Benoît Vincent | Lieux communs (2) Clansayes

Je t’emmène de l’autre côté, viens, non loin d’une ville, d’une petite ville rhôdanienne, sans doute l’une des plus belles que compte toute la vallée du Rhône.

Elle est célèbre grâce à un autre fleuron de notre belle industrie aux milles fromages : les centrales nucléaires du Tricastin.


Afin de ne pas simplifier les choses, les Trois-Châteaux de Saint-Paul ne se résument plus qu’à deux tours : les deux cheminées de refroidissement de la centrale vieillissante. Ce sont les seules fortifications armées de la ville [1]. Il y a bien eu un genre d’oppidum à Saint-Paul, mais modeste ; de châteaux, au nombre de trois de surcroît, point.

Tricastin, l’étymologie populaire la rattache à trois châteaux, l’histoire au nom de la tribu celte des alentours, les Tricastini. Il y a une petite province cohérente, qui passe par Saint-Restitut, la Garde-Adhémar, et Clansayes. Saint-Paul en est le centre.

Magnifique bourgade en réalité, petite Rome qui empile avec grâce les époques. Les Tricastini voient les Romains fonder une colonie, Colonia Augusta Tricastinorum, nous dit Tite-Live, au changement d’ère. Dès le IIe siècle est bâtie une première cathédrale et Saint-Paul devient siège épiscopal. Une seconde cathédrale est bâtie au XIIe siècle, en usage jusqu’à la Révolution. Au XXe siècle est construite la centrale nucléaire du Tricastin, qui procure à la fois emploi et manne financière à la commune qui peut ainsi terminer le siècle à restaurer de manière bourgeoise son riche patrimoine.

Le stade de football présente ainsi un rare mur gallo-romain, et l’on sait les traces de villas romaines aux mosaïques classiques. Le Moyen-Âge produit son petit bourg, bien orné à partir de la Renaissance des habituels meneaux et fioritures.

Que de pierres en ce lieu ! Pierre qui est là encore borne, et carte, et livre. Sur les murs de la cathédrale, à côté des gargouilles, des incisions de signes zodiacaux, on trouve les marques de tâcherons qui ont bien pris soin, semble-t-il, de signifier l’avancée de leur travail à leurs employeurs. Alphabet minéral ou fossile de noms, sépulture économique, sur lieu saint. Tatouage commercial, facture, code barre.

Les mêmes pierres se retrouvent d’ailleurs sur plusieurs édifices locaux, église de Buis-les-Baronnies, chapelle du Val des Nymphes à la Garde-Adhémar.

Lire ainsi, à travers le territoire, dans une déambulation qui implique le corps, voilà ce qui fait d’un savant un pèlerin, d’un quidam un naturaliste, interprète du patrimoine. Lire, traduire, une autre manière de marcher ; une autre manière d’habiter un lieu.


La pierre est ici signature, signifiante. Elle est animée, magique. Sur le plateau du Rouvergue tout proche, cette nef plate et large comme un silex, débarulée là on ne sait pourquoi, les bories fleurissent (aujourd’hui elles ont plutôt tendance à s’ensevelir sous la liane, la salsepareille, ou le tamier, ou les ronces, ou les coups de butoir des engins chenillés).

Rouvergue. C’est un grand plateau échoué, qui empêche tout le Tricastin de glisser dans le Rhône. Harpon. C’est une plaine décrochée d’un plateau.

C’est un tasseau de calcaire, recouvert d’une dense chênaie verte, chevelue, épineuse, embrouillée, la plupart du temps infranchissable.

C’est une boussole. Pétée.

On s’y perd.

Mais organique. Intrusive. Insistante.

On raconte que des bergers s’y sont égarés.

On raconte que des loups.

On raconte que des druides.

Des peuplades du passé, que le passé inquiète, ont réparti de petites constructions ovoïdes de pierres sèches. Des bories, on dit ; des ogives, je dirais.

Partir, voilà ce qu’ils voulaient. S’échapper. Mais la racine est calcaire. On ne s’en dépêtre pas. Ancre, mors, chien (de fusil).

Armées de fragons. De kermès. Feuilles lames épines aiguillons crochets ongles griffes.

On n’en sort pas.

Des tribus du passé, que le passé inquiète, ont creusé des espèces de gouttières, de goulottes, sur les bords, les parois, les falaises. Pour que s’écoule le sang de la pierre.

Partir, voilà ce qu’ils voulaient. S’échapper. Ce n’est pas un sol, ça, encore des branches. Ce n’est pas un ciel, ça, encore des caillasses.

