L’aventure, de Giorgio Agamben

La notion d’aventure est une notion plutôt dévaluée aujourd’hui, on lui préfère celles de voyage (moins ambitieuse), de défi ou de performance (plus restreintes), ou encore d’histoire, si l’on se réfère au domaine érotique. Dans son dernier livre, L’aventure, Giorgio Agamben en dresse le portrait sémantique, de l’Antiquité au XXème siècle, en passant par le Moyen Age et les Lumières. L’aventure n’a pas toujours eu bonne presse, selon qu’on l’a considérée comme une expérience totale, complète, ou àl’inverse hasardeuse, accidentelle, et en somme indigne d’un esprit rationnel en quête d’accomplissement et de maîtrise de soi. Je ne crois pas que le philosophe italien cherche àtout prix àrevaloriser ce concept mais plus exactement qu’il le prend comme prétexte ou support pour étayer une conception philosophique qui lui est chère depuis longtemps et qui noue l’expérience langagière àl’expérience factuelle pour les rendre indissociables. Déjàdans Enfance et Histoire, ce qu’il appelait « Â experimentum linguae  » faisait l’objet d’une réflexion et même d’une affirmation. Il écrivait : « Â Le seul contenu de l’experimentum est qu’il y a du langage.  » C’est ceci qu’il s’agit une fois de plus de démontrer, comme si la radicalité de cette position suscitait toujours scepticisme, rejet ou incompréhension, alors que ce ne serait qu’àcondition de reconnaître cet aspect poétique de l’existence qu’on serait légitimé àparler d’aventure.

Une fois n’est pas coutume, c’est Goethe, via Macrobe (auteur latin), qui sert de ferment àla réflexion d’Agamben, lequel Goethe attribue àchaque destinée cinq divinités qui présideront àson accomplissement. Il s’agit du Daïmon entendu comme force cosmique individualisante ; de la Tyché ou Fortune, définie comme hasard ou chance ; de l’Eros ou Amour, entendu comme mélange de force conquérante et de don gracieux ; d’Ananké, la Nécessité ; et enfin d’Elpis, l’Espérance. C’est àGoethe qu’on doit la cinquième figure, Macrobe n’ayant pas jugé nécessaire d’impliquer l’Espérance dans le déroulement de nos vies. De toute évidence Agamben juge lui aussi capitale cette dimension existentielle voire spirituelle, même si la définition qu’il en donne pourra surprendre. Quoi qu’il en soit, une aventure digne de ce nom devra composer un mixte de ces dimensions, de même qu’au Moyen Age on pensait qu’un corps en bonne santé réalisait un subtil mélange des humeurs fondamentales qui le composent.

Il appartiendra àchacun d’entre nous de choisir quelle(s) divinité(s) honorer plus qu’une autre, en fonction de la tournure que sa vie voudra bien prendre. L’un, plutôt fier de ce qu’il est, en appellera àson Démon comme àune figure pivot ; un autre, moins chanceux peut-être, dira que tout dépend de Tyché ; un troisième, nature soumise, se référera àAnanké. Bref, il n’y a pas de mélange idéal mais plus exactement une alchimie propre àchacun. Cependant, si àla différence de certains romantiques allemands, on ne voit pas dans l’Amour une réalité séparée de soi « Â faite de successions, de complications, de changements infinis et accidentels  », mais au contraire une expérience centrale qui conférerait àl’existence une unité, alors on doit tenir l’amour pour une composante essentielle de l’aventure. On ajoutera même que dans cette perspective l’aventure acquiert un double visage : expérience momentanée voire éphémère, mais aussi principe persistant qu’une certaine tradition spiritualiste n’hésite pas àqualifier d’éternel.

Il va de soi que tant qu’on vivra les choses comme nous arrivant - ou non - de l’extérieur, nous aurons le plus grand mal àintégrer Ananké, la Nécessité, dans notre représentation de l’aventure. Une aventure comporte des aléas, des embà»ches, que l’on songe aux errances de Perceval ou aux amours de Lancelot. Par conséquent, ce qui donnera sa majuscule àl’Aventure ne dépend pas tant de son contenu que de la manière dont son « Â héros  » se l’appropriera. C’est làque la notion antique de Nécessité rejoint les conceptions contemporaines de l’Evénement. Pour qu’une chose fasse événement, il faut qu’elle arrive àquelqu’un. Un tremblement de terre sans témoin resterait un événement imperceptible. On n’a pas besoin d’être deux pour qu’il y ait événement, il faut que ça m’arrive àmoi, puis que j’en témoigne d’une manière ou d’une autre : par un récit, un geste, un silence peut-être, un signe. Agamben reprend l’heureuse formule de Deleuze, tirée de Logique du sens : « Â L’événement n’est pas ce qui arrive (accident), il est, dans ce qui arrive, le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend.  » Non pas la chose, mais ce que j’en perçois et qui me sollicite, me parle déjàet m’incite àrépondre. Le plus étonnant dans cette formule est l’usage du verbe « Â attendre  ». Il y aurait un lieu où je dois me rendre, où sans doute je dois témoigner de ce qui m’arrive, et ce lieu auquel s’attache une action, c’est précisément le lieu de l’aventure comprise comme étant ce qui se passe et révélation de ce qui se passe. Et peu importe alors que je rende compte d’un fait heureux ou malheureux (en un sens il n’y a pas d’aventure heureuse, le bonheur de l’aventure est lié àson expression). Agamben écrit : « Â Vouloir l’événement signifie simplement le sentir comme sien, s’y aventurer, c’est-à-dire se mettre intégralement en jeu en lui, mais sans qu’il soit besoin de quelque chose comme une décision.  » Il s’agit de répondre àun appel, de céder àl’action de certaines forces, plus que de raisonner et de conclure. Si l’aventure nous constitue et perdure au-delàde son effectuation, c’est qu’on s’est perdu en elle, qu’on est allé au-delàde nos limites, puis qu’on en est revenu. Il est vrai qu’on parle d’aventure en plusieurs sens : c’est ce qu’on projette, ce qu’on a vécu, et ce qu’on en dit. Dans une perspective poétique, qui est celle d’Agamben, il n’y a pas d’un côté des faits et de l’autre des mots qui les rejoignent tant bien que mal, il y a coïncidence entre les deux àla faveur de l’éclosion d’une parole. L’événement, c’est le dire. En un sens la parole aventureuse est pleinement performatrice, elle fait ce qu’elle dit, elle donne sens, elle fait voir. Avant elle, les faits demeuraient dans la brume, abandonnés àl’accident, au non sens peut-être ; avec elle les faits accèdent àla hauteur de l’événement, ils cessent d’être passagers pour s’éterniser sur la page ou dans la mémoire, dans le corps.

