chronique n°8

« 23% : c’est la part des Britanniques qui pensent que Winston Churchill est un personnage de fiction, selon une enquête publiée en février 2008 (Churchill fut Premier ministre de 1940 à 1945 puis de 1951 à 1955). De même, 47% sont persuadés que Richard Cœur de Lion n’a vécu que dans les livres, alors qu’il a été roi d’Angleterre de 1189 à 1199. Selon ce même sondage de la chaîne UKTV, 58% considèrent en revanche que Sherlock Holmes, le détective cocaïnomane inventé par Conan Doyle en 1887, a bel et bien existé. »
Ce que Libération révélait en 2008 est encore vrai aujourd’hui, même si certains chiffres peuvent avoir légèrement varié, car selon les époques nos croyances se modifient. Les Grecs croyaient sérieusement que les Dieux des récits mythologiques existaient.

Par curiosité, je me suis rendue sur Fabula, site consacré à la recherche en littérature où l’on peut trouver de très nombreux articles d’universitaires, chercheurs, sociologues, philosophes qui consacrent leur carrière à la question de la fiction : Nathalie Heinich, Jean-Pierre Schaeffer, Kate Hamburger, Luba Jurgenson, Monica Martinat, etc. (je pourrais en citer bien d’autres) décortiquent le processus du récit de fiction, analysent son rapport à l’H/histoire, les modalités de son fonctionnement. Comment la fiction touche le lecteur, par quel ressort, par le biais de quels supports sémantiques et culturels ? C’est passionnant. Néanmoins cette analyse de l’outil « fiction » comme un mode de récit particulier de l’Histoire (par exemple) ne me satisfait pas tout à fait. Il y a dans la fiction bien autre chose, qui apparaît rarement dans les articles des chercheurs.

Pourquoi écrit-on des romans ? Simplement pour avoir plus de liberté, de latitude dans le récit ? Pour échapper aux contraintes du réel ? Pour s’affranchir de l’authenticité des faits ? Non, essentiellement parce que le roman, la fiction, permet la création d’un univers dans lequel le monde peut se contempler en miroir. Le romancier tend un miroir au lecteur, dans lequel ce dernier va chercher à (se) reconnaître, reconnaître ce qu’il connaît empiriquement, émotionnellement et culturellement, mais aussi ce qu’il ne connaît pas et s’apprête à découvrir. Le pacte qui lie le romancier et le lecteur est le même que celui qui lie la mère/le père et l’enfant, le soir, avant le coucher. La réalité matérielle du dîner, du brossage de dents, du coucher est mise soudain de côté ; on ouvre une autre porte, celle du « il était une fois... », et ensemble on entre dans un univers vierge dont seuls les mots dessinent les contours. Le langage permet cela et le tout petit enfant, s’il s’y trompe parfois, apprend à distinguer peu à peu ce qui relève du « vrai » et du « fictif », de la réalité tangible et de l’espace créé par le récit, cette fiction dont le vaste pays aux territoires infinis nous appelle irrésistiblement.

Ce qui m’intéresse, en tant qu’écrivain, est de me pencher sur ce qui sépare, à mon niveau, un récit « réaliste » ou un simple document d’une fiction, appelée « roman ».
Nous en parlions lors de notre dernière séance de l’atelier du roman, à l’ENSTA ParisTech. Car à force de nous pencher sur les aspects techniques de la maison que nous construisons, sur ses caractéristiques potentielles et même « idéales » dans ce qui serait une réalité souhaitée, je me tourne de plus en plus vers un objet concret et m’éloigne du roman, au point que j’ai mis l’intrigue en sommeil, pour ne plus m’intéresser qu’au sujet. J’avance sur ce qui constitue le thème du livre, mais par un autre biais.
Cela m’oblige à réfléchir à la manière dont j’élabore, d’ordinaire, mes romans : peu de documentation, très peu, et la place laissée entière à l’imagination. C’est une étrange cuisine que celle qui se concocte là, et qui intègre, mystérieusement, des éléments empruntés à des registres réels, mais qui s’expriment par des biais différents ; comme si le passage par le filtre de la fiction les chargeait d’un sens nouveau, plus abstrait, plus universel, plus détaché mais aussi plus parlant. C’est exactement cette alchimie que je recherche, même si, finalement, je reste perméable à tout ce qui m’entoure : ce que je lis çà et là dans la presse, ce que j’entends à la radio, ce que je découvre, ce que je ressens, ce que j’observe. Tout entre à l’intérieur de la grande marmite (le chaudron de la sorcière ou de l’enchanteur) et en ressort (ou pas) transformé par la fiction, porteur d’un sens assigné, dévolu, qui soudain fait paraitre le fait lumineux, découvre tous ses arrière-plans, souligne les liens qu’il entretient avec les autres faits, les personnes, les choses. Les paysages parlent soudain, les objets s’expriment, les personnages prennent vie…

Ce qui me frappe en travaillant avec les étudiants, c’est que dès que la fiction se rappelle à nous, tout devient possible. On peut tout se permettre, on peut changer cent fois d’avis, transformer notre maison, décider cela puis revenir à ceci, se tromper, errer, abandonner, voir surgir une nouvelle proposition et l’adopter instantanément, détruire en un instant ce qui avait pris tant de temps à concevoir. Nous ne sommes pas dans la même réalité, nous ne sommes pas dans le même « récit ». Le nôtre contient une liberté que le réel ne permet pas, il abolit même en partie les questions physiques, techniques, matérielles.
Ce que j’apprécie avec mes étudiants de l’atelier, c’est qu’ils jouent le jeu de cette règle nouvelle : ils acceptent de construire avec moi (et pour moi) un objet technique mouvant, mutant même, qui jamais ne se fixe vraiment, car les possibilités sont innombrables. Certes nous avons conscience des limites imposées par les contraintes pratiques de la vie courante, mais nous savons que nous pouvons nous en affranchir, si elles deviennent trop pesantes. La question de l’énergie par exemple, qui nous préoccupe beaucoup, a fini par devenir si envahissante que nous avons, pour clore le débat, réglé la question en une seconde : notre maison-laboratoire ne peut produire assez d’énergie par des moyens durables ? Tant pis, elle restera reliée au secteur par son « cordon ombilical », celui qui la retient amarrée au fond du bassin.