Caillasses sur caillasses, caisses et caisses d’épines, et accrocs et arrache-peau.

On raconte que des chasseurs après avoir perdu leurs chiens, qui s’étaient perdus eux-mêmes, se sont fusillés de rage, de folie. Morts de faim on dit ; cannibales je dirais. On n’a pas retrouvé les corps, ni les os des hommes ni les os des chiens. Les autres, les ombreux, les herpétiques, les squameux, les ophidiens.

C’est pas une chênaie ça, c’est un stégosaure couché. C’est un caillou reptile. Ça attend que ça, de se réveiller. Volcanique animal, dragon. Et bouffer le reste.


A côté il y a Clansayes, âpres et glissantes sonorités, sonores en un mot, et ses marnes blanches, orange, rouges. La fin du plateau, en sables tranquilles et bariolés, et vallées accueillantes (Alyssas). Vignes, oliviers. Douceur qui renoue avec les civilisations antiques, dans la Gaule Narbonnaise, au carrefour des pays (quatre départements, trois régions) quand sous le joug du maître, l’empire coulait, dans ses portions lettrées, comme un palud asséché pour la culture (on a les traces fossiles d’un lac ici), indifférent au monde. Autrefois un peu de soierie, de cultures et de foires agricoles, aujourd’hui balance entre tourisme luxueux, centres d’art, et parfois douloureux retours au réel.

Il faut partir oui, avant que l’orage ne tombe, ou que se fâche le Rhône, là à une encablure, ou un autre tremblement de terre, qui scinda depuis Voltaire un éclat de plateau (les Crevasses de Chantemerle-lès-Grignan) et abattit le village. On resterait bien pourtant, entre une dalle et une marne, à roussir de petite italie, un verre de vin à la main [2], à contempler des œuvres d’art dans les galeries, ou en terrasse à Bouchet, à surplomber les vents à Grillon, à Grignan. Ou dans la tour de Chamaret (autre point de repère, aiguille fichée là, perdue, oubliée ; ou pieu pour l’accroche du reste ? ou mécanisme désuet d’horloge brisée ? vis sans fin ? ou taquet, bouchon pour un siphon minéral ?), ramasser l’ensemble dans un mouchoir, chênes truffiers, rus déglingués, souvenirs livresques, bribes parcellaires, bâtisses dégingandées, cadastres, sables des granits du nord ou des déserts du sud, fleuve et sirocco, mistral et méditerranée, l’arracher, cet empiècement à la vue des autres, avant qu’il ne soit trop tard, et dérouler tous les cailloux dans un recoin de sa mémoire déjà aussi replète qu’indigente.

Benoît Vincent


Benoît Vincent est botaniste et auteur. En 2012, il publie Genove, villes épuisées, né de séjours prolongés dans la ville de Gênes en Italie. Il est membre actif du Général Instin et coanime la revue en ligne Hors-Sol. Son site :www.amboilati.org.

Benoit Vincent sur remue.net

20 août 2014
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[1Comme le château fantôme, ces tours ne fument plus. Les circuits de refroidissement anciens sont abandonnés au profit de la « technologie d’auto-centrifugation. » Conséquence : à l’échangeur de chaleur qui permettait d’alimenter la célèbre Ferme aux Crocodiles, des serres agricoles et un réseau de chauffage municipal, est substitué une usine de « cogénération ». Très avide, cette usine réclame 150000 m3 de bois par an. Corrélation : où trouver cette matière première ? Solution : les petites parcelles privées en ripisylve (forêt alluviale) ou forêt “classique”, très nombreuses dans tout l’arrière-pays, de moins de 25ha, et par conséquent non soumises à un Plan simple de gestion. Les promoteurs contactent les propriétaires, coupent à blanc pour un prix avantageux à chacune des parties, enlèvent le bois quels que soient son âge, sa qualité et même l’essence. Une autre usine, plus grande, est prévue à Gardanne pour un volume annuel de 600000m3. Soit environ une quarantaine de parcelles par an dans le premier cas, quatre fois plus dans le second. Le tout dans le parfait respect de la loi et avec l’assentiment du développement durable. La maigre forêt méditerranéenne de chênes blancs et verts, peu productive, peu ou pas gérée, va ainsi devenir une denrée de choix pour les entreprises (privées) qui épaulent l’opérateur public dans ce bel investissement.

[22. Vin qui changea de nom pour éviter encore l’effet Tricastin, et devint Grignan-Les Adhémars.