Même les morts sont malades, par Pacôme Thiellement

Même les morts sont malades

Texte de la conférence musicale du 22 janvier 2014 dans le cadre de "Satan Trismegiste", résidence au Monte-en-l’air

La captation vidéo de la soirée ((conférence de Pacôme Thiellement avec Olivier Mellano à la guitare + lecture de « La maison des morts » et « Les collines » de Apollinaire par Hermine Karagheuz), filmée par remue.net, est à voir ici.



MEME LES MORTS SONT MALADES




L’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisse

Apollinaire, Alcools





Parce que les images construisent le monde de l’âme,

Parce que ce que nous voyons et expérimentons constitue ce que nous verrons et expérimenterons dans cette vie comme dans les autres,

Parce que toutes ces images, tous ces sons, tous ces poèmes sont des « citadelles en suspens » qui nous mènent, station après station, vers une après-vie magnifique ou merdique,

Alors la question se pose de la forme audio-visuelle qui nous foutrait le plus en l’air.

La forme de fiction qui pourrait nous désorienter le plus et dont on devrait se préserver.

La forme de fiction la plus contre-initiatique.

C’est la comédie romantique.

C’est la comédie romantique : parce qu’elle fait croire à un grand amour qui nous échouerait, après des péripéties qui annoncent toutes le contraire. C’est la comédie romantique ou le sit-com parce qu’ils montrent l’homme ou la femme aimés se comporter comme s’ils ne s’en rendaient pas compte d’abord – agir l’un vis-à-vis de l’autre de façon grognon ou avec goujaterie, pour se reprendre ensuite et comprendre leur aveuglement – exactement comme le croient tous ceux qui attendent tous quelque chose qui n’arrivera jamais ; ces gens qui disent de quelqu’un : il m’aime mais il ne sait pas encore. La comédie romantique et le sit-com placent le bonheur dans un élément qui nous n’obtiendrons pas mais pour lequel nous nous battrons contre l’évidence, vis-à-vis duquel nous nous aveuglerons, stupidement, scrupuleusement stupidement. La comédie romantique et le sit-com noient leur spectateur dans des illusions.

Frank Zappa a eu cette phrase parfaite qui veut que si nous finissons par avoir une vie chiante et misérable parce que nous avons écouté notre maman, notre papa, notre prof, notre prêtre ou un quelconque type à la télévision nous dire comment nous devrions faire les choses, alors nous l’aurons mérité. Si nous finissons par avoir une vie chiante et misérable parce que nous avons basé nos choix sur ceux des héros de Quand Harry rencontre Sally, Pretty Woman, Vous avez un message, Coup de foudre à Notting Hill ou Friends, alors nous l’aurons mérité. Il n’y a rien de plus dangereux pour l’âme qu’un happy end.

A contrario, s’il y a une forme de spectacle qui ne fait que du bien, ce sont : les films d’horreur.

Les récits terrifiants sont notre mythologie. Les Grecs avaient la Tragédie et nous avons les romans et les films d’horreur. Les Grecs avaient Eschyle, Sophocle, Euripide et nous avons Edgar Allan Poe, Howard Philip Lovecraft, Stephen King. Mimésis, catharsis ou avènement pathétique, dispositif nous branchant à un élément mythico-rituel à la fois terrifiant et attachant, le récit d’horreur est un lieu de confrontation à la réalité spirituelle de notre époque. Le récit d’horreur est le lieu qui permet de relire nos épreuves quotidiennes à la lumière scintillante de nos rêves et cauchemars. Le récit d’horreur est le lieu qui permet d’attribuer à nos vies la signification implicite, secrète, qu’elles portent. Le récit d’horreur est la porte vers notre réalité secrète. Et les images terrifiantes présentent, comme les cauchemar, l’image masquée de notre désir.

L’image la plus terrifiante que je connaisse apparaît dans un des films d’horreur les plus notoirement terrifiants que vous connaissiez : Shining de Stanley Kubrick (1980). C’est vers la fin du film, à dix minutes de la fin, lorsque Wendy (Shelley Duvall) fuit Jack Torrance (Jack Nicholson) qui la poursuit avec une hache et elle se met curieusement à courir vers le haut de l’hôtel. Sur une musique qui évoque un sabbat de sorcières (chants obscurs, percussions), elle monte les étages de l’hôtel Overlook et, pendant quelques instants, épie deux fantômes en pleine activité sexuelle. L’un d’entre eux est allongé sur le lit, et l’autre s’apprête à lui sucer la bite, accroupi par terre. Sentant probablement la présence de Wendy, ils relèvent la tête et la regardent quelques instants : un vieil homme et un autre homme, plus gros, au sexe mal défini, déguisé en ours. C’est un plan unique de vingt secondes avec un zoom après lequel on retrouve Wendy, paniquée, qui repart en courant.

