72- Hélène Cixous sur la frontière

Parmi ses alliés substantiels, comme disait Char, et qui l’accompagnent tout au long de cette méditation [1] sur la littérature et ses pouvoirs, Hélène Cixous convoque en particulier Kafka, et notamment cette phrase du Journal, qui nous montre « repliés dans la greensland, entre la solitude et la vie en commun ». Or, dit-elle, « c’est là que j’écris », sur cette frontière.
Frontière dont elle infléchit quelques pages plus loin la signification et la portée, puisque la frontière c’est alors ce territoire sans nom d’où lui parvient encore la voix de sa mère, « paroles d’Ève qui me hèle depuis le quai où stationne sa dernière barque ».
Et alors ce commentaire :

La littérature (…) c’est la magie qui établit la liaison entre nous les orphées orphelins et nos êtres chers invisibles, en apparence, mais présents, « sur le souhait qu’on exprime ». Nous n’avons, pour que le miracle de la résurrection s’accomplisse, qu’à approcher nos doigts du parallélépipède rectangle magique que nous appelons d’un mot magique aussi : book.

Tel est le pouvoir de la littérature. On peut l’approcher de deux manières qui, en réalité, n’en font qu’une : écrire et lire.
Tous les livres de Cixous nous en convainquent, qui mêlent aux cris, à la douleur, à la joie des auteurs qui leur font cortège, et dont la lecture la fait vivre, les siens propres, dans un entrelacement nécessaire, et qui toujours finit par vaincre la désolation. La lecture, ici, plus que jamais, contresigne.
D’où l’enthousiasme, l’énergie, de cette écriture dont le foisonnement intempestif et l’apparent désordre, cette liberté libre de qui écrit pour vivre, érigent des stèles contre la mort, tressant ses « thrènes » ou hymnes dans lesquels la plainte est à la fois présente et dépassée : car si, comme le dit souvent Deleuze, ceux que le destin afflige se plaignent que « ce qui m’arrive est trop grand pour moi » – et c’était aussi le cri d’ Hölderlin - seules la littérature, la poésie, peuvent porter, assumer le poids de cette charge insupportable : ce que dit ce vers de Celan, que Cixous reprend, après Derrida, lequel y avait consacré tout un livre [2] : « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen », et que Jean-Pierre Lefebvre traduit ainsi [3] : « Le monde est parti, il faut que je te porte. »
À propos de ce « ist fort », et Derrida, et Cixous méditent, en font circuler les sens possibles ; ils s’interrogent aussi sur le jeu des pronoms : qui désignent ce ich et ce dich ? Quelle est la nature de ce port (tragen) à quoi s’engage le « je » qui parle ; et donc à qui s’adresse-t-il ?
C’est, dit Cixous, la littérature elle-même qui dans ce vers parle à la première personne, c’est elle qui te sauve, toi, lecteur, comme aussi bien l’auteur, du désastre, et s’engage à recommencer la vie, à « ressusciter » : « Ça ne pense qu’à ça, la littérature : à remuer les cendres, à refaire avec des mots des phrases inouïes, à ressusciter, à ranimer les feux. »
À recommencer la vie, ou à accomplir la mort, comme l’enseignent tant de grands textes depuis, par exemple L’Odyssée et la plainte d’Agamemnon de qui les meurtriers n’ont pas respecté la dépouille ; depuis Sophocle, et le cri d’Ajax, jusqu’à Faulkner [4], toutes tragédies dans lesquelles les héros supplient : « Ne m’oubliez pas ! N’ajoutez pas une mort à mon élimination, écrivez mon nom, ne m’effacez pas du livre ! »
Telle est la plainte qu’entend la littérature et à laquelle elle ne cesse de répondre avec la même piété que celle avec laquelle chacun de nous témoigne de ses propres morts, dont voici la prière qui n’a pas de fin : « Soyez les gardiens et les chantres du souffle qu’on m’a volé. »

D’une façon plus générale, l’art aussi, « partage du pain brûlant », transforme le cri de la détresse en hymne : c’est en particulier ce qu’accomplit Adel Abdessemed dont les dessins ou les photos « accompagnent » Ayaï ! / Le Cri de la littérature. Lui, dit Cixous, est un « artiste de la douleur », « un dompteur d’atrocités ». « Toute son action est transformation du monologue de la douleur en dialogue de la passion. » En quoi il transfigure les violences de l’Histoire.
En témoigne, au début du livre, parmi les quinze photos ou dessins qui font écho au texte, ce visage de jeune femme, « Ombre et lumière » [5], dont on ne sait dire s’il exprime l’attente ou le désir, ou encore s’il porte le témoignage d’un cri enfin pacifié.

Voici, de siècle en siècle, la répétition des mêmes épreuves, des mêmes drames, des mêmes joies. Cette répétition à quoi se vouent l’art et la littérature, Hélène Cixous la nomme « transmigration ». Les voix anciennes nous habitent, se confondent avec nos voix, ce qui fait que « l’auteur est légion » et que, même, « la littérature commence où on ne sait plus qui écrit »...
Tel est l’espace de liberté qu’elle ouvre, le seul peut-être qui soit, là où les forces d’asservissement sont si mesquines et puissantes dans la vie quotidienne où sévit la loi, où c’est toujours surveiller et punir ; elle libère en nous les interdits, colère, sadisme, cruauté : elle peut être « la Colère devenue hymne, rythmes, phrases ».
Oui, quel beau livre, quel enthousiasme. Et quelle victoire !

Il me vient à l’idée que ce qui m’enchante en littérature, c’est cette insistance, cette revenance à travers siècles et langues, du battement d’un cœur, que la mort n’éteint pas, nous mourrons et notre émerveillement survivra, et c’est cette mélodie, ce rythme, cette phrase de 59 mots [6] qui nous fait sentir qu’il y a quelque chose de plus fort que le néant, de moins vain que notre courte vie ; et ce qui nous enchante c’est que ce rythme de notre peur, de notre souffrance, cet entêtement du mort à écrire et décrire sa mort, est toujours le même exactement, c’est le pouls de la vie qui s’entend vivre en passant d’une œuvre à l’autre, transmet, perpétue, ne meurt jamais pour toujours.

5 février 2014
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[1Il s’agit de la participation d’Hélène Cixous au colloque « Re-thinking Literature » organisé à New York University à l’automne 2013, qu’elle publie sous le titre Ayaï ! Le cri de la littérature. Accompagné d’Adel Abdessemed, Galilée, 2013.

[2Béliers, Galilée, 2003. Ce vers est tiré du poème GROSSE GLÜHENDE WÖLBUNG (« Grande voûte incandescente »). Voir ici.

[3Paul Celan, Atemwende (Renverse du souffle), Le Seuil, La librairie du XXIe siècle. Traduit de l’allemand et annoté par Jean-Pierre Lefebvre.

[4C’est à As I lay dying (Tandis que j’agonise), au roman de Faulkner et au film de James Franco qui en est tiré, que Cixous renvoie (p. 28-30 notamment).

[5Vidéo sur moniteur. C’est la photo que je reproduis en vignette.

[6« 59 vers, strophes, chapitres. 59, c’est le nombre de chapitres des voix de As I Lay dying. La Circonfession de Derrida s’exhale en 59 périodes. Tandis que la mère va mourant. En 59 vers toute l’horreur du monde est versée par the Ghost dans l’oreille de Hamlet fils. Briel let me be. Adieu, adieu, Hamlet. Remember me (acte I, scène 5) (...). « Ce 59 serait-il le nombre secret de la littérature ? »(p. 31).