Édith Msika | le camping-car

Elle aura roulé sur de petites routes silencieuses, précises comme des dictionnaires. Croisé dans son camping-car de location des signalétiques arborescentes au bord des routes, lui laissant à chaque fois un choix limité, se réduisant davantage au fur et à mesure qu’elle s’enfoncera dans le paysage. Et des personnages de bord de route, de ceux qui marchent avec hésitation, plus ou moins en empiétant sur la route, délibérément ou non, coiffés de couvre-chef originaux, paille ou mouchoirs de Cholet à carreaux vifs.


Son regard sur eux est à la fois tendre et précautionneux : il faut les éviter, ralentir, freiner, se déporter vers la gauche, éventuellement attendre que la voiture d’en face soit passée.


On ne sait pas ce qu’ils font ni où ils vont, ils semblent marcher longtemps sans but, souvent à la sortie des villages. Ils marchent à gauche de la chaussée. Parfois un insolent regard de défi les anime. Mais la plupart du temps ils marchent sans se préoccuper du trafic automobile, comme s’il ne les concernait pas du tout.


Les maisons succèdent aux maisons, dont le visible de la vie se manifeste de manière familiale : du linge étendu de différentes catégories, couleurs et tailles ; des portiques vert et rouge pour l’amusement des enfants ; une brouette encore pleine d’herbe désormais fanée, surmontée d’un râteau ou d’une fourche posée à plat. Ca ne lui rappelle rien. Il lui semble que les maisons ont été déposées ici pour constituer le décor de son errance, parce qu’il faut de l’immobilité pour qu’elle ait la sensation de la mobilité.


Le silence de la bruyère est encore plus dense que ce qu’elle avait pu imaginer en suivant jusqu’au bout (mais y a-t-il réellement un bout ?) une direction finie, aboutie à cet espace sans mesure.


Au fond, elle perçoit le bruit extrêmement atténué du ressac : l’océan affirme sa régularité, le rythme creuse le silence, organise une cadence légèrement asynchrone. Elle sait depuis peu que les marées se décalent dans le temps, elle n’en sait pas plus, elle se fait l’observation que le ressac imperceptiblement ralenti, mesure après mesure, indique ce dont elle cherche la preuve : la fuite du temps, la fuite matérielle du temps.


La ligne mélodique du silence prend appui sur des frottements aux tierces peu écartées avec de temps à autre des jaillissements suraigus.


*


On croirait qu’elle réfléchit à propos du livre posé sur la table, étant donné sa position dans l’espace rétréci du camping-car, adossée à la stricte banquette recouverte d’un imprimé orangé. La place qu’elle a trouvée pour la nuit paraît idéale : dans la lande, près d’un petit bosquet, non loin de la mer. La faible lueur d’une courte bougie de taille moyenne, ne ressemblant pas à un cierge, et dont elle a pris grand soin qu’elle ne coule pas sur la table, l’éclaire.


Elle pense à la bruyère, elle écoute les bruits du vent dans la bruyère, elle se tait et son esprit aussi se tait. C’est beaucoup de silence mais c’est ce qu’il fallait : un silence non recherché, un silence qui va de soi, un silence qui accompagne les battements réguliers de son cœur, un silence sans origine, d’avant la pensée.


Ouvrant légèrement l’oscillo-battant du camping-car, elle découvre l’odeur nocturne de la bruyère, insistante, lourde, chargée d’humus et de tourbe, dont les milliards de fleurettes se sont refermés sur un sommeil éphémère. Une odeur littéraire. Une odeur de jour où personne ne passe, saisie par l’illusion de l’immobilité et du silence (jour de messe par exemple, avec son de cloches et léger bruissement de taffetas mauve : cette sorte de finition-là, du silence). Ou bien une odeur comme celle de la chèvre efflanquée, de l’ours famélique et de la petite fille triste, odeur d’histoire morale illustrée de quelques couleurs pâlies par le temps, magenta, cyan, cadmium, Épinal.


Elle pense aussi au Joueur de Flûte de Hameln, emmenant les rats se noyer, puis les enfants, elle voit la troupe grandeur nature partir joyeusement au son de la flûte vers le rivage. Puis au loin, avec la perspective dans le dessin, se transformer en fin serpentin d’insectes rampants noirs sur la page un peu jaunie. Rats and children follow him out of town. Rats and children follow him out of their homes...Elle développe de sourdes nostalgies liées à l’odeur. Elle écoute encore le bruit mélangé à l’odeur, prend le livre et le serre contre elle, un peu ivre de ses sens, tandis que la charge violente du ciel noir descend en elle, et avec, le froid de la brume en couche basse.


Elle se sera levée de nombreux jours à heures fixes, aura attendu avec impatience des résultats, des hommes, des heures convenues. Des nuits auront succédé à ces jours, l’impatience ne cédant jamais, jamais. Inutilement. Des nuits et des jours de garde-à-vous, sous surveillance, avec comptes à rendre, fonction assignée des objets, service, exigence, référence, téléphone, liaison au monde extérieur.


