Aux Athévains en résidence

copyright Thomas Clerc / Théâtre Athévains


[@Durant ma résidence d’écriture au théâtre Artistic-Athévains, j’ai écrit un certain nombre de performances, qui m’ont permis d’approfondir ma double pratique d’écrivain et de performeur. Je propose ici de rendre compte de trois de ces performances (effectuées les 10 avril, 10 mai et 18 juin 2016) en introduisant un élément purement textuel dans la relation de ces spectacles : l’une de ces trois performances n’a pas été réalisée et reste virtuelle, mentale. Au lecteur de "deviner" laquelle, sachant que le lieu reste toujours le même, le décor-appartement conçu par François Cabanat dans le cadre des lectures en appartement, que j’ai finalement décidé d’exploiter pour cette résidence d’écriture mêlant théâtre et performance.


1) PERFORMANCE n°1


Alors que je m’apprête àentrer en scène par l’entrée principale de l’appartement, celle qui se trouve dans le dos du public, un homme fait irruption par ladite entrée et me devance, coiffé d’un masque rouge grotesque qui interdit qu’on voie son visage. Cet homme, de stature moyenne, vêtu de noir, se campe fièrement devant le public tout en restant muet. Je décide de l’observer en coulisse. Le masque qu’il porte est un masque qui fait penser àla mythologie orientale, probablement japonaise, caractéristique par son regard outré et surtout un énorme appendice nasal qui évoque les cultes phalliques. Toujours muet, il se déplace sur la scène, face au public, en émettant de temps àautre des grognements plus ou moins inquiétants, ou en effectuant des gestes déplacés de satisfaction ou d’énervement, on ne sait. Il semble défier quelque peu l’auditoire sans toutefois rien exiger de lui. Après avoir déambulé de long en large, il sort de sa poche une feuille de papier manuscrite qu’il pose sur l’un des deux sièges en plastique, puis il repart d’où il était venu et passe devant moi en disparaissant.

Je peux alors faire mon entrée sur scène. Je m’adresse au public auquel je déclare avoir fait l’acquisition de cette maison : je vais donc faire l’inventaire de tout ce qui s’y trouve et que mon précédent propriétaire y a conservé. Désignant ainsi les différents éléments du décor de mon futur appartement, je me saisis de la feuille posée sur la chaise par le "diable rouge", dont je découvre les étonnantes instructions. Je comprends qu’il me lègue les biens contenus dans cet appartement, àcharge pour moi de statuer sur leur sort : j’indiquerai donc au public ceux que je désire garder et ceux dont je souhaite me débarrasser.

A ma droite, un grand lampadaire en bois pourvu d’un double plateau : "je garde". En revanche, le siège plastique de jardin m’incommode : je le fais voler àtravers la pièce, signifiant ainsi mon désir de m’en débarrasser ultérieurement, et la violence du geste s’accompagne d’une déclaration glaçante : "je suis capable de tout détruire ici". Il y a aussi, posé sur le plateau du lampadaire, un petit réveil Braun noir qui ne marche plus bien, indiquant une fausse heure. Je le pose àterre et l’écrase d’un coup de pied rageur, geste qui dénote une agressivité certaine, pouvant mettre le public dans un état de malaise.

Je m’avance ensuite vers une table basse peinte en jaune vif et aux pieds chantournés, que je déplace pour mieux faire le vide : or, en la soulevant, je découvre scotchées sous son plateau, des revues pornographiques dissimulées. Je m’en saisis et consulte rapidement ces "revues légères" en témoignant des intentions d’un propriétaire qui a désiré cacher son vice aux yeux de tous. Je m’approche ensuite de la bibliothèque, sur le sort de laquelle il me faut statuer : les cinq étagères sont sous-exploitées, vides, mal rangées. J’y feins de découvrir parmi les volumes, mon livre Intérieur (qui s’y trouve effectivement, comme par miracle) et m’en saisissant, je vais en lire un extrait face public, assis sur l’autre chaise plastique qui m’est encore nécessaire pour les moments de lecture. Je lis "destruction d’un Braun" (qui narre la destruction du réveil que j’ai détruit il y a quelques instants), la lecture redoublant l’action mais aussi la suivant.

