Eric Pessan | La machine à remonter dans son propre temps

Samedi 16 novembre 2013, 20h00, je peine à croire que je me trouve dans la kitschissime salle du Grand Rex. Dehors, la file d’attente remonte sur une grande centaine de mètres. Des vendeurs monnayent des places au marché noir. C’est complet. 30 euros l’entrée avec un roman offert.
Éclairages rouge sang.
Une Diane en plâtre et sa biche sur le bord de scène.
La salle se remplit.
Je suis sur la mezzanine, l’endroit est bondé de photographes, de journalistes, d’invités des éditions Albin Michel. Bracelet VIP rouge collé à nos poignets.
Bande son de rock américain avec dégoulinades de soli de guitares électriques.
Ambiance de kermesse joyeuse.
Je prends une bière dans un gobelet en plastique, je m’installe, j’écoute le brouhaha, les rires, j’écris ce texte sur un carnet.

Qu’est-ce qui permet de remplir une salle de mille personnes autour d’un écrivain ? La célébrité ? Qu’un écrivain soit célèbre à ce point reste une énigme. 360 millions de livres vendus en 2006, le chiffre circule dans les travées. La célébrité est une énigme. Un trouble. Un écrivain n’accède logiquement pas à ce genre de notoriété. Les acteurs, les musiciens, les sportifs, les présentateurs de show télé, les top models, oui. Mais pas les auteurs.

Du bas, des cris : Stephen ! Stephen !

J’ai quatorze ans.
Pose ce livre, me répète-t-on. Je me cache le soir pour lire, j’ai compris l’astuce : la lumière de ma lampe filtre sous la porte, alors je m’arrange la calfeutrer avec mes vêtements. Du couloir, impossible de savoir que je lis. Ce n’est pas très bien de lire. Si je lis trop le soir, je vais être fatigué, je vais mal travailler au collège. Je lis parfois jusqu’à deux heures de matin. En secret.
Dans la journée, c’est pire : je ne prends pas l’air. Je ne vais pas jouer avec les autres. Je lis. Et je lis de la mauvaise littérature. Des histoires de chien enragé, d’homme qui prédit l’avenir, d’écrivain coincé pour l’hiver dans un hôtel avec son fils, son épouse, ses névroses et ses fantômes.
Je lis mal.
Mes parents s’inquiètent d’un possible surmenage. Mes grands-parents s’inquiètent d’avoir un petit fils qui ne court pas, qui ne frappe pas dans un ballon, qui perd son temps entre les pages d’un livre.
Un professeur de français à qui j’avoue mon penchant pour le fantastique et la science-fiction me répond froidement que je ferais mieux de bazarder tout ça pour orienter mon goût vers de vrais livres.
Je lis des heures durant de faux livres, donc. J’ai honte, mais je lis quand même. J’ai quelques amis avec qui je peux partager mon mauvais goût.

20h20. La salle est comble. J’ai fini ma bière, j’hésite à aller en acheter une seconde. Le volume sonore des conversations couvre celui des guitares électriques. Les journalistes installés autour de moi cherchent à se souvenir quel livre ils ont lu en premier. J’entends « Christine », « Ça », « Misery », « Jessie ».

J’ai dix-sept ans.
Un ami ouvrier, plus âgé que moi, lit les romans en anglais. Il est peintre en bâtiment, il fait une émission sur une radio associative à laquelle je participe parfois, il s’est remis à apprendre l’anglais très sérieusement parce qu’il est trop fan pour attendre les traductions. Il me prête « The Stand » que je n’ai pas lu et dont la traduction française est tronquée. Je suis médiocre en anglais, je lis mon premier livre en VO. Je m’acharne. Le sens finit pas apparaître même si je renonce vite à chercher les significations de chaque mot inconnu dans le dictionnaire. Je perds des nuances, des subtilités ; quelques termes peuvent m’échapper mais les phrases ne résistent pas. Mes notes d’anglais en terminale augmentent miraculeusement. Je ne dis pas que c’est grâce à de mauvais livres. A de faux livres mal écrits.

20h30 précises, un animateur commence à faire ricaner la salle en jouant les faux naïfs. Il dit qu’il a peur de l’auteur. Les gens sifflent, rient, applaudissent. Ce n’est pas un écrivain qui va apparaître, c’est une célébrité. J’ai gagné en partie ma vie pendant des années à interroger des écrivains en public, ce n’est pas comme cela que ça se passe. Le gars au micro ne parle que de la peur. La célébrité est le maître de la peur. La peur revient dans toutes les phrases. Plus l’animateur dit qu’il a peur, plus les gens rient. On attend une célébrité effrayante. Tout le monde a oublié qu’il s’agit d’un écrivain.

