Thierry Radière | coupable de n’avoir pas

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi àdifférents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Thierry Radière | coupable de n’avoir pas



Contrairement àtoute attente, c’est plus l’arrière plan qui m’a tout de suite sauté au visage. Quand j’ai vu la photo prise après l’accident, j’ai pensé aux feuilles mortes derrière le banc. Le reste a été ramassé par la police pour les besoins de l’enquête. L’odeur des feuilles je la sens encore et avec elle celle de la pluie juste avant qu’ils ne dérapent dans le virage. Je croyais avoir tout oublié. Mais non, dans leur bureau tout m’est revenu comme si c’était hier. Le bois, oui le bois, surtout le bois. Eux n’en démordaient pas : ils voulaient savoir qui avait déposé le sac, la boîte àchaussures et le pull sur le banc. Je n’ai pas arrêté de leur dire que je n’en savais rien, que ce n’était peut-être pas lié àl’accident les affaires laissées làsur le banc. Les flics étaient convaincus du contraire. Ils se sont fait un film et je sentais bien qu’ils ne demandaient que ça que j’adhère àleur scénario. J’étais sur les lieux juste après que la voiture a glissé, s’est retrouvée dans le fossé et a pris feu. Qui a sorti les affaires du véhicule et les a mises sur le banc ? me répétaient-ils énervés de ne pas avoir de réponse, comme si je leur cachais quelque chose. J’avais ma version, mais ils ne m’entendaient pas. Quand un véhicule finit carbonisé, il y a toujours des choses qui restent et qu’on arrive àsauver. Je ne sais pas où ils étaient allés chercher ça. Comme si avant de mourir brà»lé vif, on sortait ses affaires - surtout une boîte àchaussures, un sac pourri et un pull - de la voiture en flammes et qu’on y rentrait ànouveau pour être vite carbonisé avec elle et son unique passager. Je sentais bien pendant l’interrogatoire que ça les dérangeait ces affaires sur le banc juste àcôté des passagers morts dans l’incendie. D’ailleurs c’est bizarre que ce soit cette photo-làqu’ils m’aient balancée pour enquêter sur les circonstances de l’accident. J’avais beau leur expliquer qu’elles étaient déjàlàquand j’ai vu la voiture déraper et prendre feu, eux ils voulaient une autre version. Un accident ne se produit pas comme ça, prétendaient-ils. Quel est le rapport avec ces trois objets abandonnés làpar je ne sais qui ? leur répondais-je. Le propre d’un accident c’est justement qu’il a lieu alors qu’il n’aurait pas dà» - qu’il y ait un banc et des affaires dessus ou pas. Tout s’explique, me disaient-ils, faut pas croire que vous allez vous en tirer comme ça, àessayer de nous convaincre que vous ne vous souvenez que de l’odeur de la pluie et de celles des feuilles mortes : ça ne passera pas devant le juge ce type de témoignage. Il va croire que vous vous foutez de sa gueule, et làça va faire mal. Allez, arrêter de nous prendre pour des cons et dites nous toute la vérité, vous éviterez ainsi une peine encore plus lourde pour faux témoignage, m’a dit le plus gentil de la bande. Petit àpetit, c’est àces trois objets que j’en voulais d’avoir été pris en photo, d’être venus perturber ma tranquillité de randonneur. La pluie et les feuilles mortes derrière àcôté de la voiture en train de brà»ler dans le fossé m’apparaissaient vraiment secondaires. Je me sentais coupable de n’avoir pas l’imagination des flics et je sentais que j’allais le payer.

Thierry Radière

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

11 février 2014
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