Toutes tuées

« Â Dire pour s’en sortir / et marcher dehors / àl’endroit et àl’envers de la douleur  », Jean-Claude Leroy.


Si dans Aléa second, son précédent recueil, Jean-Claude Leroy offrait des séquences ramassées, faites de poèmes brefs dans lesquels l’émotion restait maintenue àdistance grâce àun sens de l’ellipse et de la suggestion extrêmement bien ajusté, il en va, avec les longs poèmes qui composent Toutes tuées, tout autrement. Sa voix devient soudain ample et soutenue. Elle donne libre cours àdes douleurs qu’il ne peut garder infiniment en lui. Il ne se contente pas de les exprimer en les jetant sur le papier. Il explore leurs contours, les place dans le contexte où elles ont pu proliférer et touche du doigt des plaies qui demeurent àvif.

« Â Toute mon histoire personnelle se résume àce "laisser prendre" réclamé àhauts cris et jamais entendu par celle qui – àce moment-là– me faisait grâce de...
enfin celle qui allait se tuer bien plus tard
mais pas assez encore pour que je fusse épargné des secousses post-mortem.  »

Prendre la parole, la lancer sur les routes fiévreuses de l’oralité, lui donner corps, lui impulser un rythme syncopé ou lancinant, ne peut, chez lui, s’envisager sans expulser enfin ce trop-plein de non-dits qui abîment tant en-dedans. Cet amas de souffrance rentrée, il s’en doute, et le dis avec violence parfois, n’est pas inhérent àsa propre personne. La douleur et l’injustice sont àl’œuvre partout. Les femmes « Â prises  » et « Â toutes tuées  » qu’il évoque dans le long et terrible premier poème qui ouvre le livre ne sont plus làpour le confirmer mais les mots qu’il emploie et tisse pour les remettre debout, de ce côté-ci de la terre, sont assez poignants et âpres pour qu’elles restent àjamais présentes au monde.

« Â dans l’Inde colorée des dieux innombrables, dans Athéna, cité àla chouette, ou dans Sparte,
dans les forêts riches de Bornéo ou du Costa Rica, dans les déserts de Mahave ou de Gobi
dans la Chine centralisée, le Japon, le Mexique, l’Angleterre, dans la vallée du Nil ou du Zaïre
du Rio Negro, du fleuve Amour,
sur tous les continents et jusqu’au fond des rêves
partout
de tout temps
elles se sont toutes tuées
les femmes prises se sont toutes tuées.  »

Il y a beaucoup de tension dans ces "textes àdire". Jean-Claude Leroy s’empare de la langue et la travaille avec une souplesse d’expression qui l’aide àla tordre, àla brasser, àla faire charrier ce dont il s’allège. Cela touche àsa difficulté d’être et de se mouvoir dans un monde où le collectif prime, écrasant celui qui, par sa personnalité même, n’a jamais voulu prendre place àbord de ce train infernal qui s’arrête pourtant périodiquement àsa hauteur pour l’inviter àrejoindre les passagers qui s’y entassent. Son besoin de solitude, son attirance pour la flânerie, son envie de mener sa réflexion posément et sa soif de liberté lui demandent de laisser passer son tour. Ce qu’il fait volontiers. Se souvenant que son aversion pour le normatif et le garde-à-vous de rigueur ne date pas d’hier.

« Â je nage debout dans une mer incapable
l’école me couche me cache me casse
dehors la cour derrière le cimetière le froid
un seul mot m’écoute avec son bec
carreau sale brisé d’azur j’entends un chant
j’entends ma cause clamer àcru
impossible àdire ce susurrement me serre
la gorge du sens s’écoule droite
les griffes de la vie ne s’attachent plus àla nuque
les organes de la langue dévalent toutes les craintes
rassemblent ta bouche avec les mots trouvés qui errent
la maîtresse te pousse avec la craie
tu vas parler oui ou merde !  »

Ces textes rudes, portés par un rythme élevé, dà» àun souffle de grande ampleur, viennent de loin. En se frottant àl’air libre, ils martèlent, pêle-mêle, et entre autres, les révoltes, réflexions, blessures, souffrances, déceptions, sentiments contraires et convictions bien affirmées qui jalonnent, au fil du temps, le long cheminement intérieur d’un homme àla gorge souvent nouée.


Jean-Claude Leroy, Toutes tuées, éditions Rougerie.

13 novembre 2015
T T+