Guillaume Vissac | à crâne fendre

Ma bouche : d’abord, un lent apprentissage

Quelqu’un rit dans les échos, c’est loin c’est proche,

du silence. Il fallait qu’une bouche soit
à cause de la distorsion des sons c’est les deux.

celle des silences. Sans mettre
Un besoin de chaleur dans la lueur du lait.

un mot, dira alors celle qui ne parlait pas.
Dans le noir tu sais pas qui les mains qui l’anguleux de

Puis ensuite il fallut qu’une bouche soit
l’épaule et la venue de l’herbe a posé sa fraîcheur
celle de l’absence de tout souffle à soi.
sur la peau. Pour se parler dans l’ombre et au silence

Longtemps j’appris auprès d’un crâne
c’est quelque chose qui passe par l’œil.

celui d’une femme : une sourcière au seuil
Tu accepteras taire, taire ce que la bouche demande.

d’une nuit en chute libre.
J’ai envie de boire l’eau à cette bouche,

Nuit qui, le plus souvent, tombait dans une gorge
mais il faut éradiquer les mots du langage, il faut

là où le pouls n’est encore qu’une cadence.
abolir la verbalisation.

Je ne savais jamais où
Le café ruisselle le long des artères du cou.

la rencontrer ce crâne ni où
C’est confus l’œil d’un autre dont la langue est ailleurs.

j’allais oser savoir aller à l’aube de
Faut pas se focaliser sur la langue,

son sillage. Son sillage était beau et le
faut se focaliser sur l’absence d’être à soi.

moins qu’on puisse en dire c’est qu’il
Fourche à la langue où la salive elle bulle.

prenait appui en nous
L’éclosion de ces bulles et pas loin de ton lobe la résonance

dans l’une de nos mâchoires. Elle se
dans la conque la brise claire et l’instant.

prétendait maître en médecine, or
Ici n’importe qui détesterait avoir

elle ignorait tout du corps humain. Elle
les yeux troubles, ardents et égarés. On n’ose

disait, le corps c’est l’absence de corps
regarder dans l’eau les fourmis qui noircissent. Il y a

né à soi-même. Elle disait,
un consensus sur le silence.

le secret de ce corps est à la fission de
Il ne sera pas question de douleur ni

son crâne et elle mimait à la fois et une laisse et
d’aucun mot si le mot se maintient hors d’atteinte.

son poing la tenant. Mais
C’est comme apprendre à respirer, c’est comme

ce qu’elle appelait surtout de ses vœux les
avancer le pied nu sur de l’ombre, et l’ombre épouse le sol.

jours où je me baignais dans
Tu auras besoin de l’épaule pour souffler mais souffle

l’ombre de la sienne, c’était le silence
ce n’est jamais interdit de souffler.

et la forme d’une main. À
Garde les yeux fermés c’est important et ce qui vient de là

quoi pouvait-elle correspondre cette main
passe par le crâne, le crâne bat comme ton sang,

était une question fausse
vase froid, palpitation presque insensible.

car la question qu’il est
Les gestes (il y a des gestes) te disent ne pense pas,

d’usage de se poser, m’avait-elle appris, a
c’est induit dans l’ablation du langage.

toujours avoir avec la forme et jamais la
Garde la tête brûlante, endors-toi dans l’anguleux des cous

main même. La main et la forme d’une main.
et des épaules et les os de là-bas lorgnent la clavicule.

L’onde d’un silence ténu je la sentais
Ce sera répété plus ou moins nerveusement

monter en moi, me prendre à la trachée, puis
et ça passe par la peau. On te soufflera l’air juste là

me faire rendre gorge, puis gésir
sur la tempe et ça va refroidir. Il faut boire car ça va refroidir.