Est-ce que celui qui parle et dont la parole est constitutive de l’aventure est nécessairement celui àqui les choses arrivent ? A priori non. Il est celui qui en répond, ce qui d’un point de vue littéraire n’a pas les mêmes conséquences. Pas la peine de dire « Â je  » donc, un « Â il  » conviendra aussi bien. L’essentiel c’est que, du point de l’aventure, la parole poétique soit conçue comme inaugurale. Elle vient après quelque chose, mais de telle sorte que cette chose s’inscrit en elle comme étant nouvelle, de par sa forme et son sens. Il y a peut-être un passé, mais désormais, du point de vue du dit poétique, ce passé est perçu nouvellement, peut-être même est-il une forme de l’avenir (ce qui nous attend). Pour le dire autrement, le temps retrouvé est un temps inventé et mon souvenir n’est jamais aussi prometteur que lorsqu’il m’apparait sous un jour radicalement nouveau. C’est en ce sens que l’aventure bien qu’ayant eu lieu, bien qu’ayant lieu, ne cesse pas d’arriver. Quelque chose d’elle ne cesse pas de nous attendre et de nous enjoindre àla rejoindre. Pour certains chevaliers, ce fut le Graal, un objet symbolique par excellence, une promesse intenable.

Et c’est làqu’intervient la notion d’Elpis, l’Espérance. Elle est d’autant plus nécessaire pour compléter le tableau, que l’aventure n’est pas sans charrier avec elle un lot de scories dont on se serait bien passé, un lot de déceptions. Il y avait « Â je  » et il y a « Â il  », ou bien l’inverse. L’expérience poétique a mis àjour une césure, une division interne. La puissance qui était àla source de notre vie et que nous avons appelée Daïmon nous survit, nous nargue peut-être. C’est qu’àla faveur de l’aventure, nous ne pouvons pas ne pas nous rendre compte que quelque chose nous dépasse. Cette chose qui nous embarque, c’est Eros, mais tel qu’on aura la plus grande difficulté àrester àsa hauteur - il faudrait surfer éternellement au sommet d’une vague infinie. Dans l’amour, selon Agamben, il y a une « Â incapacité d’aimer  » d’où nous tirons cependant un élan. En cet élan réside l’espoir, mais un espoir lucide et désenchanté, libéré du pouvoir de l’élixir, lequel n’aura fait qu’illuminer quelques instants de notre vie empirique. On n’est bien évidemment pas obligé de se rallier àla position du philosophe italien, plus ou moins emprunte de mélancolie. Voici toutefois ce qu’il écrit :

« Â L’amour espère, parce qu’il imagine et imagine parce qu’il espère. Qu’espère-t-il ? D’être exaucé ? Pas vraiment, parce que le propre de l’espérance et de l’imagination est de se lier àun inexauçable. Non parce qu’elles ne désireraient pas obtenir leur objet, mais parce que, comme imaginé et espéré, leur désir a été toujours déjàexaucé.  »

Statut particulier du rêve ou du fantasme. Il n’appelle pas àêtre réalisé. Il est une satisfaction en soi, il est même un affranchissement de ce qu’il attend. L’espérance, écrit Agamben, dépasse le salut - nous sommes déjàsauvés -, elle dépasserait même l’amour. Non pas que nous soyons assurés d’aimer ou d’être aimés (puissance de ces énoncés, fragilité des êtres qui les énoncent), ce serait plutôt que le terme de l’aventure, en tant que fait poétique, ouvre sur une « Â réalité  » d’un autre ordre que l’empirie. On retrouve la même idée dans un chapitre de La communauté qui vient, rédigé il y a 25 ans, quand Agamben, au sujet de Robert Walser, parle d’un langage ayant atteint àl’épuisement, ayant abandonné tout référent et demeurant comme assouvi, « Â Ã©tendu sur le dos  ». Tout serait dit en quelque sorte, le langage aurait atteint un point où il cesse de désigner quelque chose hors de lui pour pointer son vide intrinsèque. Le monde n’en cesserait pas moins d’être tourmenté, c’est juste que quelque part, au bout du langage comme au bout de l’idylle, il y a un « Â coin  » où l’on est bien, où l’on est autre. On peut tenir cela pour une croyance, ceux qui la professent la soutiennent généralement néanmoins d’une pratique. : l’écriture. « Â Il y a le langage  » veut dire que moyennant un certain exercice poétique de la langue, on - qui au juste ? est-ce soi-même ? est-ce un autre ? - peut atteindre àce point où la capitulation du langage est le signe d’une libération, point d’orgue de l’aventure.

17 septembre 2016
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