agora, 5 (journal)

Comment je définirai la précarité ? Elle est entretenue, dit le vieux monsieur. Ces types de 20 - 25 ans ne savent pas ce que c’est que travailler. J’ai 83 ans, je partage une chambre avec 3 personnes, un africain me dit : on va te faire la peau, tout ça parce que j’écris beaucoup, je veux écrire un livre, alors si je laisse tomber mon stylo et si ça fait du bruit vers minuit (c’est des gars, à8:00 du soir ils sont dans leur lit), le stylo les dérange, ils disent : on va te faire la peau. Un africain. Un marocain. L’autre je ne sais pas.


Àl’accueil X a dà» appeler la police. C’est Jean-Luc qui crie très fort et insulte le chef du centre, qui es-tu pour l’empêcher d’entrer, ta mère, ta mère je la

N’insulte pas

Qui es-tu toi pour insulter

Et toi qui es-tu

Deux gars s’interposent, X appelle la police

Ne m’insulte pas.

Si c’est comme ça. 
Tu vas la bouffer celle-là.


Le 1er monsieur, 83 ans, je n’ai pas le temps, je n’ai pas le temps. J’ai des rendez-vous.

Ce livre, vous l’imaginez comment ?

Eh bien j’imagine que vous me posiez des questions. Par exemple : comment définir la précarité ? J’en ai vu des choses, toutes ces choses que j’ai vues, àécrire dans le livre.


Il n’est pas le seul àécrire un livre, Marie, ou Mary, arrivée en courant pour ne pas rater le début, alias Marie-Ange, Mary-Myriam-Marie-Ange écrit un livre, en attendant elle est très patiente, il n’y a pas plus patiente que Mary qui tout àl’heure, dans le hall, après la fin de l’atelier ne me reconnaîtra pas : c’est parce que tu as un bonnet, enlève-le, et il y a si longtemps qu’on s’est rencontrées, 5000 ans je dirais.

Et des poussières.

Elle ne dit pas patiente, elle dit calme, les gens il faut leur apprendre le calme.


Le 3ème monsieur s’appelle Marc.

C’est une devinette, vous êtes dans les lettres classiques comme ma femme, c’est une bonne devinette. Vous prenez le dieu de la guerre, vous prenez un signe distinctif, vous prenez une vieille monnaie et ça fait mon prénom ? Alors, j’attends ?

Marc. 
Il est pressé d’écrire. Je ne suis pas patient, pas du tout, s’il faut en plus de tout attendre les autres. Avec tout ce que je. Marc a suivi les cours de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, il sait que la mère de Phaéthon, c’est Clymène, il ne faut pas confondre avec Célimène, ça a failli m’échapper, je m’alzeimeurise un peu mais pas trop.


Le vieux monsieur qui écrit son livre lui dit : la personne importante c’est pas vous ici et vous : et je suis ceci et le dieu de cela et j’ai fait ceci et j’ai suivi cela, puisque c’est ça puisqu’il n’y en a que pour vous je vais partir, car on sait que je n’ai pas que ça àfaire, moi. Vous écouter.


Mais celui qui s’en va c’est Marc, parce qu’il préfère ainsi, il tient l’histoire, maintenant, il tient l’idée d’un récit de filiation catastrophique, comme entre Hélios et son fils Phaéthon qui s’est cassé la figure sur la terre et l’a embrasée, si bien qu’il a fallu tuer l’enfant pour éviter le désastre complet et écologique, tuer l’enfant, Marc tient son histoire de filiation catastrophique mais il ne l’écrira pas ici, il l’écrira dans son 2 pièces, il préfère, dans ce 2 pièces dans lequel il est en train d’aménager, c’est pour ça qu’il nous laisse, àpeine il est arrivé, àpeine il a écouté l’histoire et a eu l’idée d’une autre, une autre de filiation catastrophique.


Tuer l’enfant, dit le monsieur plus âgé, quand même. Si on n’a rien trouvé d’autre.


On ne dirait pas que vous avez 83 ans, avec les yeux que vous avez, dit Mary-Myriam-Angélique, Maryama.

On lui donne 45 ans àcet homme, dit Mary, c’est un homme très fier.

L’homme montre sur son smartphone la photo de quand un homme, un noir..


(Vous voyez comment je marche, avec une cane ?

Hélas, dit Mary.)


… la photo de quand un homme, un noir, trouvait que je n’allais pas assez vite et m’a tabassé. Le monsieur montre les photos après tabassage dans le métro. Il est défiguré sur les images. Il n’a pas porté plainte. Il n’y a qu’un noir pour faire ça.

C’est un qui s’est oublié, dit Mary.

Pourquoi dire un noir, je dis, c’est un homme de n’importe quelle couleur qui vous a fait ça. Un salopard.