20h33 : Stephen King arrive des coulisses. Les gens sont debout, ils hurlent, ils applaudissent. Tee-shirt gris, mèches blanches, sac en papier à la main, jean, bottes. La célébrité est là et j’ai la chair de poule un instant. Parce que simultanément, j’ai quatorze ans, j’ai dix-sept ans et j’ai quarante-trois ans. Parce qu’il est difficile d’être neutre et impassible quand mille personnes scandent un nom. Parce que – pour le meilleur et pour le pire – les humeurs d’une foule humaine sont contagieuses.

Le maître de la terreur extrait un scorpion en plastique de son sac en papier et le jette au visage de l’animateur au micro. La foule exulte, mon frisson est passé ; ce sera un show de mauvaise télévision, pas une rencontre littéraire.
Les questions portent sur la peur, les gens rient et mangent du pop-corn. Trop rarement, il est question de littérature. Les gens applaudissent aux bonnes répliques, reprennent du pop-corn. Rien de ce qui se déroule ce soir n’a de rapport avec les livres que j’ai lus adolescent. J’observe un type cabotiner. Il n’est pas l’écrivain qui m’a donné – entre autres – envie d’écrire à mon tour.

21h00 : J’écris ce texte en direct. Je ne le corrigerai pas. Dans l’après-midi, j’étais en compagnie d’une grande partie des auteurs de Remue.net. Ils riaient de deviner l’adolescent en moi. Ils m’ont fait promettre d’écrire un compte rendu de la soirée. C’est ce que je fais. Je m’ennuie en regardant un show devant lequel je ne tiendrais pas quinze minutes à la télévision.

Je peine à réintégrer mes quinze ans. Je me demande quelle aurait été ma joie d’être en face de Stephen King ? Sans doute aurais-je ri aux vannes qui s’échangent sur scène.

Aucune question sur l’écriture, sur la fiction, sur l’imaginaire. Aucun espace pour le fantastique comme métaphore. La peur, la peur et encore la peur. À quatorze ans, déjà, je ne lisais pas King pour avoir peur. Je n’ai jamais eu peur en le lisant. C’était autre chose : le pouvoir du roman, l’envie de fiction, l’envie d’arpenter des livres-univers qui invitent le lecteur à partager une histoire tenue par une langue.

J’ai seize ans.
Je veux devenir écrivain. Je n’ose pas en parler. On va me rire au nez. Je me tais, n’en parle pas à ma mère qui me conseillerait d’arrêter de rêver, n’en parle ni à mes grands-parents ni à mes professeurs. J’écris, pourtant, en secret. Les livres ouvrent sur d’autres livres, je délaisse progressivement la littérature de genre, je lis des livres que je peux me permettre de citer dans mes dissertations. Je sais pourtant que tous ces livres sont liés entre eux, qu’il faut plusieurs marches à un escalier.

21h17 : Maxime Chattam – dont je n’ai jamais lu la moindre ligne – monte sur scène pour dire qu’il est devenu écrivain parce qu’il était lecteur de King. Je pense que je pourrais prononcer la même phrase. Je l’ai écrite dans un ouvrage. Et pourtant, ce que j’écris n’a aucun rapport avec King. Je n’ai jamais voulu l’imiter. On se cherche des idoles, ou plutôt : on se cherche une bonne raison d’y aller, d’engloutir des jours et des nuits dans la recherche de quelques phrases singulières.

J’ai seize ans, c’est peut-être pour cela que je lis King : j’ai besoin d’une poussée dans le dos. Le bonhomme n’est pas effrayant, il est ordinaire, issu d’une famille modeste, il n’est pas un héritier ou un monstre précoce qui brûle sa vie trop vite. King - par sa banalité et son talent - m’autorise à me rêver écrivain, il me libère de la prédestination sociale.

21h44 : Les fans ont le micro. Ils se liquéfient en parlant. Ils s’adressent à Mick Jagger ou à Madonna ; une fille de 16 ans pleure au micro que c’est le plus beau jour de sa vie.

Je vais ranger mon carnet de notes, cet homme qui fait rire la salle en expliquant que sa plus grande peur au cinéma était « Bambi » n’est définitivement pas l’auteur des livres qui m’ont donné envie d’écrire.

22h01 : il lit le début de son dernier roman. J’écris P. Forest Sarinagara dans la marge de mon carnet. Forest serait sans doute étonné que quelqu’un pense à lui au Grand Rex ce soir. Il faut que je cherche une citation à mon retour, lorsque je saisirai ce texte pour le mettre en ligne.

On désire simplement retourner à quelqu’un le signe que ses livres vous ont adressé, comme un salut amical en passant, une main agitée pour rien comme le font de derrière la fenêtre d’une voiture ou d’un train des enfants, à l’adresse d’un inconnu qu’ils ne reverront plus, qui hésite puis lève à son tour la main, sourit, bouge un peu les doigts et dont au loin la silhouette s’évanouit déjà. Et si puéril que cela puisse paraître, on peut s’émouvoir de la gratuité splendide, de la beauté désintéressée d’un tel geste, de la vitesse vaine et bouleversante de ce signe tracé dans le vent et le vide.

Merci Stephen.

19 novembre 2013
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