Marie Cosnay | Disparition

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi àdifférents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Marie Cosnay | Disparition



De la disparition d’une paire de chaussures. Avec les chaussures, plantées dedans, des jambes de femme. C’est le début d’une histoire ou plutôt c’est une histoire dont j’avais déjàune espèce de début. Un début pas exactement tel. Ce début, le voici, sans tricher :

« Â C’est l’affolement dans la ville. Les policiers municipaux devant le fleuve déplacent trois bonhommes qui y sont installés. Alerte orange, on propose des abris. Falstaff 1 et 2 ne sont pas revenus. Le petit jeune a quitté la ville, a porté ses bagarres ailleurs. Les policiers municipaux parlementent. Trois bonhommes traînent leurs chiens plus loin. Le premier, qui ouvre la marche, tangue. Il lui reste des cheveux, en couronne. Le vent souffle plus fort, il a mis par terre des arbustes dans le parc, a cassé des branches. Il a déraciné un jeune cyprès. Le ciel est d’un calme tout contradictoire, ses flaques grises gisent, flottent ou couvrent sans mouvement nos têtes et les toits et le fleuve. Ça gonfle, pourtant. On voit ça : une fille entre et sort d’un magasin, sur l’épaule un sac Gucci, àla main une large boite àchaussures, la fille avance, une rafale la prend rue du Port neuf, une chaise s’envole, elle s’envole derrière, du moins manteau et cheveux s’envolent, cheveux pour de bon, une perruque flotte, perruque longue, blonde, près des canards, glisse sur l’eau. La boite àchaussures est tombée, ouverte. Une botte d’un côté et l’autre de l’autre, pattes de pantin désarticulé, s’échappent. La fille crie mais on n’entend rien tant le vent hurle. La fille au crâne pelé se recroqueville dans un coin.  »

La scène recomposée se passait dans une ville frôlant la catastrophe. Ou supportant des intempéries du style de celles du mois de janvier dans le sud-ouest. Les trois copains aux chiens, devant le carrefour Markett de mon quartier, pas loin du fleuve Adour, c’est en vrai. Vues pour de vrai aussi, les bottes abandonnées, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, le côté pantin de bord de fleuve. Je recompose l’avant-bottes-désarticulées, l’avant-jambes-perdues. Aux jambes et bottes j’ai donné une propriétaire qui les a semées comme elle a semé sa perruque. Cheveux et bottes perdues, les meilleurs éléments du mystère. Pantin désarticulé, un tronc, un visage pelé, des yeux qui prennent toute la place, des bras comme des cyprès ou n’importe quel autre arbre du parc Caradoc, non loin, des bras suppliants. C’est ça que j’avais dans la tête.

J’avais écrit le début, ce moment où la fille perdait jambes et crâne chevelu àcause du vent, j’avais recroquevillé la fille quelque part et je n’en savais pas plus. C’est alors que la photo de Sébastien est venue témoigner. Ce n’est pas au centre ville, c’est dans le parc lui-même et c’est sur un banc. Bien sà»r, il me manquait le banc. Pourtant, le banc était évident. Et ce ne sont pas des bottes mais des chaussures roses dans une boîte rose de conte de fée. Et les chaussures n’étaient pas abandonnées, jetées làmais bel et bien enfuies avec la fille, pas folle. C’était de plus en plus évident que la fille avait le crâne rasé. Elle avait dà» porter une perruque vert fluo. Avec elle, ils étaient plusieurs, qui avaient arrangé les couleurs, au dernier moment avaient ajouté un sac àmain blanc, genre bonne fille et communiante. Bon, ils avaient hésité : le sac était tout plat, on ne croyait pas àun sac servant de sac pour de bon. Alors on l’avait gonflé un peu avec ce qu’on avait dans la poche : ces faux rubis dont on parle tant (ça et le basculement climatique, c’est dans toutes les conversations, on ne sait plus d’ailleurs comment les deux questions se sont entrelacées). C’est ça qui s’est passé : quelqu’un a glissé (par inadvertance ?) dans le sac blanc de communiante quelques-unes des fameuses fausses perles rouges. C’est ça qui s’est passé. C’est la seule piste qu’on ait. Remplir, pour le gonfler un peu, lui donner l’air, le petit sac de communiante de perles de synthèse.

De véritables bombes, les faux rubis de notre janvier 2014. Perruque verte, sac blanc, veste bleue et boite àchaussures de princesse, toute une histoire, qu’est ce que vous croyez. On y jette les perles. Ça explose. S’arrête pour de bon. Disparaît. Je veux dire la mise en scène, l’histoire, la fille sur l’image, les cheveux verts et les boites àchaussures de princesse.

Mais ce que trafiquent les princesses, chaussures aux pieds, crâne nu, nues comme leurs crânes, eh bien on ne sait toujours pas. On va essayer de ne pas les recroqueviller dans un coin, cette fois.

Marie Cosnay

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

1er février 2014
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