On sait à quel point Kubrick a pris des libertés avec le roman de Stephen King. Et, pour commencer, il a presque totalement effacé l’histoire de l’hôtel Overlook et la personnalité démoniaque de son directeur millionnaire Horace Derwent – Horace Derwent qui est, dans le roman de King, le principal interlocuteur fantôme de Jack Torrance, plus encore que Lloyd ou que Grady ; Horace Derwent qui, d’une certaine façon, continue à gouverner depuis le monde des morts, et lui commandite ses actes de violence vis-à-vis de sa femme et de son fils. Dans le roman de Stephen King, Jack Torrance, en fouillant des documents dans la cave de l’hôtel, reconstitue l’histoire de l’hôtel et se met à la vivre à son tour, et, pendant la fameuse fête du 4 juillet 1921 dont on voit la photographie à la fin du film, il remarque un jeune acteur de cinéma, fou amoureux de Horace Derwent, qui se comporte comme un petit chien pour lui complaire, car le directeur de l’hôtel Overlook en a fait la condition de leur éventuelle nuit d’amour. Lorsque, vers la fin du roman, Wendy erre parmi les couloirs de l’hôtel, elle commence à avoir des visions de cette fête, parmi lesquelles deux hommes sur un lit, s’apprêtant à faire l’amour, l’un d’entre eux déguisé en chien. Kubrick a viré intégralement ce récit, à part un détail : l’image d’une relation sexuelle entre deux hommes – mais Kubrick en fait un ours menaçant, ou plus exactement un nounours menaçant.



Ce n’est pas une vieille tradition que celle de l’ours en peluche, du nounours. Elle date du début du XXe siècle. C’est une allemande, Margarete Steiffe, qui produisit les premiers ours en peluche inspirés par les croquis de son neveu Richard qui revenait du zoo de Stuttgart. Les commandes affluèrent dès 1903, en particulier des Etats-Unis – car l’ours en peluche fit partie intégrante du storytelling de Théodore Roosevelt, qui, lors d’une chasse à l’ours, refusa de tuer un ourson, d’où le nom donné par les Américains à cette peluche : Teddy Bear. Ce n’est pas une vieille tradition que celle de l’ours en peluche, non, mais la vieille tradition, la tradition qui date probablement du paléolithique moyen, c’est celle de l’ours comme représentation divine.

La vieille tradition, c’est celle de la sortie de l’Ours marquant la fin de l’Hiver.

Selon René Guénon, toutes les religions ne seraient que les expressions locales, régionales, d’une seule et unique Tradition Primordiale. Les religions seraient des expressions écrites par les Sédentaires à partir de l’intercession des Nomades, traversant la Terre, porteur du legs de la Tradition – La poésie et la musique sont nomades, les Sédentaires travaillant l’image, la peinture, la sculpture, l’architecture et l’écriture. Mais quelle serait cette Tradition Primordiale ? Quelle serait son expression la plus authentique, la plus lointaine et la plus proche ? Celle qui se tient dans des temps très archaïques mais que tous les enfants connaissent ?

Peut-être celle dont le Dieu se confondrait avec la Grande Note de Frank Zappa.

Peut-être celle que le folkloriste Claude Gaignebet nommait du nom simple de Carnaval.


Carnaval serait la première religion, la plus ancienne, celle qu’on reconnaît dans les contes des paysans et dans les comptines des enfants, les légendes des nomades et les vieilles images des sédentaires – et d’elle partirait, par fragments, toutes les autres.

Selon Claude Gaignebet, Carnaval marque la dernière nouvelle lune d’hiver – la fin du mois de janvier ou le début du mois de février. On y fête la déshibernation de l’Ours – le premier dieu.

