Pachet : le père, l’individu, le livre, par Frédéric Lefebvre

Découvrir le site de Pierre Pachet.

De Frédéric Lefebvre, « Lire Pierre Pachet ».

Frédéric Lefebvre sur remue.


 

Pierre Pachet et la voix de son père. Et les phrases de son père.
La plus connue, entendue dans l’enfance (Pachet est né en 1937) : « "Tu t’ennuies ? Tu n’as qu’à avoir une vie intérieure ! Alors tu ne t’ennuieras jamais." [1] »
Mais aussi celle-ci, à propos des événements de Hongrie de 1956, et des violences des insurgés envers des hommes innocents : « "C’est une révolution. Dans une révolution, des choses de ce genre se produisent toujours." [2] »
Ou celle-ci, à propos de la télévision, peut-être au début des années soixante, pour savoir si on va enfin en acheter une, en avoir une à la maison : « "Non, ce n’est pas au point." [3] »
Ou encore celle-ci, d’un homme souvent en colère ‒ et pour de bonnes raisons, se souvient son fils : « "Il faut ma patience pour supporter une famille pareille…" [4] »


« J’avais cette voix en tête, dit Pachet, je n’avais même qu’elle. Elle était en moi la voix la plus spontanée [5]. » Et il écrit en quelques mois, après la mort de son père, un texte à la première personne qu’il intitule Autobiographie de mon père. Il réfléchit sur ce geste, sur ce qu’il appelle cet « acte » d’écriture et de publication [6] : « Non seulement je me suis mis à la place de mon père, lui imposant mon truchement au moment même où je lui donnais la parole, mais j’ai accaparé cette place sans en demander la permission à personne, sans même commencer ‒ comme le fait un historien ‒ par procéder à une enquête, à un rassemblement de documents et de témoignages [7]. »
Il réfléchit aussi à ce qu’a fait l’écrivain polonais Bruno Schulz dans le recueil Les Boutiques de cannelle (mais aussi dans Le Sanatorium au croque-mort). Le père n’y est pas le « père réel » de Schulz, qui y aurait reçu « une place majeure, transfigurée et véridique ». C’est l’inverse. C’est du livre et du récit éponyme « que sort le père dont nous parlons, il est issu de la productivité de ce récit, du pouvoir créatif qu’il stimule pour exister. Ce géniteur, nous assistons à son engendrement. Un engendrement paradoxal, puisque les récits nous font assister à la fois au surgissement du père et à ses éclipses, à son humoristique disparition finale, alors qu’il s’est métamorphosé en crustacé ("une écrevisse ou un grand scorpion") que la mère finit par faire bouillir et par présenter sur un plat : "Un matin, nous trouvâmes le plat vide. Seule une patte restait sur le bord, égarée dans un peu de sauce tomate coagulée et de gelée piétinée par sa fuite. Cuit et perdant ses extrémités, il s’était traîné hors du plat avec le restant de ses forces pour continuer son voyage solitaire ; nous ne le revîmes jamais plus" [8] ».
Pachet raconte aussi, dans un autre texte récent, la disparition et l’invisibilité du sien : « Quand mon père mourut, en 1965, je vivais à des milliers de kilomètres de lui. Je n’ai pas été présent lors de ses derniers moments, ni de ses obsèques. » Rentré en France, il écrit cet étrange récit où il tente, dit-il, entre autres choses, « de lui donner une sépulture interne à moi, et cependant visible : de me l’incorporer, à la fois pour lui prendre sa force et pour la neutraliser [9]. »
Et dans le texte précédemment cité sur « l’acte d’écrire ce livre » : « Manipulation, magie et même magie noire, ventriloquie et supercherie, pratiques sacrificielles, tels sont les termes qui me viennent pour décrire ce que j’ai fait, que je ne regrette pas, mais qui ne se résume nullement à l’exécution d’un plan mûrement réfléchi : […] ce fut un arrachement, un saut dans le vide [10]. »


