Christian Garcin & Patrick Devresse | Mini-fictions, 19. Simurgh

©patrickdevresse
photos Patrick Devresse, textes Christian Garcin.
Une série de textes et images en dialogue, àsuivre en son intégralité ici


En septembre 1914 la dernière colombe voyageuse américaine, une femelle nommée Martha, mourut au zoo de Cincinnati. Elle avait survécu quatre ans àson compagnon nommé George. Un demi-siècle plus tôt on estimait àcinq milliards d’individus la population de colombes voyageuses sur le territoire américain, soit 40% de tous les oiseaux du continent. Une telle profusion avait bien entendu entraîné de nombreux massacres, d’autant que la chair des volatiles était succulente, mais nul ne s’expliqua jamais vraiment comment une espèce pourtant chassée depuis toujours, étroitement liée au territoire et àl’imaginaire américain, massivement présente dans la toponymie de certains lieux (dans l’Indiana, l’Ohio, le Michigan et le Kentucky les rivières aux colombes, lacs des colombes, criques aux colombes, et autres collines aux colombes se comptent par dizaines) ainsi que dans les histoires anciennes qui mentionnaient l’extraordinaire densité des nuages de colombes (aussi appelées tourtes voyageuses, ou pigeons migrateurs, ou encore ectopistes voyageurs) qui, s’étendant parfois sur une superficie de quatre ou cinq kilomètres sur deux, masquaient intégralement le soleil certains jours de printemps ‒ nul ne s’expliqua jamais vraiment comment cette espèce avait pu disparaître si vite, et sans laisser la moindre trace. On accusa les agriculteurs, qui reprochaient (àjuste titre) aux colombes voyageuses d’anéantir leurs récoltes, ainsi que les chasseurs, qui organisaient des massacres àl’aveuglette récompensant ceux qui abattaient plus de 30000 oiseaux dans la journée. Mais la disparition des colombes sembla trop rapide pour leur être totalement imputée. Certains envisagèrent alors une sorte de regroupement analogue àcelui de la légende perse du Simurgh : les colombes s’étaient un jour rassemblées en un vol unique, disaient-ils, formant un seul et même gigantesque oiseau constitué de cinq milliards d’individus, qui s’était envolé soudainement vers un lieu inconnu, de la même manière que dans la légende perse tous les oiseaux s’étaient rassemblés en un seul pour partir àla recherche de leur roi légendaire, le Simurgh. Mais nul Simurgh n’avait été trouvé par les colombes voyageuses qui, contrairement aux oiseaux de la légende perse, n’étaient jamais revenues et avaient, elles, totalement disparu ‒ sans doute dans le Triangle des Bermudes, estimèrent certains àbout d’explications, très loin en tout cas des agriculteurs qui les empoisonnaient et des maniaques de la gâchette qui, tôt ou tard, les auraient définitivement exterminées.




Christian Garcin est écrivain, àlire notamment sur remue.net - lire en particulier cet entretien paru en aoà»t 2014,àla parution de Selon Vincent (Stock). Christian Garcin est auteur de nombreux livres chez de nombreux éditeurs - on se référera àl’excellente bibliographie du site des non moins excellentes éditions Verdier, ainsi qu’àsa notice wikipedia, pour en saisir l’ampleur.

Patrick Devresse est photographe. De lui, Dominique Sampiero dit : "Patrick Devresse est un homme qui regarde. Qui scrute doucement le réel autour de lui. Comme ça. Mine de rien. Et même parfois qui baisse les yeux en souriant. L’esprit ailleurs. Comme si poser une vigilance sur le monde et vivre étaient intimement liés."
Voir son site http://www.patrickdevresse.com/, et son parcours personnel.

7 septembre 2015
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