Cette courte lecture terminée, je repose le livre dans la bibliothèque et m’empare du guéridon gris en métal sur pied, objet auquel je fais subir une critique en le transformant en haltères : je fais quelques mouvement de gymnastique avec l’objet mis àl’horizontale. Puis je me dirige vers les cadres fixés au mur qui représentent sous verre des dessins de chevaux. Inspectant les cadres, je découvre caché derrière l’un d’eux, un photomaton du précédent propriétaire, qui, j’en prends le public àtémoin, me ressemble étonnamment. Je poursuis mon état des lieux, me dirigeant dans la partie gauche de l’appartement, vers la haute poubelle en chrome àl’américaine, dont la pédale grince. En la faisant grincer outrancièrement, je n’ai guère besoin de souligner combien le bruit évoque une copulation dont les voisins seraient les acteurs — effet sonore garanti. (Rires).

Je me dirige alors vers le frigidaire d’où j’extrais un coffret-carton àchampagne Ruinart rosé, que je présente ostensiblement au public ; je l’ouvre avec une certaine emphase, et apparaît en lieu et place d’une bouteille, une autre photo du précédent propriétaire, chaussé cette fois-ci de lunettes noires. Après quoi, reposant le coffret et commentant avec une feinte candeur la présence de la photo, je me tourne vers le four àmicro-ondes, qui contient, étrangement, une perruque dont je m’affuble. C’est une perruque àcheveux longs, très fournie et touffue, style anglais-pop des années 70 (chanteur de rock) et je poursuis ma déambulation dans l’appartement revêtu de cet accessoire grotesque, relevant tout àcoup un numéro du Monde posé sur le plateau du lampadaire. J’ôte alors rageusement la perruque et montre la photo de couverture du journal représentant Emmanuel Macron ! J’attire l’attention sur la ressemblance physique entre cet homme et moi (une partie du public proteste). Quelque peu énervé, en proie àune nervosité devant tant d’objets dont il me faut régler le sort, je m’apprête àprésenter le dernier numéro.

Celui-ci consiste às’avancer face public, silencieux voire grave ; j’enlève mon col roulé noir sous lequel se trouve un tee-shirt àmessage "i am a lesbian" ; puis un second tee-shirt àmessage "out now", qui indique la fin de ce singulier carnaval. Saluts et sortie.



2) PERFORMANCE n°2


Pour cette seconde performance en appartement, j’ai invité la chorégraphe Julie Desprairies àvenir avec moi sur scène. L’idée est de présenter notre travail sous la forme d’un dialogue plus ou moins construit.

Le public entre par la porte tandis que Julie et moi sommes en train de regarder la télévision juchée sur le guéridon. Assis trois-quarts dos face au canapé où a pris place le public, nous sommes narcissiquement absorbés dans une vidéo représentant notre propre spectacle "la page blanche" que nous avons joué l’an dernier sur diverses scènes durant le cadre du festival Concordanse. Il s’agit du début de la performance et il s’agit du début de la performance. Les spectateurs, une fois installés, peuvent goà»ter les premières minutes du spectacle auquel ils n’ont en général pas assisté, en nous regardant nous regarder, sorte de mise en abyme silencieuse qui parle d’elle-même.

Au bout de quelques minutes, Julie éteint la télévision (au moment qui correspond àla fin de la danse d’appartement, qui était l’un des moments-clé de "la page blanche") et je me lève pour lui proposer un verre àboire ; je me dirige vers le frigidaire et nous sert une boisson qui va permettre le déclenchement de la parole. J’entame alors une discussion avec "ma chorégraphe préférée" sur notre travail respectif. Julie me demande ce que je fais actuellement et je lui explique que j’écris de la poésie. Je propose de lire deux ou trois poèmes inédits, et je m’exécute debout derrière le chevalet. Je lis notamment "rêve d’antiquaires", et "Qui je suis", poèmes qui figurent dans Poeasy, mon prochain texte àparaître chez L’Arbalète/Gallimard en février 2017. A mon tour, je demande àJulie ce qu’elle cherche àfaire dans son domaine, la danse contemporaine. Julie s’empare alors ànouveau du capteur et lance une vidéo de l’un de ses spectacles àla Manufacture de Sèvres, qu’elle invite le public àregarder. Puis elle le commente, après dix minutes de projection ; je pose quelques questions. Julie est très précise.

Nos travaux respectifs étant ainsi exposés, Julie voudrait passer àune petite pratique qui nécessite un habillage. Nous prenons chacun un vêtement pendu sur les cintres, une longue robe de chambre liberty pour moi, une veste chamarrée rouge pour elle et nous avançons face public. Guidé par Julie, j’exécute quelques pas de danse d’appartement, dessinant avec mon corps (autant que faire se peut) les lignes de l’appartement tel qu’il se propose àma vue (murs, cadres, embrasure de porte, étagères, etc.). Je suis donc une pâte entre les mains d’une chorégraphe, pour quelques instants l’écrivain devient cire.