« Je repense à ceux dont j’ai subi ‒ et peut-être imité ‒ les colères », écrit Pachet en tête d’une étude sur ce thème, « des hommes que j’ai craints, admirés et dont je suis parvenu à m’émanciper [11]. »
Et au début d’Autobiographie de mon père, dans le préambule ajouté à la publication : « Nous craignions ses colères, ses jugements, ses agacements. Nous ne le craignions pas. Nous étions de son bord, ce bord si tranché, si énigmatique [12]. »
Pachet écrit et réfléchit sur l’individu moderne, sur « le père moderne », sur leur fragilité paradoxale, leur inconsistance, leur être alternatif (l’image de l’éclipse du père dit assez bien ici ce que Pachet a exprimé souvent en recourant à l’image du clignotant, ou du courant alternatif, ou même de la saute de courant) [13]. Il insiste encore sur cette émancipation nécessaire de tout ce qui « pétrifie », donne une forme rigide à ce qui devrait rester aussi comme une vie, « informe », insaisissable [14].
Et ainsi, longtemps après le récit sur son père (et alors qu’on le prend parfois pour « un fabricant de stèles funéraires »), Pachet entreprend aussi de « déshabiller [son] père de sa paternité, au risque de le voir apparaître nu ou, pis encore, inexistant » [15]. Il fait à nouveau l’effort, à partir d’une photo de 1925, de rechercher son père disparu, mais cette fois comme jeune homme encore célibataire, séducteur, voulant paraître dandy, à l’image sans doute du personnage de Charlot et de l’acteur Charles Chaplin. Il lui prête une ressemblance avec le personnage, avec l’acteur, avec le cinéma même : « Mon père, comme d’autres jeunes hommes ambitieux des années vingt, a senti que par une partie essentielle de lui-même il appartenait au cinéma, qu’il était une image, qu’il avait la légèreté et l’éclat passager des images animées modernes [16]. »
Et il revient sur Schulz, sur le père de Schulz, sur l’individu moderne, sur les réflexions de Schulz sur sa propre création, sur ce que Pachet appelle « ses écrits à la splendeur multicolore, comme lustrée d’une ironie légère » : « "On est homme" », dit Schulz à un ami écrivain, « "on est cafard, mais cette forme n’atteint pas l’être en profondeur, ce n’est qu’un rôle momentané, une espèce de croûte superficielle dont on se débarrasse l’instant d’après." [17] »
Et Pachet s’interroge ‒ toujours à propos de l’individu moderne et des évolutions contemporaines ‒ sur « le statut de père », qui « ne protège ni ne doit protéger de l’oubli » : « le père n’a pas de privilège en ce domaine, […] il n’y a pas lieu de célébrer son souvenir plus que celui de quiconque [18] ».
Entre-temps, Pachet est devenu père de deux enfants adolescents, « un père encombrant » et conscient de l’être, et a pu ainsi se libérer de cette « figure paternelle » héritée (« J’ai voulu être l’héritier », dit-il en préambule à Autobiographie de mon père) [19]. Il se sent capable aujourd’hui de concevoir les deux ‒ l’individu et le père ‒ avec la même « incertitude », la même indétermination, à la manière dont Schulz redéfinit une notion plus vivante, plus vraie, plus incertaine, de l’homme et des rôles : « le père, se demande Pachet, n’est-ce pas l’individu des individus, celui qui joue le rôle des rôles [20] ? »


Cependant l’oubli n’est pas complet. Il n’est pas « anéantissement ». Le père s’est effacé, le livre écrit sur lui a produit son effet, s’est « interposé », est devenu comme un « obstacle à la mémoire »… et pourtant des phrases restent, peut-être même reviennent, comme des « résurgences » [21].
Et Pachet continue à amorcer parfois un texte, une réflexion nouvelle, une étude ‒ sur l’ennui, la télévision, etc. ‒, par une phrase entendue de son père ‒ « avec ce que mon père m’avait appris : en me tournant vers ma "vie intérieure" », dit-il [22].


