rappelle son rire) répétait que c’était absolument impossible. Mais j’avais lu son nom au générique. Mon ami m’apprit alors, triomphant, que Joyce était déjà mort lorsque Cassavetes avait tourné le film en question. Soit. Pourtant, je l’avais vu, j’en avais la certitude. D’ailleurs, cette mort, que je ne contestais pas, expliquait peut-être la pâleur de James, son air fantomatique, perdu ?

J’ai oublié de quel film il s’agissait, mais je me souviens du regard, de la fixité du regard.

Je me souviens des grands cris de mon ami et de ses moulinets, de tout le bras, comme s’il voulait prendre son envol.

Je détestais John Wayne. Tous les films de John Ford, à l’exception de « L’homme qui tua Liberty Valance », m’ennuyaient à mourir, comme tous les films de Rohmer d’ailleurs, que mon ami adorait, naturellement. Je singeais ses répliques préférées avec une petite voix précieuse. Mes jugements à l’emporte-pièce l’amusaient et l’indignaient tout à la fois. Il avait beau savoir que je disais « n’importe quoi », précisément pour l’amuser et l’irriter, il me suffisait de crier « mais non !, mais non ! mais je t’assure ! », et la conversation repartait de plus belle.

Si parfois nous étions d’accord, nous parlions peu. Je ne lui parlais jamais des scènes dont je me souvenais précisément, et qui m’ont marquée durablement.
J’ai revu il y a peu un de ces films de mes jeunes années. Avec surprise, j’ai constaté que de nombreuses images, que j’avais entre temps oubliées, ont continué d’infuser secrètement en moi, au point de devenir les parts vivantes et constitutives de mes archives intimes.
Je n’avais presque pas de vie, alors, et les choses les plus intenses que j’aie vécues, je les ai vécues au cinéma. C’est pourquoi j’y allais toujours seule, ne voulant partager avec personne, par pudeur ou par jalousie, ces émotions fortes et précieuses, dont j’ignorais qu’elles m’accompagneraient toute une vie. A l’abri des regards, je pleurais, et riais, et bien des fois j’aurais voulu ne pas quitter la salle, ou je m’en échappais soudain dès la dernière image, car l’emprise du film avait été si forte que seul un départ brutal m’aurait permis de m’en défaire. Longtemps après, je rêvais encore des films que j’avais vus.
Il n’y avait, dans ma vie, aucune forme de passion, et c’est sans doute pourquoi j’aimais par-dessus tout les films de Cassavetes, dont le chaos, les rires, les cris et les batailles m’emportaient et me traversaient, comme s’ils devaient préfigurer la vie que finirais par vivre lorsqu’enfin je vivrais vraiment, ce qui naturellement n’advint pas.

J’aurais dû alors parler à mon ami de la scène de la bataille, dans Husbands, la scène où l’un des maris américains en goguette, joué par Cassavetes, séduit à Londres une femme grande et blonde, la retrouve dans une chambre d’hôtel. Il a été maladroit ou grossier, et elle l’attaque véritablement, dans la chambre d’hôtel, le prend à la gorge, ils crient, se battent, elle le supplie, il y a sur ce lit un désordre des corps, des éclats de lumière, son visage à elle parfois déformé par la peur, son rire à lui, sa main qui ôte sa chaussure, ses yeux tristes, ses cris encore, des assauts entrecoupés de pauses étranges, une des plus belles scènes d’amour, qui m’effrayait et me fascinait, car je ne comprenais pas exactement ce que je voyais, mais savais tout, déjà, ou du moins l’essentiel : notre vie n’aurait sans doute jamais cette beauté ni cette ardeur, on ne pouvait pas parler de ce que nous désirions réellement, nous étions coincés dans cette salle obscure, à rire ou à pleurer, et la violence des corps, la passion, nous resteraient à jamais étrangères. Si j’en avais parlé à mon ami, il aurait su, sans doute, que c’était un appel, un appel qui ne lui aurait pas été personnellement adressé, mais un appel, en général, à me sauver de mon anesthésie, une main tendue que quelqu’un aurait dû saisir, pour me faire basculer enfin dans ce lieu, le seul vivable, où les corps sont chauds et malhabiles, où les pleurs se mêlent au cri, le désir à la frayeur. D’où nous venait, d’où nous vient cette obsession de « la vie », cette sensation d’un manque qu’il aurait fallu combler, d’une fadeur insoutenable, sinon de l’époque même ?
Ma main, il ne l’a pas saisie, et personne d’autre n’est venu. J’ai revu bien des fois la scène de la bataille, la voyais chaque fois un peu autrement.
Je serai bientôt plus âgée que les personnages du film, John est mort désormais, et j’ignore ce qu’il en est de l’actrice britannique avec laquelle il se bagarre si splendidement, sur ce lit qui n’est pas même défait.

Le lendemain ils se retrouvent dans un café comme après une nuit d’amour. On ne voit jamais leurs corps nus, jamais la blancheur des draps.

9 octobre 2017
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