Toutes les communautés tziganes ont pour ancêtre fondateur un ours. Lorsque l’Ours sort de sa caverne, il porte avec lui les âmes des morts, qu’il expulse en émettant un pet. Son combat, avec son frère-jumeau humain Valentin, est célébré par la gravure de Bruegel : Le combat de Valentin et Ourson. Le plus vieille trace de l’association entre l’ours et la culture humaine figure dans la grotte du Regourdou en Périgord où on a retrouvé une sépulture humaine en compagnie de celle d’un ours – datée de 80 000 ans avant notre ère. Cet animal, a-t-on dit alors, pourrait être le « premier dieu célébré par les hommes. » Les celtes associaient l’ours à l’idée de royauté – et le roi Arthur était un roi Ours. Les Gallois nomment d’ailleurs la Grande Ours « le char d’Arthur ». D’où la focalisation du christianisme institutionnel contre les figures d’ours (Saint Augustin dit que « l’ours, c’est le diable » dans son Sermon sur Isaïe). Si beaucoup de saints apprivoisent des ours, ces derniers deviennent ensuite leurs montures ou leurs esclaves. Saint Eloi, saint Claude, saint Arige, saint Corbinien et saint Viance se font porter leurs bagages par des ours. L’ours dompté de saint Corbinien était représenté sur les emblèmes de Benoit XVI.

Carnaval commence par la sortie de l’Ours et, avec lui, les âmes des morts.

« Alors, dit Gaignebet, les âmes, empruntant la voie de l’au-delà, errent sur terre. »


On donne aux enfants des ours en peluche, pour les protéger pendant la nuit. Mais peut-être aussi pour les accompagner, la nuit, dans le monde des morts.

Ce que voit Wendy dans Shining, c’est l’approche terrible du Carnaval. Ce que voit Wendy, c’est que les morts n’en ont pas fini avec nous. Car lorsqu’on essaie d’échapper à son destin, il nous échoit sous une forme terrifiante. Les siècles ont presque intégralement éradiqué Carnaval de la surface de la Terre, mais Carnaval continue à nous hanter, sous sa forme monstrueuse. On a fait presque intégralement disparaître Rabelais de notre rapport au monde, mais le carnavalesque gothique et grotesque nous échoit alors pleinement. Si nous ne nous réconcilions pas avec notre part animale, folle, drôle, alors seul le récit d’horreur nous le rappellera mais sous la forme du cauchemar. Si nous ne refaisons pas un pacte avec Alfred Jarry, alors nous serons voués à errer dans un cimetière à la Stephen King. Parce que les morts n’en ont jamais fini avec nous, même si nous feignons de les ignorer. Parce que si nous ne savons pas jouer avec les morts, alors les morts se déchainent. Les morts n’en ont pas fini avec nous.

Pourquoi les morts ne cessent pas de revenir ? Parce qu’ils ne sont pas encore délivrés. Et notre travail en ce monde, ce n’est pas seulement d’intercéder aux vivants, c’est aussi de libérer les morts. De détisser, un à un, les fils qui les rattachent encore à ce monde – et pourtant nous voudrions tant les garder près de nous. Nous sommes comme la mère de Petit Frère dans The Kingdom de Lars Von Trier, qui doit libérer son fils monstrueux de son calvaire alors qu’elle voudrait tant le garder près d’elle. Nous devons les libérer pour pouvoir avancer, d’un cycle au prochain. Il faut partir maintenant. Satan, c’est fini.

Satan, c’est fini. Mais une dernière fois nous redescendrons parmi les morts. Pourquoi ? Parce qu’ils nous appellent. Parce qu’ils sont malades. Ils vont mal. Mêmes les morts sont malades Nous descendrons encore une fois parmi les morts, alors que commence une nouvelle année carnavalesque. Il y en a eu un qui savait tout ça, qui a fait tout ça, qui a compris que notre rôle, c’était encore de faire tout ça. Celui-là, c’était Guillaume Apollinaire.