*


Une scène frappante, dans l’article cité sur la notion d’« esprit faux ». Pachet, à la fin de 1956, à Vichy, se promenant avec son père. Il a dix-neuf ans. Il répète les « arguments communistes » contre les insurgés de Hongrie, qui auraient commis des violences injustes. Le père répond sur ce qu’est vraiment une révolution : « un imprévisible événement, le déchaînement de forces, de désirs, de rencontres ». C’est la phrase citée : « "C’est une révolution" », etc. [23].
Pachet se souvient : « J’étais frappé par la vérité de cette réplique, en même temps que honteux de ne pas y avoir accédé tout seul. » C’est un moment inoubliable, une de ces leçons improvisées, involontaires, qui reste : « Ces paroles et ce moment de honte me reviennent souvent, à l’improviste. Je découvrais, sans pouvoir plus l’oublier, que j’étais un esprit faux, incliné vers le faux du moins, apte à le nourrir et à le renforcer. » Et il analyse a posteriori ce qu’il avait fait en répétant « les slogans d’une propagande sur la "contre-révolution hongroise" », en laissant libre cours à ce qu’il appelle ce « goût pervers et cultivé pour le faux » : « Je ne voulais pas être libre, quels que fussent les mots dont je couvrais ce refus. Face à ces grandes choses qu’étaient les mouvements sociaux, les opinions répandues, je me sentais souvent tomber dans une position bizarrement respectueuse. Pour ne pas avoir à les penser, à y penser, je me suspendais à elles, me collais contre elles. J’"adhérais" [24]. »
La leçon du père, la phrase du père, est alors une part de Pachet lui-même. Près de trente ans ont passé depuis la conversation. « Près de vingt ans » depuis la mort du père. « Mais le mot "mort" est si incongru, si inexact », se reprend Pachet : « Il n’est pas plus mort que moi, quand il s’agit de parler ou de penser. » Pachet a depuis longtemps « avalé » son père, qui « continue à parler » en lui « sur les bords de l’Allier, tantôt d’une voix douce et patiente, à peine audible, tantôt hurlant au bord de l’apoplexie, projetant dans un espace inexistant les veines d’un front sans réalité » [25].


Une autre scène, tirée du livre sur le père. De la fin, de la partie plus franchement « fictive », comme dit aujourd’hui Pachet, celle qui évoque la maladie, la dégradation, la vieillesse, la souffrance [26]. Quand le père de Pachet ne peut presque plus lire ‒ lui si attaché autrefois à la lecture du journal.
Pachet lit à haute voix pour son père Le Dernier des justes, un roman à succès de 1959. Son père apprécie, est touché par ce livre et par son écriture, par l’entreprise, par le talent de l’auteur. Pachet, qui dit « je » à la place du père, imagine, reconstitue ses impressions : « Ce qui m’avait stupéfié, c’est le don de divination de son auteur, un jeune homme qui n’avait pas pu ressentir lui-même les sentiments de ses héros, pas de tous en tout cas. Il y avait une scène, […] bien avant la guerre, avant même la venue de Hitler, lorsque le héros, ou un de ses ancêtres, est sur le bord d’une rivière au moment où l’été chante et bourdonne le plus, il regarde l’eau courir et les poissons […] ; il est seul et sans recours, c’est un enfant qui ne vieillira pas et restera toujours attaché à ce bout de rivière au soleil, que lui est-il donc arrivé ? Je ne me souviens plus, mais j’avais été étonné de la pénétration de l’écrivain : quel âge pouvait-il donc avoir ? Moins de trente ans il me semble, et il était capable de dire de la façon la plus précise ce qui se passait dans la tête de cet enfant qui aurait pu être son père, rêvassant tristement au bord d’une rivière d’Allemagne que lui-même n’avait jamais vue [27]. »
C’est une autre leçon de « vie intérieure », de « vie spirituelle » [28]. Ce que Pachet retient de son père : penser juste ‒ et penser tout court ‒ c’est paradoxalement « partager, entrer dans les autres » ; c’est « être totalement tourné vers l’extérieur lorsqu’il le faut, vers la parole d’autrui » [29]. Il faut pour cela ne pas réduire la notion de « pensée » à la notion d’« intellect », ne pas en faire l’affaire des « penseurs » professionnels… Dans un entretien récent, Pachet élargit le souvenir de cette leçon, de cette scène : « Je me souviens que Le Monde avait publié la copie d’un candidat au concours général. Le sujet en était précisément la souffrance. Et mon père avait admiré que quelqu’un d’aussi jeune, d’aussi inexpérimenté puisse parler aussi bien de quelque chose qu’il n’avait probablement pas vécu. Il m’avait fait une remarque analogue déjà à propos du Dernier des justes de Schwarz-Bart. Sur ce plan, qui n’est pas celui de l’intellect, mais plutôt celui de la capacité de se projeter dans les autres, celui de la puissance de la pensée, j’ai beaucoup reçu de mon père [30]. »


