Lucie Taïeb | Une cruauté noire

Il s’éveille et de nouveau son corps n’est pas àcôté de lui. Mais il a désormais un souvenir précis et lancinant, elle, assise en face de lui, visage baissé puis brusquement relevé, ses yeux jaunes dans les siens, impassibles, inexpressifs, brusquement dans les siens puis se détournent, puis rien. Ce n’est pas quelque chose qu’il a vécu mais il revoit très clairement cet instant, simple, ses yeux jaunes, àelle, dans les siens, nettement, brièvement, puis détournés. Cela peut avoir eu lieu sans qu’il s’en aperçoive, et le souvenir en reviendrait àprésent, puisqu’elle le hante. Ou plus probablement cela n’a pas eu lieu ; il se lève.
Il tente de se rappeler sa vie d’il y a quelques jours. Son apaisement, sa vacuité. Il se lève et pense « je me levais  », il se dirige vers la salle de bains « je mettais de l’eau fraîche sur le visage et les poignets  » il entre dans la cuisine et allume la plaque « j’allumais la plaque, je remplissais la cafetière d’eau puis trois cuillérées de café  » il compte trois cuillérées de café. Ce sont exactement les mêmes gestes, exactement les mêmes mots pour les dire, mais il les dit, désormais, àl’imparfait. « Je m’habillais  », tandis qu’il s’habille « je laçais mes chaussures  », tandis qu’il les lace, toujours àl’imparfait, chacun de ses gestes n’est plus que l’image retardée, la réplique vide de ce qu’il était avant. « Je détestais cette vie  », et il la haïssait plus encore, au point de ne plus avoir l’énergie de la haine.
« Je descendais les escaliers, je longeais la rue jusqu’au métro  », où il entre, et quelque chose désormais, dans son thorax, une boule de chair malade, compacte, pierreuse, sombre lentement, traverse les poumons, enfonce le plexus, écrase les intestins, un haut le cÅ“ur ne le sauvera pas, elle sombre lentement en lui, et lui sombre avec elle, sombre àl’intérieur de lui-même, avec une infinie lenteur, une cruauté noire.

23 novembre 2016
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