Frédéric Lefebvre | Le bronze

Lire d’autres textes de Frédéric Lefebvre sur remue.


 

Nous avions un arrière-grand-père en bronze dans la chambre de mes parents. Il s’appelait Lefebvre. Charles, de son prénom. Il avait beaucoup souffert. Il avait beaucoup travaillé, photographié, dans les flancs de l’été montagnard, et sur la colline de la Sorbonne àParis. Il était fixe dans son regard. Il ne disait mot. Il parlait tant que mon père, àtravers sa voix, le relayait, passait le message et la leçon. Il fallait être vertueux, travailler, etc.

C’était un historien. Un historien spécial, érudit en diable, machiavélique, opposé àla mode fin-de-siècle de la « sociologie  » ‒ qui voulait dire alors et àla fois l’ethnologie, la sociologie proprement dite, les sciences sociales opposées aux études classiques, en somme. Il était catholique. C’était, au sein même de l’Université de Paris, la lutte entre la religion et la laïcité ; et au sein de l’école, de toutes les écoles de France. Il y a eu la loi de 1905. Avant, il y avait eu l’Exposition universelle de 1900 et le trottoir roulant, et le métropolitain… Anton Tchekhov avait rêvé d’assister quelques années plus tôt àl’Exposition universelle de Chicago, en Amérique. Il n’est pas venu non plus àParis cette fois-là. Mon arrière-grand-père, qu’en a-t-il pensé ? Je l’ignore. Il détestait cette « sociologie  » positiviste qui n’avait pas besoin de l’hypothèse de Dieu. « Dieu, c’est-à-dire la société  », disait àpeu près Émile Durkheim, un des sociologues attachés àcritiquer méthodiquement les livres de Charles Lefebvre et de ses élèves et disciples. La méthode n’était pas la bonne, disait Durkheim. Il n’était plus temps d’aller chercher la Bible et Homère pour donner un éclairage savant sur les mÅ“urs des anciens Germains, des premiers Francs, de ce qu’il était convenu désormais d’appeler le « Moyen Age  », etc., tout ce qui faisait le quotidien de mon arrière-grand-père. Inutile de dire que mon arrière-grand-père n’a pas été élu doyen de sa faculté, quand l’âge lui était venu. Inutile de dire pourquoi. Voilàle roman ‒ ou la légende familiale ‒ en voie d’écriture, de transmission, de passage par mes oreilles. J’étais petit, le bronze était grand tout de même. Où est-il maintenant ? Chez un de mes frères, au sommet d’un meuble fort et costaud, sorte d’armoire normande, peut-être. La famille venait d’un peu moins loin, de l’Eure-et-Loir.

17 novembre 2014
T T+