Penser, sentir, agir. « Seuls les actes comptent », fait dire aussi Pachet à son père dans la partie centrale du livre, celle qui évoque la guerre et l’Occupation [31]. Ce sont les scènes les plus dramatiques, comme celle-ci où son père manque d’être raflé, à Saint-Étienne, là où la famille se cache, et où les deux enfants sont mis en pension, tristes, dans un établissement catholique, pour être protégés.
Mais avant cela, il y a une scène qui manque, qui est imparfaite, dit aujourd’hui Pachet ‒ qui n’a pu prendre connaissance des faits précis que plus tard, après la publication du livre. Et il voudrait mieux raconter comment son père, en 1940-1941, a décidé d’abord de ne pas s’inscrire comme juif, puis a décidé de fuir Paris et l’occupation allemande, dans l’illégalité, sous un faux nom, avant d’être rejoint en zone libre par sa femme et ses enfants.
Pachet a tenté sans succès de réécrire cette scène incomplète, qui l’intrigue : « Ma mère m’a raconté en effet qu’en 1941, lorsqu’il y a eu les premières arrestations de juifs étrangers et que mes parents ont perdu leur nationalité française, la nécessité s’est imposée à lui de disparaître et de passer en zone libre, mais, avant de s’y résoudre, il est resté au lit plusieurs semaines, atteint par une espèce de maladie mystérieuse, de paralysie devant l’action [32]. » C’est à la fois l’hésitation, la décision et l’« acte » qui touche ici Pachet, qui le fait s’arrêter sur cet épisode : « Avant de partir, de se résoudre à entrer dans une vie illégale, avec de faux papiers, mon père a connu une hésitation grave devant cet acte qui lui paraissait cependant nécessaire. Paralysé par le doute, quasi malade, il est resté plusieurs jours alité, silencieux [33]. » Ce qu’a fait son père ici est rare, minoritaire : « La majorité choisit alors de se soumettre », est-il rappelé [34]. Mais ça ne fait pas de lui un « héros », seulement un homme ordinaire : « Mon père n’a pas eu honte, en 1940. Il a eu peur, et il a tiré les conséquences de sa peur [35]. » C’est ce complexe d’émotion et de raison, de peur et de décision qui intéresse Pachet dans ce souvenir de son père, dans cette scène encore à écrire, à méditer : « J’aurais aimé pouvoir le montrer dans ce moment de faiblesse qui accompagne l’esprit de décision qu’il avait néanmoins [36]. »


