Christian Garcin & Patrick Devresse | Mini-fictions, 56. Les experts

photos Patrick Devresse, textes Christian Garcin.
Une série de textes et images en dialogue, àsuivre en son intégralité ici


©patrickdevresse


L’autre jour juste après la douche je me disais que, globalement, j’avais échoué en tout : ma femme m’avait quitté depuis peu pour le directeur des ressources humaines de la boîte qui l’employait, mes livres ne se vendaient pas et personne n’en parlait, sans oublier mon bourrelet abdominal qui enflait et mes cheveux qui tombaient. Bref, je ratais tout ce que je voulais, àcommencer par le café, qui ce matin-làétait beaucoup trop léger. Je le buvais néanmoins, et de l’autre main tenais le journal, dans lequel je lisais que le gouvernement japonais, expert comme chacun sait en matière de sécurité nucléaire, avait proposé au Vietnam son savoir-faire en lui vendant plusieurs centrales. Je reposai la tasse et se matérialisa soudain devant moi le visage souriant et très satisfait d’un autre expert, en économie celui-là, qui avait déclaré que la crise était derrière nous en 2008 juste avant qu’elle n’explose àson sourire impassible, et qui ne cessait depuis d’être invité partout comme précédemment, toujours en tant qu’expert aussi indiscutable qu’indémodable. Puis ce fut celui, moins souriant mais tout aussi satisfait, de tel autre expert en politique, philosophie et àpeu près tout, qui ne cessait de prêcher avec gravité la bonne parole du jour après avoir soutenu les pires régimes, puis ceux de bien d’autres experts qui péroraient journellement sur les ondes, et aussi ceux de divers experts en ressources humaines et en détournement d’épouses légitimes, en succès de vente et obtention de prix littéraires, en musculation abdominale et bien-être physique et moral – bref, je pensais àtoutes ces sortes de choses dont on ne sait jamais trop si elles sont déprimantes ou risibles, ou les deux àla fois mais qui, si l’on y pense trop souvent, finissent par vriller le cerveau de manière durable.
Donc j’en eus assez, mais vraiment assez, et sortis me détendre un peu. Heureusement il faisait beau et pas trop chaud, rien d’agressif – j’en fus d’ailleurs presque surpris. La lumière était douce. Les nuages couraient, paisibles et joufflus. Quelques oiseaux chantaient et s’oubliaient tout entiers dans leurs chants. Des enfants jouaient entre eux sans me casser les oreilles. Une jeune femme promenait son chien. Je la trouvai jolie, et lui souris : elle me rendit mon sourire. Je me penchai vers le chien, qui ne me mordit pas du tout.
Tout n’avait été qu’une gigantesque fausse alerte. Que crèvent les experts. Ma journée, finalement, commençait plutôt bien.



Christian Garcin est écrivain, àlire notamment sur remue.net - lire en particulier cet entretien paru en aoà»t 2014,àla parution de Selon Vincent (Stock). Christian Garcin est auteur de nombreux livres chez de nombreux éditeurs - on se référera àl’excellente bibliographie du site des non moins excellentes éditions Verdier, ainsi qu’àsa notice wikipedia, pour en saisir l’ampleur.

Patrick Devresse est photographe. De lui, Dominique Sampiero dit : "Patrick Devresse est un homme qui regarde. Qui scrute doucement le réel autour de lui. Comme ça. Mine de rien. Et même parfois qui baisse les yeux en souriant. L’esprit ailleurs. Comme si poser une vigilance sur le monde et vivre étaient intimement liés."
Voir son site http://www.patrickdevresse.com/, et son parcours personnel.

23 mai 2016
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