Ne lui parlez pas comme ça, dit Mary, il est traumatisé, pour lui un noir ça ne devrait pas faire ça àun homme avec une canne, c’est un qui s’est oublié avec les drogues, il n’y a que cette explication.

Mary.

Châtelet, ma cane, la rampe, mon sac àdos, le noir au sac àdos, espèce de con il a dit, puis.

Ce n’est pas un noir, c’est un salopard de n’importe quelle couleur.

Si ça avait été un blanc, il aurait pas été déçu, dit Mary. Ne lui dites pas ça.

Les noirs ne font pas la guerre, ajoute Mary.

Alors vous avez été déçu, monsieur, dit Mary. C’est bien ça ?

À 83 ans on apprend encore des choses : la déception, on apprend.

Et ne lui dites pas des choses comme ça, ce n’est pas un homme raciste, dit Mary, c’est un homme déçu.


Je voudrais, au gouvernement, leur faire voir tout le circuit. Leur montrer comment je vis alors qu’à14 ans j’étais dans les FFI et nous libérions Paris, dans le XIIIème arrondissement. On faisait les barricades dans le XIIIème. Sur la rue d’Italie. On nous disait : c’est les allemands. Puis : les américains. La confusion. Je n’ai rien vécu de plus beau. C’est la meilleure période que j’ai pu vivre. Ma mère cachait deux enfants juifs. C’est la seule période où on vous tenait la porte. On passait derrière vous. C’était une époque formidable. On a servi àquelque chose. Ma grand-mère avait des savons de Marseille. Elle les échangeait contre des produits fermiers, on allait en train jusqu’àPoitiers pour échanger nos savons contre des oeufs. On n’aurait rien eu que les rutabaga sans les savons de Marseille. C’est psychique à14 ans. Vous avez une révolte en vous. J’ai tout, tout, seule la mémoire intentionnelle est perdue. L’église Saint-Leu : on vous laisse dormir là, c’est du bon repos, on ne vous réveille pas à7:00.


Mais ses yeux, ce ne sont pas des yeux de 83 ans, dit Mary. C’est parce qu’il y a la curiosité. Le désir d’apprendre.


Dans la précarité comme pendant la résistance il y a de bonnes solidarités. Des individus très gentils ont pitié de mon âge, je pense àce monsieur algérien, vous devriez le rencontrer, il est très gentil, il vous expliquerait très bien que les associations ne cherchent qu’une chose, vous pousser àcontester, protester pour vous faire prendre la porte, une occasion.

Les choses de la vie chargent le corps, changent le corps, dit Mary. Vous avez des yeux de gamins. 
(Et toi de petite fille, me dit Mary. Petite fille de 5000 ans et des poussières. Mais sans le bonnet.)
 Vous, vous êtes un artiste, vous le monsieur de 83 ans, ça se voit, vous devez être… artiste-photographe. 
C’est vrai que je suis un photographe, comment vous devinez, mais àla rue je ne sors pas avec mon Leica. Et je ne suis pas d’accord, la photographie n’est pas un art, c’est une technique.

Tout est technique, dit Mary, savoir comment on s’est rencontrés dans les siècles c’est une technique et celle-làtu n’as pas intérêt àla commercialiser.

(Et toi, retire ton bonnet.)


Toi le monsieur de 83 ans tu serais bien en Afrique, parce qu’en Afrique il n’y a pas d’âge.

Vous voulez dire, dit le monsieur, que les personnes âgées sont bien soignées ? Qu’on leur ouvre la porte ?

On leur ouvre la porte mais ce n’est pas ce que je veux dire : en Afrique il n’y a pas de personnes âgées, monsieur, dit Mary. 
C’est encore mieux, dit le monsieur.


Qui a tant de rendez-vous, qui a tant àfaire, qu’il s’en va.


Mary alias Marie-Ange aujourd’hui, un palais àConakry, 5000 ans d’âge selon les Européens, 15000 selon les Africains, reste, elle. Elle évoque ses noces, son kidnapping, les mamans comme elles sont, les problèmes de famille, les histoires d’amour àplusieurs, les plaintes, le Sénégal et la Guinée-Bissau, la guerre, cet enfant qui lui est né mais elle est restée vierge, la femme complice qui la logeait et faisait des affaires avec des hommes qui eux faisaient leur affaire avec elle, Mary, qu’ils avaient droguée, Mary portait 5 culottes de coton, ce qui coulait entre ses jambes c’était un peu de miel ou de l’oeuf cassé, elle avait été droguée, non dépucelée, un enfant lui est né qu’elle a laissé aux bonnes soeurs : cet enfant vous l’éduquerez àla manière ancienne, sans boucles d’oreilles ni pantalon qui tombe et surtout sans drogue.


La tolérance n’est pas un vain mot, même des paroles qui peuvent nous choquer sont des paroles humaines, des paroles humaines de famille humaine comme nous sommes de famille humaine.