*


Pachet s’intéresse aussi à l’écrivain britannique Vidiadhar S. Naipaul, originaire de Trinidad et de l’Inde. Il écrit, réfléchit sur lui, et le rencontre ‒ d’abord au début des années quatre-vingt-dix, puis à plusieurs reprises.
Pachet reconnaît et apprécie en lui ce talent de penser et de partager ‒ d’« aller vers les gens » ‒ qui le ramène à la leçon du père [37]. Il analyse et définit ce talent avec passion : « L’individualisme de Naipaul écrivain […] se marque dans ses choix : ce qu’il décrit, ce qui l’intéresse, ce sont les gens singuliers. Il refuse (car l’individualisme est par nature profondément négatif et fondé sur des refus) de laisser les masses étouffer ce qui les compose, d’être complice de leur désir d’annuler les personnalités individuelles. » Naipaul reporteur ou romancier, c’est toujours « un art de la rencontre […], du portrait, de l’écoute » [38].
Naipaul permet aussi à Pachet d’infléchir sa réflexion sur l’individu moderne, de passer à un autre niveau de « psychologie », de déplacer le problème tel qu’il l’avait rencontré et traité dans les années soixante-dix (il était marqué alors par les travaux de René Girard) [39]. C’est aussi le moment où une commande lui est faite, où il écrit Les Baromètres de l’âme, sur la naissance du journal intime à la fin du dix-huitième siècle et ensuite [40]. La discontinuité, la liberté, la paradoxale inconsistance… Ce sont maintenant les thèmes de sa réflexion sur l’individu moderne, dans le journal intime comme dans l’écriture de Naipaul : « L’individu selon Naipaul semble compact et, en un sens, impénétrable à force de densité. Mais c’est qu’il est constitué d’un noyau qui, lorsqu’il "prend" vraiment, ne comporte presque plus de matière. Je veux dire qu’il ne cesse de devenir autre que ce à partir de quoi il s’est formé, et presque autre que soi-même [41]. »


Naipaul est presque un autre Pachet. D’ailleurs, son œuvre commence pour Pachet par un livre sur le père (c’est le premier que Pachet a lu). Un livre sur le père et sur sa colère : « À son père, Seepersad Naipaul (1906-1953), toute l’œuvre de Naipaul est en un sens dédiée. Son roman Une maison pour M. Biswas est une sorte de "Biographie de mon père" […]. C’est contre sa famille, contre le petit monde indien de Trinidad qui voulait l’enserrer dans ses façons de vivre et de penser (et jusque dans l’horrible culte de la déesse meurtrière Kali), que le père de Naipaul dirigeait sa colère et ses sarcasmes ; c’est pour vivre chez lui et selon sa loi qu’il poursuivait l’épuisante entreprise de construire sa maison. Il affirmait ainsi ‒ l’écrivain reprend la tâche ‒ que l’individualisme d’origine européenne et chrétienne n’appartient ni au christianisme ni à l’Occident, mais qu’il est le bien commun de tous les individus, de tous les peuples et de toutes les cultures qui veulent s’en saisir [42]. »
Naipaul, qui a su partir, émigrer, ramène Pachet à l’Angleterre, à son père. À une autre phrase entendue, à une autre scène d’Autobiographie de mon père : « Mon père avait plaisir à se souvenir de la profonde étrangeté que lui avait fait éprouver un bref séjour en Angleterre [43]. » Étrangeté et regret : c’est l’« aventure » amoureuse manquée dans la ville de Charlie Chaplin, la ville du Kid, sur laquelle Pachet reviendra dans sa tentative de retrouver son père en jeune homme ; et c’est l’émigration rêvée et impossible : « Aux États-Unis il aurait pu émigrer, il avait voulu et failli le faire […]. Mais l’Angleterre était impensable pour quelqu’un qui ne venait pas de l’empire ni d’une région qui connût l’influence anglaise. De Salonique, d’Égypte, oui. Des confins roumains de la Russie, certes pas ; en tout cas lui ne connaissait pas de filière qui menât en Angleterre [44]. »


