La traversée des paysages de Yoshikichi Furui

 

« A comme Arpenteur
Le narrateur de Chant du Mont fou est un marcheur, il parcourt l’étendue à grands pas. Immobile, il évalue encore les distances, quadrille l’espace. Les phrases épousent la sinuosité du trajet et les échappées du regard, elles bifurquent, s’arrêtent, reviennent en arrière, mesurent, vérifient les mesures. Traduire ces longues phrases et leur syntaxe désarticulée, étirée par un mouvement imprévisible et têtu, demande du souffle » (Véronique Perrin).

Arpenteur est le premier mot de l’abécédaire par lequel Véronique Perrin, traductrice du Chant du Mont fou de Furui Yoshikichi, rendait compte, en 2010, des difficultés et des enthousiasmes de son travail qui était alors en cours. Il n’existe pas de meilleure présentation à ce roman, lisez la suite.

Chant du Mont fou, avec une Postface, « Les pattes du serpent », et des Commentaires érudits de Véronique Perrin en fin d’ouvrage, vient de paraître aux éditions du Seuil.

De Furui Yoshikichi nous avons également lu Les Cheveux blancs.


 

Et d’abord lisons :

L’auberge de cette nuit était située de l’autre côté du col, à l’ouest, en allant vers Kawachi, au cœur du pic du Diamant. J’étais encore dans une bourgade du piémont oriental et l’après-midi tirait à sa fin. J’en avais profité pour déjeuner dans le quartier et me désaltérer un peu. Il n’y avait plus qu’à trouver un taxi.
Le col du partage des eaux, cette indication plantée dans le brouillard près du sommet me restait en tête. Si seulement j’avais eu la bonne idée de descendre de ce côté, même avec un passage à vide au milieu, je n’aurais de toute façon pas eu la force de rebrousser chemin et j’aurais persisté mollement sous la pluie sans penser à la suite. Mes jambes pouvaient encore supporter pareille descente. Quelque quatre cent cinquante mètres de dénivelée — à cette heure je serais au pied du col. Aucune chance que passe un bus par ici, alors autant continuer sur ma lancée, deux lieues trois lieues s’il le faut, en marchant vers la plaine. Quand le bagage accroché à l’épaule ne se ressent pas plus qu’une vilaine bosse de chair noire, l’âge ne fait rien à l’affaire, on peut marcher sans fin.
De nouveau mon regard montait le long de l’if, les nuages se mouvaient lentement dans le ciel, mais trop proches de la montagne ils ne laissaient pas filtrer la lumière. Cela donnait un ciel nébuleux, calme et sans vent. Quel son rendait-elle, cette bourgade de piémont, quand la tempête s’en mêlait ? Et les lierres les vignes, les lianes de toute espèce ne sont-elles pas ici chez elles, proliférant sans répit : le tronc sous mes yeux était vierge de lianes, mais je m’intéressais à présent aux rides pluriséculaires autour de la fourche, comme s’il y avait là, en fait de maladie, des forces toujours jeunes qui la brutalisaient année après année. Juste avant cela, j’étais passé au temple du dieu Hitokotonushi, que les gens appellent Notre Ichigonju. Un nom chargé de forces obscures ? On en a fait une déesse… Les arbres là-bas étaient recouverts de toutes sortes de vrilles. Elles grimpaient aussi sur les installations à câbles, le long des murs, le long des pylones. Depuis Ikuta, Shingi, Tatsuta, jusqu’au château des lianes du Katsuragi, plus j’allais et plus j’en voyais. Avec le dérèglement du temps cette année, les arbres perdaient leurs feuilles avant même de changer de couleur : les vrilles restaient seules accrochées, sensibles aux tempêtes inapparentes et rougeoyant de tous leurs feux. Même au sein du brouillard, elles se reconnaissaient à leur cri perçant [1].

