Au bord de Sereine Berlottier, une lecture de Jean-Marie Barnaud

Je relis Au bord, de Sereine Berlottier, paru chez Lanskine en mars de cette année. C’est un poème plein de pudeur et de retenue, qui témoigne pourtant de cette expérience de l’indicible qu’est l’accompagnement de qui va mourir. Il s’agir de la mère de la narratrice.

Aucun pathos en effet dans cette écriture ; la cruauté de l’expérience est seulement suggérée par l’entrecroisement des faits et gestes les plus banals, les plus triviaux, du quotidien dans cet environnement d’hôpital, avec la réalité de ce qui se trame et se défait sous les yeux de celle qui assiste à la fin.

Et la langue elle-même du poème, qui s’appuie sur une syntaxe simple et familière, économise le plus souvent le recours à l’image, sauf comme par exemple dans ces deux vers qui font écho au titre de l’ouvrage, et qui expriment la réalité la plus douloureuse de l’expérience, à savoir l’épreuve de l’incommunicable, et de l’irréductible altérité de celle qui n’existe plus que dans l’évidence de sa disparition :

Tu n’apparais nettement que de t’éloigner
Non pas ensemble mais bord à bord

J’ai écrit « narratrice », mais ces vers ne forment pas vraiment un récit, quoique l’un des quatre chapitres du livre, le troisième, s’intitule « Le récit » ; mais un récit en bonne et due forme supposerait l’intelligence et la maîtrise du temps qui passe, alors qu’ici le présent s’est comme figé devant ce que montre par à-coups le réel, ces « derniers fragments de quelque chose ». Et la parole alors se déchire ou se démembre, « le récit est troué » (ailleurs, c’est « le discours »), constamment dévoyé par l’irruption de souvenirs de temps impossibles, ceux de la vie d’avant, cependant que s’impose une réalité contradictoire : ce corps que les traitements ont dégradé, et qui pourtant donne toujours des preuves de sa vie, lesquelles sont autant d’appels à la tendresse : « Et ce n’est pas t’avoir perdue / Tes mains sont chaudes / Ta joue vivante ».

Mais il y a aussi ces moments où surgit l’irrationnel, ces pulsions de refus ou de révolte qui en effet déchirent la trame du texte et sont en cela au plus proche de ce qui est vécu : « il faut dessiner tout le paysage, et l’ayant dessiné le marteler de ses poings, miette après miette, et l’ayant martelé de ses poings, miette après miette, moudre la terre avec les dents
ne pas retenir »…

Cependant, aucune impatience ne tient longtemps, ici. Et c’est sans doute l’épreuve qu’il faut en fin de tout reconnaître et assumer, celle précisément d’un temps contre nature, qui est sans futur, sans aucune possibilité de remettre à plus tard, et jusqu’aux hésitations, aux inflexions du moindre dialogue. Toute parole est ultime : « de cela aussi on accepte d’être lentement séparée, de la possibilité même de dire, de reprendre la phrase, de l’achever plus tard ».

Et c’est la reconnaissance de cette impasse et de la précarité de la parole qui inspire Au bord et lui donne son identité de poème, sa capacité d’habiter infiniment la séparation, comme s’il puisait, dans la « tension modifiée de vivre » dont il est aussi question dans le texte, sa force et sa légitimité.




Jean-Marie Barnaud



Au Bord de Sereine Berlottier, paru en mars 2017 aux éditions Lanskine, collection « Poéfilm » (ISBN : 979-10-90491-45-8).

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4 septembre 2017
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