Jamais les crépuscules ne vaincront les aurores

Etonnons-nous des soirs mais vivons les matins



En septembre 1911, Guillaume Apollinaire est accusé de complicité dans le vol de la Joconde. Géry Pieret, un aventurier belge, ami avec Picasso et lui et qu’il avait plus ou moins pris comme secrétaire ou homme à tout faire, dérobait des statuettes au Louvre. Lors du vol de la Joconde, Piéret avait conté ses aventures dans Paris-Journal, et s’était vanté de ce vol, ce qui eut pour répercussion la mise en accusation d’Apollinaire. En réalité le voleur était Vincenzo Peruggia, un vitrier qui avait participé aux travaux de mise sous verre. Il conserve le tableau pendant deux ans dans sa chambre à Paris, caché dans le double fond d’une valise de bois blanc, sous son lit. Apollinaire est emprisonné une semaine à la Santé. Dans un des poèmes de prison, il se compare à un ours :


Dans une fosse comme un ours

Chaque matin je me promène

Tournons tournons tournons toujours

Le ciel est bleu comme une chaine



Oui, Guillaume Apollinaire est un ours. C’est l’ours de la poésie. Mais ce n’est pas tellement le fait d’être enfermé qui rapproche Apollinaire des ours. Apollinaire est un ours, parce que lorsque le poète sort de sa réserve, les âmes des morts sortent avec lui. La dimension carnavalesque de Rabelais et de Jarry se retrouve complètement dans l’écriture de Guillaume Apollinaire, ainsi que l’hermétisme de Nerval, mais le carnavalesque de Rabelais s’étant déjà métamorphosé dans un grotesque jarryque beaucoup plus violent, sombre, gothique – reste au poème de Guillaume le cirque mélancolique, la démesure sifflante, nocturne, lunaire, la fête triste – une fête triste qu’on retrouve dans la peinture de son ami Picasso, bien sûr, mais également dans le cinéma de Fellini – et qui est notre rapport au carnavalesque, notre actuelle relation au monde forain désormais qu’il n’est plus au centre du calendrier, mais dans les banlieues excentrées des villes : c’est le cirque mélancolique des Residents ou de la Compagnie du Zerep. C’est le cirque de la fin, contemporain de la disparition des derniers forains. Un de ses tous premiers poèmes d’Apollinaire, avant qu’il n’ait trouvé son nom (il signait encore très jarryquement « Guillaume Macabre ») était consacré au Carnaval de Nice. Etrangement, c’est aussi le décor du premier livre de Raymond Roussel, La Doublure. Il s’appelle Mardi Gras.


Dans le jour vert, mauve ou rose,

Sur lequel plane un ciel d’ennui,

Dans la nuit

Où passent les pierrots couronnés de roses,

Fantômes pâles qui rôdent en la nuit,

Nuit plus étoilée que les nuits habituelles

Stellée de femmes au scintillement pâle,

(Perle, opale,

Emeraude et spinelle)

Courent en chantant, Arlequins, Colombines,


(…) Tandis qu’au loin le roi déchu

Le roi des Fous est brûlé par son peuple, las !


(…) Le roi Carnaval flambe !


À partir d’un verset du Coran (« Nous leur montrerons les signes dans les horizons et dans les âmes » 41/53), Haydar Amoli, philosophe chiite du XIVe siècle, principal unificateur du soufisme et du chiisme et disciple chiite de Ibn Arabi, évoquait les deux livres de Dieu : le « livre des horizons » et le « livre des âmes ». Le livre des horizons c’est celui de nos passés, la lecture du dehors, l’intériorisation par l’exégèse de tout ce qui a été vu et vécu. Le livre des âmes, c’est celui du monde qui vient ; c’est l’extériorisation par la vision, la voyance, de ce qui est intérieur. D’un côté, exégèse et remémoration. De l’autre, poésie et vision. On sait que les deux derniers opus de Secret Chiefs 3, Book of Horizons et Book of Souls ont été nommés à partir de cette parole de Haydar Amoli, longuement étudiée par Henry Corbin dans Temple et Contemplation.

Pour son compte, à partir de sa propre visée hermétique et prophétique, Apollinaire a écrit ces deux livres, Alcools et Calligrammes, divisant sa vie d’adulte en deux, avec au centre l’expérience de la prison de la Santé. Le basculement de la remémoration en prophétisme.

Si on peut dire des deux livres qu’ils sont des livres de poésie et de vision, Alcools est un livre de récapitulations et d’anamnèses, et Calligrammes un livre de prophéties et de talismans.