Un voyageur plus très jeune, qui se remet à peine d’une récente pneumonie, encore souvent fiévreux, au sommeil agité, et dont les jambes n’ont plus la force qu’elles avaient, entreprend — mais quelle idée ! se demande-t-il quand la fatigue se fait sentir — six marches de plusieurs jours qui sont autant d’errances dans la région de Nara et de Kyoto. Celle dont on vient de lire un extrait s’intitule « sans trêve ni repos », d’après la vieille chanson à danser du pays de Yamato qui l’introduit :

jeunes branches liées
sur le mont Kazuraki
tombe la neige
sans trêve ni repos
mes pensées sont à vous

Le voyageur par routes et sentiers qui va obstinément son chemin qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente sur les montagnes et les vallées, dans les forêts de pins et de cyprès est un solitaire. Il se montre vite impatient envers ceux qu’il rencontre : visiteurs des temples, cortège funéraire, femme qu’il a connue autrefois, promeneuses, touristes, collégiennes, conducteur de taxi, couple de clients d’une auberge où il passe la nuit, citadins des quartiers modernes… Mais il n’est pas seul.
Les lieux qu’il traverse sont peuplés d’épisodes historiques et de personnages remontant du passé — une singulière figure de moine, fantôme dans la croyance populaire, revient (comme de droit) à plusieurs reprises discuter avec lui d’un ton vif —, d’œuvres littéraires en prose et en vers, de légendes, d’histoires orales, de récits bouddhistes. Lui-même les peuple de faits divers qu’il a lus dans la presse, de ses souvenirs, ses rêves, ses sensations au sujet desquelles il ne se prive pas d’ironiser, passant allégrement du je au il pour ne pas se laisser envahir par la morosité. Plus grand-chose ne correspond à ce qu’il a connu, à ce qu’il imaginait, et cet écart le rend hypersensible au point qu’il en a des hallucinations auditives, olfactives, narratives.

Chant du Mont fou est un voyage entrepris par Yoshikichi Furui dans des lieux empreints des textes anciens. Les évocations du narrateur, ses étonnements, ses brusqueries entrent en dialogue avec les traditions littéraire, religieuse, philosophique, sans qu’il se laisse clouer le bec par aucune, aussi bien qu’avec le monde contemporain dans lequel, qu’on les observe de loin dans l’espace — le sommet d’une montagne — ou de loin dans le temps — un journal de voyage de Bashô —, les villes nouvelles ressemblent à des cimetières. Il questionne tout ce qu’il voit, il interprète, il commente, il critique. Son attitude irrévérencieuse est pleine de la douce familiarité que procure une longue fréquentation et foncièrement dubitative. Pourquoi les mille voyageurs annoncés dans l’auberge où il va passer la nuit se révèlent-ils n’être que trente ou quarante ? Et dans ce cas qu’en est-il, finalement, de la foule des Trois Mille, ces « moines du mont Hiei qui se rassemblent pour protester contre les abus du gouvernement, au livre I du Dit des Heiké » [2] ?

Les thèmes qu’un écrivain aborde dans ses œuvres ne sont pas indifférents mais ils ne s’y résument pas. La grande rivière au cœur double d’Ernest Hemingway n’est pas le simple récit d’une partie de pêche, L’énigme de l’arrivée de V.S. Naipaul n’est pas le simple récit d’une convalescence. Les errances de Chant du Mont fou semblent, au premier abord, répondre à la question : quels paysages traverse l’écrivain quand il marche dans la montagne ? Et ce serait le roman que nous lisons. Mais si nous voulons comprendre pourquoi nous aimons le relire, nous devons également nous demander : quels paysages traverse l’écrivain quand il écrit ?, et répondre alors : il traverse ce qu’il a vu, ce qu’il a senti aussi bien que ce qu’il a lu. Ce qu’il a lu, ce qu’il a senti, ce qu’il a vu — rien n’est tenu à l’écart de son travail. C’est à une véritable topographie des paysages mentaux à l’œuvre quand il écrit que nous invite Yoshikichi Furui… aussi remettons-nous dans les pas du voyageur :

Le sommet formait un dôme herbu se détachant de la forêt. Par beau temps ce devait être un endroit banal, où l’on apporte son pique-nique, et non cette morne tête rasée toute gonflée, qui sous mon nez jouait à cache-cache dans la brume. Les sens privés de la profondeur de champ se méfient du moindre écart de niveau, ce reste de pente qui en était à peine une, je l’ai gravi tout droit presque en rampant… [3]

Quels paysages nous traversent-ils quand nous lisons Chant du Mont fou ?

Dominique Dussidour

1er juin 2015
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[1Chant du Mont fou, p. 235.

[2Chant du Mont fou, Note de la traductrice, p. 22.

[3Chant du Mont fou, p. 236.