(bouche au baiser de sa bouche)
Tu as ouvert la bouche pour ça. Les yeux

gésir précisément ici (imaginez des souches,
sont toujours là, fermés. De l’air sous les épaules et l’herbe.

feuilles d’ocre émiettées, racines qui ont
Froissement d’un peu de ta matière au sol

la veine sinueuse, humus amer et bleu, sol
les fibres, les nerfs, les muscles souples.

en vallons, ravins de pierres et d’anses à
Le contact. Il y a des contacts. Il y a l’effort que c’est

l’orée d’un ruisseau qui fait ripaille des
de ne pas surgir à la parole. Il y aura des secondes, il y aura

berges auprès de quoi il coule, à peine issu du creux
des torsions. Il y aura la fougère, la senteur des cheveux.

de la caverne, là où la source a pris).
Faut pas briser le seuil de la pensée, faut pas dire

Elle dit que le secret c’est d’être
le mot faut. Douce ivresse d’être deux. On a

un crâne à bris de corps. J’ai
quatre œils séchés, on a de la salive, on a la bouche.

échoué à m’abreuver comme elle
Soudain, un geste tendre. C’était peut-être accidentel.

d’un silence qui me
Ce sera loin déjà.

manque. Ta bouche, a dit
le crâne, est faite pour dire les mots et
Il y a d’autres degrés dans votre solitude.

prodiguer l’orgue des soins : l’âme n’est
L’abolition de la parole, ça demande des efforts.

pas pour toi.
L’étape suivante c’est rouvrir les yeux mauves.

Où ai-je échoué ? Par
On te tient aux poignets et dans l’herbe mais c’est doux.

tout, a dit le crâne
Ou bien c’est l’anguleuse épaule, tu es dans l’anguleuse épaule.

(et le crâne parlait
Il s’est formé une vapeur maligne.

avec sa bouche alors
Comment fait-on pour voir après avoir vécu comme ça ?

signe que c’était bien
Les mots vont revenir.

un désastre).
Tu prends deux brins de feuille au sol,

C’est un souvenir
c’est de l’herbe, tu en fais de la bave

que j’ai qui m’est longtemps resté :
et tu siffles avec ça.

ce crâne qui fut mon maître et qui dira souvent,
Les yeux sont mauves, morceaux de sel

ma tombe n’existe plus depuis longtemps, ma
pour les moutons. C’est difficile la texture, au début.

bouche est sur le seuil. Là d’où je parle,
Ça reviendra. Petit pincement au cœur.

c’est une gorge enlisée en elle-même, et ses nerfs
Là vous êtes deux dans l’angle de l’épaule à l’autre.

sont des cils recourbés. Crâne,
Y a pas encore de ciel ici.

elle n’en était pas moins Homme et elle dédiait
L’étoile elle se voit bien.

des litres d’une noirceur à elle à
La voûte.

la mémoire d’arbres dont elle savait
Aube lactée à nous couvrir.

effleurer l’âme et l’âge avec les lèvres. Elle aime à
C’est une dévoration.

lire la langue des arbres comme un braille lent
On en était à se tenir les genoux avec les bras et à faire

un cartilage fibreux. Elle
qu’un avec son propre torse. L’herbe est maintenant au niveau

insistait beaucoup pour qu’on sache qu’un corps était
des orteils. De petits chants de gorge mais frémis.

une machinerie sensible. C’était avant m’ostraciser
De quoi tenir tête aux yeux mauves et pesants,

et me contaminer à la parole. C’était le début
pesanteur dans les bras, les épaules et pas d’ombre.

d’une automne existence. Elle tient ses ongles

sur son cœur et des filets de sang zèbrent

Personne. Rien que là cette présence et puis toi.

ses bras de bronze quand elle dira c’est par
Pas de mot, pas de voix.

l’abolition de la parole
Des yeux perdus dans la fougère à chercher

qu’il t’en faudra passer. Ma
puis dire.

bouche
Les doigts dedans la terre à marteler

depuis
mal dit

échoue
un rythme.

et ces mots me l’emportent :

31 mars 2017
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