En allant chercher du côté des bateaux de course et des moyens qu’ils utilisent pour produire leur électricité, nous avons compris que l’usage des hydroliennes ou des hydro-générateurs nous était interdit : notre maison n’avance pas (comme les bateaux de course qui traversent l’Atlantique), et il n’y a aucun courant ni mouvement dans notre casier rempli d’eau.
Nous allons installer un concentrateur solaire sur le haut de la digue, qui sera relié à une base fixe installée dans le bassin (une sorte de ponton très simple en partie immergé, à quelques mètres de la berge) contenant une batterie à laquelle on pourra venir recharger les appareils utilisés dans la maison. Mais ça ne suffira pas pour produire assez d’énergie. À moins d’être très économe. C’est une piste, plébiscitée par Eliott, qui a dans sa manche un ouvrage « Comment moins dépendre du système ? », lequel recense quantité de procédés économes et écologiques, dans l’habitat, la nourriture, le jardin, les objets du quotidien.
On suit cette proposition, qui nous paraît être une voie d’avenir, de toute évidence. Le chauffage de notre maison ne sera pas électrique, la cuisinière non plus, les frigos fonctionneront grâce à une pompe à eau, les lampes pourront utiliser le principe de la gravité (comme les pendules de nos grands-mères). Nous allons renforcer l’isolation, prévoir deux parois au lieu d’une à notre bulle de verre. Un poêle à bois pourrait chauffer la maison, et le circuit d’eau serait chauffé par le concentrateur solaire. La réserve de bois pourrait être située sur la digue, le frigo pourrait être immergé sous la maison, pour bénéficier de la fraîcheur de l’eau, etc.

À l’heure où j’écris ces lignes, sous ma fenêtre passe une grosse péniche chargée de tonnes de papier à recycler. La péniche s’appelle « Le Futur ».
Ça me semble tomber à pic...
Nous évoquons aussi la possibilité de nous déplacer à la rame, sur une petite barque qui assurera les déplacements de la maison flottante à la base énergétique (installée sur le petit ponton non loin du concentrateur solaire). Un ami marin à qui je demande des conseils me dit « la barque à rames, c’est économique, silencieux, écologique et ça marche toujours ». Adoptée... Nos habitants auront une barque et se déplaceront à la force de leurs bras.
Plus nous avançons, plus la maison se débarrasse du superflu. D’un objet hyper technologique, nous passons à un habitat dépouillé, de plus en plus simplifié. Est-ce l’avenir ? Ou est-ce le reflet de nos préoccupations ?
Ce qui me sidère, dans cette réflexion que nous conduisons ensemble, c’est l’aspect incroyablement mouvant de cet objet. C’est certainement dans cette composante fluctuante, jamais fixée, que la fiction affleure réellement : dans un roman en cours, en chantier, c’est exactement ce qu’il advient (du moins pour moi) : tout bouge en permanence, tout se modifie, se déforme, s’adapte. J’aime ce mouvement, précisément, cette forme jamais définie, qui laisse ouverte la voie vers d’autres horizons. Et curieusement, c’est dans le cheminement que nous faisons ensemble, dans la manière erratique et peu académique dont nous cherchons à créer quelque chose que je reconnais le mieux le processus romanesque. C’est là que le roman agit, souterrainement, dans sa façon de nous mener par le bout du nez, de toujours nous questionner et nous faire changer d’avis. Le soir tombe et un vol d’oies bernaches passe sous mes fenêtres, rasant l’eau, en formation rapide. Quelques instants plus tard, une bernache isolée raye mon champ de vision de son vol puissant. Elle crie, appelant ses compagnes, comme si elle leur disait « attendez-moi, bon sang, j’arrive ! ». Où vont-elles, lorsque la nuit vient, allant à tire-d’aile vers quelque abri connu d’elles seules ?

Où nous conduit notre maison flottante, oscillant sur son étang artificiel, expérimentant un habitat frugal, économe, proche de la nature ? Le fait qu’elle évolue sur l’eau, sur un élément liquide, fluctuant, peu sûr, d’accès difficile, renforce son caractère fragile et éphémère, mais de frêles coques de noix sont à l’origine de grandes civilisations... Moïse fut découvert par la fille de Pharaon couché dans un panier (en feuilles de roseaux tressées probablement) flottant sur le Nil. On connaît ce que fut ensuite le destin du premier prophète du judaïsme... Romulus et Rémus furent également recueillis alors qu’ils dérivaient dans un panier d’osier sur le Tibre, avant de devenir les fondateurs de Rome. Les Dieux, dans un cas comme dans l’autre, veillaient à la survie des bébés, mais il est intéressant de voir que les deux légendes font intervenir un fleuve et un précaire habitat flottant, à l’origine des deux grandes aventures que sont la création des religions du Livre d’un côté, la fondation de la civilisation romaine de l’autre...
Qui sait si notre maison n’abritera pas le futur personnage mythologique des temps futurs ?

28 janvier 2016
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