Après cet intermède dansé, Julie m’interpelle (et le public également) pour lui/nous demander le pourquoi de la présence d’un mystérieux objet caché dans l’appartement ; en fait il n’est pas caché mais présent sous les yeux de l’assistance, qui ne l’a pas spécialement remarqué parce qu’il n’est pas spécialement remarquable, encore que "présent". Entretenant le suspense, Julie et moi nous asseyons en vis-à-vis et commençons alors une lecture croisée de correspondances dont je donne ici un extrait, Julie lisant son propre rôle, et moi empruntant celui de "Blanche Castellani" :


Chère Madame,

Je voulais vous dire que nous avons passé un excellent séjour dans votre appartement.

Vous dire aussi que nous sommes partis un peu précipitamment (c’est toujours assez sportif de quitter un lieu avec deux enfants dont un bébé), j’espère que nous n’avons rien oublié (àpart les cache prises électriques, désolée). Mais surtout nous avons cassé votre pendule de Newton, le jeu avec des boules en métal. Les enfants ont joué tout le week-end avec, il s’est complètement emmêlé et, pour comble, je me suis pris les pieds dedans ! Bref, nous l’avons caché dans le placard de la chambre d’enfant... Si vous y teniez, nous en rachèterons un bien entendu, j’ai regardé sur internet, c’est facile àtrouver. Veuillez nous excuser pour ce dommage, tous les autres objets ont été mis hors d’atteinte (neuf mois est l’âge de tous les dangers, Constantin crapahute partout !).

Je crois que pour le reste, tout va bien puisque nous avons même eu les remerciements de vos voisins du dessus pourtant visiblement inquiets du bruit ànotre arrivée.

Merci encore.

Bien cordialement,

Julie Desprairies


Chère Madame,

Nous sommes contents d’apprendre que vous avez passé un excellent séjour dans notre appartement.

Nous ne sommes pas encore retournés dans notre appartement mais nous avons bien pris note que notre pendule de Newton a été cassé.

Il serait assez difficile de remplacer notre pendule par un objet neuf acheté sur internet en raison de la grande différence de qualité qu’il peut y avoir entre les pendules vendus sur Internet et notre pendule. En effet, notre pendule a une armature en acier chromé et de grosses billes bien lourdes qui en font un objet de très bonne qualité et très précis (la précision, avec la robustesse, sont des caractéristiques essentielles d’un pendule de Newton). Or, après avoir cherché sur Internet, nous n’avons trouvé que des pendules, certes, très ressemblants esthétiquement mais avec des pièces métalliques et des fils de moins bonne qualité qui cassent éventuellement après quelques heures d’utilisation privant ainsi le pendule de son aspect ludique. Il ne semble donc pas y avoir de commune mesure entre les pendules de Newton que l’on trouve sur Internet et notre pendule qui fonctionnait toujours après 50 ans de bons et loyaux services !

Afin de réparer la situation, nous envisageons d’emmener notre pendule de Newton chez un horloger réparateur afin que ce dernier tente de remettre notre pendule en l’état et, une fois la réparation effectuée, nous vous enverrons la facture de l’horloger.

Bien cordialement

Blanche Castellani




Lecture d’environ sept ou huit minutes, qui se clôt silencieusement par une petite installation : tandis que Julie apporte le guéridon gris (qui m’a servi d’haltères dans la performance précédente), je me saisis du fameux pendule de Newton (l’objet du mystère) qui demeurait àla vue de tous sur la gauche de la scène, posé sur le plateau du lampadaire. Puis nous actionnons chacun l’une des boules et laissons, en guise de finale, le public apprécier le jeu entêtant des boules qui s’entrechoquent, jusqu’àextinction du bruit et du mouvement.

Salut coordonné en révérence dansée.



3) PERFORMANCE n°3


Confortablement installé dans l’appartement, assis sur le canapé et les chaises, le public entend un petit bruit de sol, quelque chose comme un objet qu’on traîne àterre. S’il ne l’a pas perçu, car le bruit est doux, il ne tardera pas às’apercevoir visuellement de l’apparition d’une chaussure genre mocassin tirée par un fil qui avance lentement mais sà»rement vers le devant de la scène, par une main invisible (la mienne : je suis caché derrière la porte de secours, où dans un instant je vais faire mon apparition). Pour le moment, je tire sur le fil au jugé (je ne vois pas la chaussure) de façon àce qu’elle apparaisse comme une sorte d’entrée en matière. Puis la chaussure étant arrêtée àpeu près au milieu de la scène (il est probable que peu de gens aient pu la voir), j’arrête de tirer sur le fil et j’attends un instant avant de faire mon entrée. Je porte un short blanc, des chaussettes et un mocassin au pied droit, le jumeau de celui qui est en vedette. En haut, un tee-shirt retourné àl’envers sur le blanc duquel on devine sans doute un message.