Ma grand-mère est mélangée, il n’y a pas un arbre qui donne les noirs. On m’a ouvert les yeux : mon arrière grand-mère était blanche, il n’y a pas un arbre qui donne les noirs / les blancs.


Je n’ai pas eu le temps d’aller àl’école pour devenir une idiote.


Cette femme qui venait pour visiter les flamands roses de l’île saint Louis !
Très belle, une princesse, c’est comme ça qu’on dit en peul, kosso-si, la princesse, c’est ce que je suis moi aussi mais ici on ne le dit. Comment pourraient-ils comprendre.


Tu me disais des choses étranges, bien étranges, disait ma mère après mon kidnapping.


Marie Ange

Mary Myriam Angélique


À l’église de la Madeleine, il y a un social très sympathique, un curé, un homme consciencieux

Vous êtes fait pour le social, je lui dis : il a cette capacité àse calmer.

Il a les manières du XVIème, une manière raffinée de répondre.

Du XVIème arrondissement ?

Non, du XVIème siècle !

Saint Joseph / bus 46.


Caroline m’appelle 10 fois par jour pour l’aider dans ses histoires d’amour, je suis comme sa mère mais il ne faut pas que ma tolérance la pousse àse faire du mal. Quand elle aime un homme qui a déjàune femme et une maîtresse, ce n’est pas une idée de l’aider. Tu comprends ?


Venue sur terre, le frère a dit : elle s’appellera Marie.

Tu as une soeur quelque part, vers l’Afrique.

Pas dans un rêve, mais dans un monde perturbé.

Le tout se passe dans un monde perturbé.


À ma mère je ne posais jamais de questions pour ne pas qu’elle m’en pose

Après le kidnapping.

Et cette femme qui venait voir les flamands roses !

Les journaux en ont parlé.

Du kidnapping et de Nicole Barclay.

Nicole Barclay, qui venait voir les flamands rose, avait fait la fortune de son mari. Elle venait àSaint Louis. Elle était dans ce monde-là, Sinatra etc. Comme moi. Mon amie intime était libanaise et avait épousé un prince. Tu penses, je devais me changer 3 fois par jour, quelle fatigue.


Qu’est ce que vous êtes jolie.


Les gens riches sont malades, ils sont poussés àdes choses extravagantes. Quand vous suivez pas ça casse. La femme de Barclay s’appelle Nicole. Je l’ai rencontrée dans un restaurant de Noirs, au Pré au clair. Chez Monsieur Bayley, un avocat. Il y avait des places africaines. Des hors d’oeuvre alors que chez nous les Africains il n’y a pas de hors-d’oeuvre : je constate cette espèce de blasphème destiné àtromper mes frères blancs.


Dernièrement j’ai gagné au loto mais il ne faut pas le dire : je garde tout ça pour un jour investir dans la culture, en Guinée et au Sénégal. Alors quand cet homme très riche me propose de l’argent, je lui dis : monsieur j’en ai plus que vous n’en aurez jamais.


Tout le problème des femmes de chez vous vient qu’on a déposé ces gens aux Antilles. C’est ça qui a créé le handicap. Les femmes de chez vous sont mariées avec des antillais, avec des noirs, ah bon, on s’aime, mais en vérité c’est le souvenir de la vengeance. Tu comprends, une sorte de rappel du passé, dans les gênes, des souvenirs de gênes, des poignes et des tristesses.


J’ai été fiancée àGilles de Noailles, 2ème famille française. Voilàla 2ème famille française fiancée avec une princesse noire, ça fait un bail, tout ça, des siècles, deux siècles et demi, Gilles de Noailles est passé dans le passé.


5000 ans m’a dit un juif qui venait de nulle part.

Tu as 5000 ans.

Oiseau libre.

Une femme doit oser.

J’ai écrit àChristiane Taubira : oiseau libre, je lui ai dit. Je te montrerai sa réponse.

Taubira est une femme-oiseau très courageuse.


Quand j’ai eu mon enfant secret àcause de la femme complice, le jour où je portais les 5 culottes de coton : je croyais avoir dans mon ventre une boule, un cancer. J’étais vierge, c’était un plaisir de cancer, je raconte la vérité dans un livre, je n’en veux àpersonne. Un plaisir, la notion du mal, tu comprends, le cancer ce n’était pas un mal. C’était une petite bête dans mon ventre vierge.


On est un peuple tellement vieux qu’on est censé tout savoir. Toutes les langues et les accents, mais pas l’accent américain qui est un accent agressif, ce que je veux c’est la douceur et la tendresse. La comtesse de Forge était une amie de mon grand-père.


La femme noire quand elle est dans un pays qui n’est pas le sien elle aime la cadence de son pas. C’est pour ça qu’elle a besoin de bracelets et de falbalas.

9 décembre 2014
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