Dans Caligrammes il ne cesse de le dire et de l’annoncer :


Tout le monde est prophète mon cher André Billy

Mais il y a si longtemps qu’on fait croire aux gens


(…) qu’ils sont ignorants à jamais

Et idiots de naissance

Qu’on en a pris son parti et que nul n’a même l’idée

De se demander s’il connaît l’avenir ou non



Dans Alcools, à travers ses voyages (Nice, Stavelot, Prague, Marseille, Coblence, Rome, Amsterdam, Londres, Munich), Apollinaire revoit les mythes des temps anciens, reprend les récits médiévaux (Arthur, Merlin). Il retrouve également partout la route des gitans et des saltimbanques, des magiciens itinérants. Où qu’il aille, il voit des tziganes et des juifs en exil. Et si un jour il se trouve à Cologne, c’est celui du Carnaval.


Les anges chaque hiver viennent se déplumer

Sur tes tours et les plumes fondent comme neige

Quand revient Carnaval charnel et sacrilège


Mais le Dôme est l’église d’un dieu merveilleux

Créé par l’homme car l’homme a créé les dieux

Comme dit Hermès Trismégiste en son Pimandre



À noter que la référence au Corpus Hermeticum est fréquente chez Apollinaire – qui ne sait peut-être pas que les hermétistes furent des maîtres de l’exil, puisque, quittant Alexandrie au IVe siècle, on perdit leur trace six siècles durant pour les retrouver à Harran au Xe ! Rimbaud avait décidé de partir, Rimbaud est le « poète aux semelles de vent » mais Apollinaire est le premier poète « mondial ». C’est le premier poète « cosmopolite » (comme se faisaient appeler les alchimistes qui, à leur manière, étaient tous apatrides). Il vient de nulle part et il ira partout. Il est l’Ermite et l’Émigrant. Mais surtout, avec Le Poète assassiné, il annonce le moment où la poésie, par impossible, devrait disparaître… Moins d’un siècle plus tard, c’est devenu une activité presque secrète, inavouable. La poésie est partie en exil jusqu’au prochain cycle de manifestation. La poésie est partie en ermitage et en migration.


Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants

Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants

Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare

Ils ont foi dans leur étoile comme les rois-mages



Mais si les tziganes apparaissent, ils lui annoncent également ses malheurs amoureux :



La tzigane savait d’avance

Nos deux vies barrées par les nuits

Nous lui dîmes adieu et puis

De ce puits sortit l’Espérance

L’amour lourd comme un ours privé

Dansa debout quand nous voulûmes

Et l’oiseau bleu perdit ses plumes

Et les mendiants leurs Ave



Dans Calligrammes par contre, l’idée sans cesse c’est d’oublier comme de détisser les liens du destin :


Quels sont les grands oublieurs

Qui donc saura nous faire oublier telle ou telle partie du monde

Où est le Christophe Colomb à qui l’on devra l’oubli d’un continent

Perdre

Mais perdre vraiment

Pour laisser place à la trouvaille



À Munich, à l’obituaire, Apollinaire voit les cadavres exposés sous vitrine avant l’enterrement et cela lui inspire La Maison des Morts. Sur le bord du Rhin, les gitans se mêlent aux morts et aux visions, et parmi ses visions, ses propres visions de guerre :



Sur le chemin du bord du fleuve lentement

Un ours un singe un chien menés par des tziganes

Suivaient une roulotte traînée par un âne

Tandis que s’éloignait dans les vignes rhénanes

Sur un fifre lointain un air de régiment



Le régiment, c’est Apollinaire qui le rejoindra, presque en réaction à sa semaine à la Santé. Lui, polonais par sa mère et italien par son père, il s’auto-galvanisera ses dernières années dans un étrange nationalisme français qui le mènera sur le front où il fera la guerre et la chantera. Et il s’y prendra un obus en pleine tête.

Les prophéties abondent dans la vie d’Apollinaire qui les chante dans ses Calligrammes. Sa vie est entourée de signes et de magie. On sait qu’il avait commencé un roman en avril 1903, La Gloire de l’olive, basé sur la prophétie de saint Malachie (l’archevèque irlandais du XIIe siècle énumérant les 111 papes qui depuis Célestin II devaient se succéder jusqu’à la fin du monde) et qu’il l’avait perdu dans un train qui le conduisait de la gare Saint-Lazare au Vésinet. Le portrait que fait de lui Giorgio de Chirico, Portrait prémonitoire, présente Apollinaire en ombre derrière un buste de statue grecque aux lunettes noires et des sculptures de poisson et de conque, sur celle-ci un cercle blanc figure comme une cible là où il recevra en 1916 son éclat d’obus. Éclat d’obus qui entrainera sa trépanation puis l’état étrange dans lequel il revient à Paris. Lui-même voit sa mort pointer dans son autobiographie faustrollisée, Le Poète Assassiné. Plus exactement il voit comme une vision ce qui sera une hallucination. Le moment de mourir, lorsqu’il entend dans la rue les foules manifester contre la Guerre hurlant « A bas Guillaume ! » il pense que la foule veut le lyncher comme le héros du Poète Assassiné.