Le père de Naipaul, journaliste, avait « seulement caressé » le projet d’être écrivain [45]. Comme lui, Pachet a conscience de poursuivre ‒ et en quelque sorte d’accomplir ‒ le désir intime de son père. Avec sa façon singulière d’être un écrivain à l’esprit scientifique, soucieux de penser juste, de se fonder sur une « expérience » ‒ qui est la sienne, mais qu’il s’attache à « déplier » attentivement, car elle est « riche de développements possibles », de « choses qui ont une portée » [46]. Avec ses travaux sur les drogues, sur le sommeil et sur le rêve, sur les états de conscience en général, sur les émotions comme la peur, la honte et la rougeur, bref, sur les liens de l’âme et du corps : « L’union de l’âme et du corps, c’est un sujet passionnant, et je ne suis pas sûr qu’il ait donné absolument tout ce qu’on pouvait en attendre (l’évolution des âmes, celle des corps ne peuvent pas laisser la question indifférente ou intacte) [47]. » Pachet le rappelle dans ses entretiens récents : « Il y avait chez mon père une espèce de vocation rentrée de philosophe, de médecin, d’analyste », qui se manifestait dans sa « façon […] d’être aussi factuel que possible, de ne pas se laisser bercer d’illusions, d’être lucide » [48]. Un désir, une vocation plus précisément évoquée dans Autobiographie de mon père : non seulement une vocation de « pur intellectuel », de « penseur moral […] traduisant dans un langage relevé des interrogations et des exigences collectives », mais aussi l’attrait pour un « problème » toujours à poser et à « reprendre », une question « plus précise et plus profonde », plus exigeante aussi, celle de « l’articulation obscure entre le somatique et le psychologique » [49].


Le père, l’individu moderne, l’émigration plus ou moins aboutie, la vocation du père accomplie par le fils… Et aussi, inversement, tout ce qu’il a fallu « construire contre lui pour accéder à tout ce que la vie avec lui rendait impossible : à l’amour, à l’érotisme, à la musique », à la « sensibilité » libérée [50]. En tout ici Pachet retrouve Naipaul, jusque dans un de ses derniers romans, La Moitié d’une vie, jugé passionnant, lucide, dont « l’événement essentiel » est le fait des « yeux qui se dessillent », du « renoncement aux idées préconçues qui empêchaient de voir les gens et les situations dans leur réalité souvent brutale » [51]. Pachet retrouve Naipaul dans un constat : « En fait, je crois qu’il faut souvent deux générations pour faire un individu [52]. »


*


Le père de Pachet s’appelait Simkha Apatchevsky, il venait de Bessarabie. C’est un prénom qui « veut dire "joie" en hébreu » [53].
Il a été sioniste dans l’entre-deux-guerres, à Paris. C’est plutôt sur cet aspect que Pachet a voulu se documenter, après avoir écrit ce livre sur lui. Il avait une sympathie pour les « sionistes-socialistes », qui seraient majoritaires dans le nouvel État, en 1948 [54].
Mais le père de Pachet n’a pas émigré en Israël. Au lieu de cela, il a fait changer son nom et celui de sa famille ‒ qui devenait enfin Pachet ‒, pour favoriser l’assimilation de ses enfants. Il est resté en province et a continué son travail obligé de dentiste, pris pendant la guerre, alors qu’il avait un diplôme de médecin en stomatologie.
Récemment, Autobiographie de mon père a été traduit en hébreu. Le livre certainement fait obstacle au souvenir ‒ malgré ces phrases entendues qui reviennent à la mémoire. Mais il a une autre vertu. Avec cette ultime péripétie, il accomplit aussi une autre sorte de geste magique, d’« acte » au sens fort du terme. Comme si Pachet, après avoir pris la place de son père, lui permettait enfin de la retrouver, d’achever son « acte d’émigrer » ‒ qui est peut-être « le modèle même de ce qui réalise un individu, à savoir l’arrachement à un sol […], à des déterminismes, à un destin tracé d’avance » [55]. C’est ce que suggère Pachet en conclusion d’un de ses entretiens : « Toute sa vie, il a été sioniste sans jamais se décider à partir, et je crois que l’idéal ascétique des pionniers qui ont fondé l’État d’Israël lui convenait parfaitement […]. Lorsque récemment Autobiographie de mon père a été traduit en hébreu et que j’ai eu le livre entre les mains, lorsque je l’ai feuilleté écrit dans cette langue qu’il connaissait parfaitement, j’ai été content parce que je me suis dit que cette fois, il était vraiment arrivé quelque part, cette fois, oui, il était vraiment arrivé là où mon père voulait aller… [56] »

22 octobre 2013
T T+

[1Autobiographie de mon père, LGF, « Le Livre de poche », 2006, p. 8 (1re éd. 1987).