Elle regarde la nuit, étonnée, frissonne, s’étonne, se tait.


Elle aura voulu ressembler à un animal empaillé, de ceux, plus vrais que nature, qui narguent le passant dans les vitrines pour promouvoir la destruction des nuisibles, dans des postures toutes plus improbables les unes que les autres. Parfois même, l’animal représentant sa version vivante prise au piège, le dos broyé par la mâchoire de ferraille, semble ricaner.


La nuit dans le non-lieu où elle a arrêté le camping-car est très différente des autres nuits connues et succédées, comme une nuit emplie de sa propre nécessité. Elle se dit c’est étrange, n’importe quelle personne dans un camping-car arrêté, ferme les rideaux, se lave les dents et met son pyjama. Ou fait l’amour si elle n’est pas seule ; ou donne à manger au chien si elle est avec un chien, des restes du barbecue ; ou regarde les étoiles. Ou se dispute.


Elle regarde la bruyère sombre, la lande bouquetée de bruyère, ses interstices de mousse aride dans lesquels scintillent fugitivement des invertébrés dont elle ne connaîtra jamais les noms.


Les humains et les animaux ne sont pas faits pour se rencontrer, du moins pas sur un mode aimable.


Elle n’a plus de souvenirs quand il lui arrive de les chercher loin. Elle est coupée d’eux. Elle s’ennuie à mort. Elle se souvient d’un homme à la musculature de cave, immobile, impassible, pas un muscle ne bougeant, ni du visage ni des membres, pas un seul frisson du torse.


En face de cette patience déjà remarquée, qu’il semblait manifester en toute occasion sans que son visage ne bouge, et à peine les yeux, même le corps, lourd, posé là comme une cave, elle restait interdite. La musculature de cet homme ne se déplaçait pas inutilement. Lorsqu’il était debout, il restait là, debout, quoi qu’il arrivât, pratiquement sans bouger. Elle ne savait pourtant pas ce qu’elle lui voulait de plus.


Qu’est-ce que tu veux de plus ? disait souvent l’homme à la musculature de cave. Je ne sais pas, répondait-elle en l’observant frontalement, sans détours, droit dans ses yeux qui ne cillaient que rarement.


Les souvenirs lui font froid dans le dos. Elle se met une écharpe large, tente de les chasser. Sans les chercher, c’est ceux dont elle ne veut pas qui viennent, les autres, elle ne les a plus.


Elle a reposé le livre. Celui qui reste. Rescapé du déménagement. Elle ne l’aura pas lu avant de l’emmener. Le livre aura d’abord croupi dans quelque cave, dans un carton sur lequel était inscrit "cave", et qui a suivi chaque déménagement. La cave a été vendue avec l’appartement. Les cartons de cave sont souvent emplis de livres moyens voire nuls, de bandes dessinées pour adultes en noir et blanc mélangés à des chiffons, de ceintures démodées, de kimonos, de maillots de bain colorés et de chaussures à talons aiguille. Elle a laissé les autres objets, mais surtout les autres livres dans la cave, endroit honteux qui sert à oublier les idéaux de jeunesse, dans un temps de sous-sol humide, dans un temps de sous-sol qui n’appartient plus à personne.


Le livre n’est pas de ceux qu’on ouvre, pas comme les livres de maintenant. Sa couverture en carton bouilli bleuâtre avec des auréoles plus pâles, sa tranche safranée et ses feuilles jaunies évoquent un livre pieux. Aucun titre ne figure sur sa couverture. C’est ainsi que l’on ouvrait les livres, avant, en y cherchant le titre, caché derrière plusieurs pages anodinement blanches. Elle aura voulu ne plus être traversée par les livres.


A un moment donné, quelque chose craque alentour, elle change de position, elle met les jambes sur la table, près de la bougie à lente consumation, dix heures, elle l’avait bien vérifié auparavant. Elle met ses jambes comme jadis lorsqu’elle travaillait à son bureau, qu’elle voulait prendre un peu de repos, pour être à son aise. La banquette est totalement inconfortable, son dos lui fait mal ; elle ressent son corps pratiquement à chaque morceau en contact avec le bois et le tissu.


Elle ne peut pas voir dehors, la nuit est tombée, la lande peu à peu anuitée, dévorée par les ombres basses, a entouré le camping-car d’un cercle à la circonférence tremblotante.


