Marina Skalova | Exploration du flux V

18 mars 2016. L´Allemagne enterre sa politique d’asile. Assemblés en assemblée, les autres pays de la forteresse hochent de la tête et balancent de la terre. Pioches àla main, ils décident que les rescapés du cimetière de la mer d´Égée seront désormais déportés en Turquie. Vivants ou morts, c´est ici que les migrants sont sommés de se terrer, en attendant que les conflits mondiaux soient résolus.


Les traités prétendent que la forteresse est une communauté de valeurs. Une communauté de valeurs, c´est un ensemble de cÅ“urs qui s´accélèrent selon les mêmes impulsions sensibles, qui s´émeuvent des mêmes injustices et qui s´indignent lorsqu´ils reçoivent des messages électriques similaires. Pour qu´un cÅ“ur batte, il faut des valves et des clapets, des ventricules et des oreillettes, des chambres et des arrière-chambres. Chaque pulsation dans les chambres provoque un flux et un reflux ; et en tout, on compte près de cinq millions de litres de sang qui transitent tous les jours àtravers l´aorte, les artères, les veines et les vaisseaux. Le cÅ“ur pompe, chaque battement irrigue et innerve, la vie coule àtravers les cellules et les tissus, les conduits et les corridors, où elle circule sans halte ni check-point ni tampons de douaniers àla frontière. Le cÅ“ur bat de joie ou de plaisir, les excitations précipitent sa cadence, les perceptions sensibles peuvent le faire tressaillir. On sait que, dès les premières semaines de vie, les paroles émises par des voix rassurantes l´apaisent, elles fluidifient son mouvement et régularisent le flot. Longtemps, on a cru que la tristesse le faisait ralentir. Maintenant, on sait que le cÅ“ur continue àbattre, quels que soient les états-d ‘âme. On se doute simplement qu´il le fait avec moins d´entrain, qu´il ne s´élance plus comme un enfant qui arrive aux abords d´une aire de jeu mais qu´il poursuit simplement sa palpitation, calmement, un mouvement lent et mesuré, semblable en cela àla démarche régulière d´un retraité sur son chemin de promenade quotidien.


Le soir où l´Europe a annoncé l´arrêt de sa politique d´asile, des milliers de cÅ“urs qui ont quitté leur pays au péril de leurs vies ont failli s´arrêter de battre. Devant les téléviseurs des camps d´Idomena, de Lesbos ou d´Eleonas, les propriétaires des cÅ“urs ont commencé àse bousculer pour être sà»rs de bien voir et ont demandé àceux qui parlaient anglais de répéter pour être sà»rs d´avoir bien compris.


Certaines personnes ont des haut-le-cœur lorsqu´elles en voient d´autres derrière des grillages, celles qui ont le cœur sur la main se précipitent aux frontières avec des vêtements et de la nourriture, les cœurs d´artichaut sont les plus touchés, ils éteignent Facebook et la télévision car ils en ont gros sur le cœur de voir autant de misère sur leurs écrans. Certaines personnes ont le cœur qui s´emballe lorsqu´elles reçoivent des impulsions sensibles similaires, elles peuvent alors former des communautés de cœur, s´écrire des courriers du cœur, il y a même des restos du cœur. Afin de permettre aux usagers de Facebook d’exprimer cette variété d’émotions, le directeur de Facebook a introduit une palette de nouveaux symboles sur le réseau social. Désormais, les utilisateurs ne sont plus obligés de liker les photos de bébés morts échoués sur les plages mais ils peuvent exprimer leur désapprobation grâce àdes smileys au front strié d’éclairs. Ils peuvent ainsi garder les petits cœurs pour les bébés qui arrivent vivants en passant par le liquide amniotique.


1 chœur de sans-cœurs décrète 1 cœur d´érythréen contre 1 cœur de syrien 1 chœur de sans-cœurs décrète 1 cœur d´iranien contre 1 cœur de syrien 1 chœur de sans-cœurs décrète 1 cœur d´irakien contre 1 cœur de syrien 1 chœur de sans-cœurs décrète 1000 cœurs de kurdes et s´ils s´arrêtent de battre, rien.


Aujourd’hui, on sait que ce n’est plus l’arrêt du cœur qui marque la fin du pronostic vital d’une personne, mais l’arrêt de son cerveau. Même quand le cœur s’arrête de battre, le cerveau peut continuer àfonctionner. C’est pour cela que dans les pays qui peuvent se le permettre, les pays de la forteresse par exemple, il arrive que l’on fasse des transplantations cardiaques. Les cœurs fatigués, essoufflés, qui ne pompent plus de façon suffisante peuvent être remplacés par des cœurs en bonne santé, dont les porteurs sont décédés. En Allemagne, c’est aussi ce que l’on avait pensé faire avec les retraités. Vu qu’il n’y avait pas assez de jeunes pleins d’entrain pour les remplacer àleur travail, on a commencé àfaire venir des réfugiés. On faisait de la politique avec son cerveau, mais une politique dans laquelle le cœur avait sa place. Or, comme la science l’a montré, le cœur ne tient qu’un rôle secondaire, comparé au cerveau. C’est pour cela qu’en temps de crise, le cœur, on n’est plus obligé d’en tenir compte.</p

 


Exploration du flux s´inscrit dans le cadre d´une chronique régulière dont les épisodes II, III et IV ont été publiés sur remue.net en novembre/décembre 2015 et en janvier 2016. L´épisode I a été publié sur Libr-critique le 10 octobre 2015.

Bio : Marina Skalova est née àMoscou en 1988. Elle écrit de la poésie et de la prose, en français et en allemand. Elle a publié dans différentes revues et fait régulièrement des lectures publiques. Elle traduit également pour le théâtre, récemment la dramaturge allemande Dea Loher. Elle est responsable de la rédaction francophone de la revue suisse Viceversa Littérature et journaliste pour la revue Cassandre/Horschamp.

13 mai 2016
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