Jadis les morts sont revenus pour m’adorer

Et j’espérais la fin du monde

Mais la mienne arrive en sifflant comme un ouragan



Le poème de la maison des morts, la mélancolie des poèmes du Rhin, la complainte du Mal Aimé, etc. toute cette tristesse produit une musique rocambolesque, étrange, un lyrisme à la fois burlesque et mélancolique dans les poèmes d’Alcools. Dans un de ses derniers textes théoriques, il reprochera à Baudelaire son dandysme pessimiste. Si il lui reconnaîtra la dette du coup d’envoi de la poésie moderne, il ne se résignera pas au poste de « poète maudit » que pourtant il devra occuper, mort à 38 ans d’une grippe espagnole mais déjà rendu invalide par son éclat d’obus et sa trépanation. Sa véritable réponse à Baudelaire tient en une transformation très nette, qui tient au remplacement de l’anti-alchimie par une alchimie de fortune : il invente, non plus Satan, mais Arlequin Trismégiste. C’est dans le poème Crépuscule.



Sur les tréteaux l’arlequin blême

Salue d’abord les spectateurs

Des sorciers venus de Bohème

Quelques fées et les enchanteurs


(…) Le nain regarde d’un air triste

Grandir l’arlequin trismégiste



Ce qu’on a souvent dit d’Apollinaire, tant pour le glorifier que pour le critiquer, c’est qu’il se comportait comme un brocanteur de la poésie. C’est son invention : le poète brocanteur, à la recherche d’images rares ou désuètes, tapageuses ou délicates, construisant son poème comme l’étal d’un marchand. D’où cette sorte de joie triste qui ressemble plus qu’à tout autre au Rock Bottom de Robert Wyatt. Oui, Apollinaire est à Wyatt ce que Jarry est à Zappa. Apollinaire et Wyatt ce sont ces grands mélancoliques sourieurs, ivres d’une virtuosité masquée derrière un apparent bricolage.

La brocante vient nous parler d’autre chose : elle vient nous parler du fait que nous ne pouvons pas vivre dans le décor de la modernité, quand bien même nous voulons marquer le coup de celle-ci. Gertrude Stein l’évoque également à la fin de son livre sur Picasso : elle a remarqué que tous les artistes les plus prophétiques de son époque avaient besoin de vivre entouré de vieux objets fatigués. Si Rilke, dans une lettre célèbre accompagnant l’écriture des Élegies de Duino, parle de ces objets manufacturés qui nous viennent d’Amérique, qui n’ont pas la durée des objets des anciens (une chaise devait durer au-delà de la vie d’un homme), mais devront s’éteindre après quelques années et si Baudelaire parle de la forme de la ville qui change plus vite que le cœur d’un mortel, Apollinaire est le premier à chercher la solution dans la « puissance révolutionnaire du suranné » comme dirait Walter Benjamin. Si Rilke parle, avant tout le monde, de l’obsolescence programmée, Apollinaire invente une poésie de fortune – une poésie de troc, de récup, et de bricolage tout à fait représentative de l’économie qui désormais nous échoit. Une poésie de collage. Si vous voulez : Apollinaire est le premier poète décroissant. Il est le premier à se préparer au moment où ne vivrons plus que dans des espaces de fortune. Il est le premier à voir la Terre elle-même comme un lieu d’errance. C’est le mondialisme et le cosmopolitisme – mais du côté des pauvres et des poètes, pas des élites transnationales ! C’est le monde dans lequel nous entrons, vers lequel nous partons. Il faut partir maintenant. Et nous chantons encore avec Apollinaire :



Nous ne sommes que deux ou trois hommes

Libres de tous liens

Donnons-nous la main



Satan, c’est fini.

Voici le temps de la magie.



Pacôme Thiellement

30 janvier 2014
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