Forcément, dans cette nouvelle position, le corps se souvient des livres ; elle en prenait un, puis un autre, encore un autre, avec ses pieds en l’air dans son confortable fauteuil. Alors elle pensait, pensait encore, continuait à penser, parfois même ça lui donnait chaud, il fallait bouger, vite. Elle refermait le livre, rouvrait l’autre, sautait sur ses pieds pour en saisir un autre dans les étagères, et brutalement tout s’arrêtait. Elle avait perdu la pensée. Elle marchait en rond, se rasseyait, la cherchait. Elle levait la tête, la rabaissait sur la page, son cœur se mettait à battre très vite, il fallait arrêter l’accélération, il fallait calmer la bête. Elle se levait, allait à la fenêtre respirer ; plus rien ne pensait, ne venait. Ensuite elle rangeait les livres, l’un après l’autre, en prenant bien soin que leurs dos soient équidistants du bord de l’étagère, à la place que la poussière leur avait ménagée.


Plongée dans ce silence qui ne serait pas définitif, du moins ne l’avait-elle pas conçu comme tel (elle ne voulait pas mourir tout de suite), elle se laissait un peu envahir par l’oubli du bruit mat que fait le corps d’un homme lorsqu’il chute mort à terre. Lentement, sur la terre battue de la cave vendue avec l’appartement.


La lampe de poche posée sur l’un des cartons de cave, en équilibre instable, elle avait incidemment retrouvé la ceinture du kimono au milieu des Paulette : l’arme du crime, d’un blanc écru, suffisamment longue pour faire deux fois le tour de sa taille à l’époque où elle pratiquait le karaté.


On peut juger insuffisant le motif pour lequel. Elle-même peut-être. Un homme à la musculature de cave, qui normalement tient debout sur ses deux grands pieds, immobile et silencieux. Elle se sera perdue dans le corps de l’homme, qui était sa cave.


Quand elle avait rencontré l’homme à la musculature de cave, celui qui l’aura mise hors d’elle, il était immobile, comme s’il avait arrêté de bouger, et silencieux, comme s’il avait arrêté de parler.
Elle écoute le silence mêlé de craquements. Certainement des rongeurs en train de fouir sous les mousses sèches, pour entraîner leur proie vers quelque cachette où la tribu, impatiente, attendrait la nourriture en se frottant les moustaches.


Un léger sifflement rompt momentanément sa songerie agitée. Elle ne sait pas si elle doit sortir du camping-car, prendre la lampe-torche et scruter les environs immédiats. Elle repose le livre, en attendant de prendre une décision et/ou la lampe-torche. Et s’entend dire à haute voix : voilà, sans intonation particulière. Elle ne pense pas que les rongeurs vont passer immédiatement à l’attaque. Ils se parlent en langue de rongeurs.


Dans le livre qu’elle a en main, l’auteur raconte que chats et rats pactisent à la fin de la criée sur les tas d’immondices afin de se partager les invendus avariés. Elle voit le chat poing sur la hanche en train de convaincre le rat que oui ce bout de cervelle de lapin est pour lui et pourquoi. Et le rat d’opiner parce qu’il n’est pas en position de force, mais d’immédiatement mettre en place le plan B grâce auquel il reprendra l’avantage, la cervelle plus un butin supérieur.


Elle sait que la falaise proche marque la frontière brutale entre la terre et la mer. Il y a de la grandiloquence dans la lande sur laquelle son camping-car est arrêté. Ce soir, c’est sombre, la falaise, on n’y voit rien, il n’est pas question qu’elle aille voir pour voir d’où vient le sifflement. Qu’aurait-elle à y voir d’ailleurs ? Elle se sent très fatiguée, sans ressource. La journée a été longue. Elle ne peut pas imaginer que la nuit se finira. N’importe qui pourrait le lui assurer, elle ne le croirait pas. Ce silence dans lequel un sifflement devient événement remarquable est opaque, c’est à dire plein de bruits, transpercé de mille chuintements et frottements.


Il y a le vent, et ce léger bruit du ressac au fond, qui pourrait la calmer. Le vent dans des plantes coupantes, dans des lames dressées, jaunes et piquantes, c’est l’état de sérieux porté à son maximum. Piquant et auditif.


Elle serre le livre sans s’en rendre compte. La flamme de sa bougie garantie jusqu’à l’aube balance des ombres changeantes. Le sifflement a fini par être éloigné grâce à sa propre présence au présent. Elle écoute encore le silence.


Dehors la bruyère sans teint, est devenue presque opiacée à force d’être scrutée par ses yeux. Elle remonte son col roulé jusque sur le nez et se respire elle-même. Roc coulé, c’est machinal, c’est elle, roche dans de l’eau.


*


Il aura fallu être précis, pour être précis, un meurtre s’élabore de la même façon qu’une histoire d’amour, c’est la même chose, en un peu plus abouti, question de nœud, question de nouage. Puis elle redescend le col, ça sent moins bon qu’au-dehors, l’air de l’extérieur, l’air du dehors, l’air balayé par des tressautements de branchettes et de feuilles à peine accrochées sur elles, fragiles dans leurs accointances provisoires.


 


lire encore, sur remue.net, un extrait d’"Introduction au sommeil de Beckett", publie.net 2013

Édith Msika sur le site des éditions P.O.L

10 février 2014
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