Je fais quelques pas sur scène, exhibant mon pied sans chaussure et montrant ostensiblement la manquante qui gît sur le sol. Puis je me baisse et j’indique au public que le mocassin semble cacher quelque chose, en l’occurrence un papier, que je découvre et retire soigneusement plié en quatre. Je l’ouvre et commence àle parcourir avant de m’asseoir àla table face public. Puis je lis ce qu’il contient, àsavoir le programme de la performance àvenir :



1° Arrivée d’une chaussure

2°Lecture du dit programme, qui contient les performances suivantes

3° Invalidation d’un foulard

4° Chanson traînée

5° Le fruit de tant d’efforts

6° L’essuie-monde

7° Autoportrait

8° Habillage

9° Hey, Jim !

10° Death

11° Salutations.



Puis après avoir lu l’entièreté du programme, je poursuis la performance proprement dite, épisode n°3. Je tire de la poche de mon short un foulard roulé en boule et je le présente au public. Ce foulard de qualité médiocre (une rayonne de couleurs vives), je vais d’abord m’en parer de façon grotesque, accentuant les poses et les drapés, avant de le mettre en pièces méticuleusement, àl’aide d’une paire de ciseaux posée sur la table. Opération qui se fait dans le silence, ponctué par moments d’une chanson fredonnée. Une fois le dépeçage effectué, je me dirige ensuite vers un chevalet dressé sur ma gauche et lis le texte suivant de la voix la plus neutre possible : "Le temps est bon, le ciel est bleu, j’ai deux amis qui sont aussi mes amoureux, le temps est bon nous n’avons rien àfaire, rien que d’être heureux, mon cÅ“ur est grand, grand comme le vent et je suis douce, douce comme l’eau et je suis tendre, tendre pour mes amants, je suis la fleur dans leur cerveau, mes deux amants sont beaux comme des arbres fous, mes deux amants, etc."

Après quoi, je vais vers le frigidaire bien connu, l’ouvre et en ressort une assiette de fraises équeutées, que je présente au public. Je répète alors en boucle les formules suivantes "Voici les fruits dont nous nous sommes nourris sur la terre" — une citation, je l’indique, extraite du Coran, sourate II, verset 23. Puis, tout en psalmodiant cette phrase, je commence àécraser sur ma propre face les fruits dégoulinants. Bientôt mon visage ne sera plus que fraises. Le jus, les fruits, coulent sur mon cou et mon tee-shirt. Je vais alors me diriger vers un journal posé sur la petite table basse jaune, un exemplaire du Monde qui va me servir d’essuie-tête. Prenant chaque page, je lis le gros titre et m’essuie disant par exemple "Donald Trump et Hillary Clinton au coude-à-coude dans les sondages", ou "Les entreprises ont appris àgérer le fait religieux". Chaque gros titre me sert de torchon.

Une fois mon visage essuyé par le monde (phrase que je prononce àhaute voix de façon àen faire partager la dimension poétique), je me dirige vers la table et la chaise posée face public et lis le morceau d’autoportrait écrit spécialement pour ladite performance (texte en cours, constitué de phrases àla première personne me décrivant sur le modèle de l’Autoportrait de feu mon ami Edouard Levé). Au terme d’une lecture de sept ou huit minutes (cette lecture, àchaque fois inédite, est l’un des temps forts de toutes mes performances), je me lève brusquement et me précipite vers la bibliothèque sur laquelle pend àun cintre la robe de chambre àmotifs liberty que j’avais utilisée dans la performance avec Julie Desprairies. Je l’enfile, elle couvre tout mon corps, me donnant une certaine dignité burlesque. Fermant la ceinture et faisant quelques pas, je me récite àmoi-même d’incompréhensibles morceaux de phrases ou d’énoncés selon des variations sonores importantes. Au bout de quelques instants, dans cette posture théâtrale, je me dédouble en m’interpellant : "Hey, Jim !", petite saynète dialoguée sur le thème de la contrefaçon textile et intellectuelle.

Enfin, j’effectue un tour de plateau assez lent et me postant face public, je dis d’une voix distincte et lente les mots suivants :


mondeath,

tuesdeath,

wednesdeath,

thursdeath,

frideath,

saturdeath,

sundeath
.


Et je sors.

Saluts.@]



Thomas Clerc

7 octobre 2016
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