[2« Esprits faux », Le Temps de la réflexion, V, 1984, p. 291.

[3« Émotions cathodiques », Écrire l’histoire, n° 2, 2008, p. 103.

[4« Impatience », Nouvelle revue de psychanalyse, XLI, 1990, p. 115.

[5Autobiographie de mon père, op. cit., p. 10.

[6Le texte est publié une vingtaine d’années plus tard, en 1987, après plusieurs autres livres de Pachet.

[7« L’acte d’émigrer », in « Deux textes retrouvés », Théodore Balmoral, n° 64, 2010-2011, p. 48 (1re publication 1994).

[8« Le père, sa mort et la nuit ambiante », in Bruno Schulz, La République des rêves, Denoël / Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, 2004, p. 90. La citation de Schulz est tirée du récit « La dernière fuite de mon père », in Le Sanatorium au croque-mort.

[9« L’effacement d’un père », in L’Oubli du père, J. André et C. Chabert dir., PUF, 2004, p. 21-23.

[10« L’acte d’émigrer », op. cit., p. 48-49.

[11« Un sursaut de l’être », in La Colère, P. Pachet dir., éditions Autrement, « Morales », 1997, p. 12.

[12Autobiographie de mon père, op. cit., p. 12.

[13« L’effacement d’un père », op. cit., p. 27. Voir par exemple les images de l’éclipse (dans la communication aux autres) et de la saute (dans la volonté d’être soi) in Un à un. De l’individualisme en littérature (Michaux, Naipaul, Rushdie), Le Seuil, 1993 (p. 104, 32).

[14« L’effacement d’un père », op. cit., p. 26 ; « Le père, sa mort et la nuit ambiante », op. cit., p. 93.

[15« L’effacement d’un père », op. cit., p. 25-26.

[16« Chaplin, un dandy des années vingt », Trafic, n° 20, 1996, p. 126.

[17« Le père, sa mort et la nuit ambiante », op. cit., p. 93.

[18« L’effacement d’un père », op. cit., p. 26.

[19Ibid., p. 25 ; Autobiographie de mon père, op. cit., p. 10.

[20« L’effacement d’un père », op. cit., p. 27 ; « Le père, sa mort et la nuit ambiante », op. cit., p. 93.

[21« L’effacement d’un père », op. cit., p. 23-25.

[22Autobiographie de mon père, op. cit., p. 9.

[23« Esprits faux », op. cit., p. 291.

[24Ibid., p. 291-292.

[25Ibid., p. 296-297.

[26« Deux vies en une », entretien avec Gérald Cahen, in Le Père disparu : une conversation inachevée, G. Cahen dir., éditions Autrement, « Mutations », 2004, p. 130.

[27Autobiographie de mon père, op. cit., p. 172-173.

[28Entretien avec Marie-Claude Lambotte, Rue Descartes, n° 43, 2004, p. 70, 74.

[29« Deux vies en une », op. cit., p. 132 ; Entretien avec Marie-Claude Lambotte, op. cit., p. 83.

[30« Deux vies en une », op. cit., p. 132.

[31Autobiographie de mon père, op. cit., p. 75.

[32« Deux vies en une », op. cit., p. 131.

[33« L’acte d’émigrer », op. cit., p. 46 ; Entretien avec Gilbert Moreau, Les Moments littéraires, n° 18, 2007, p. 16-17.

[34Autobiographie de mon père, op. cit., p. 71.

[35Ibid., p. 9 ; « L’acte d’émigrer », op. cit., p. 47.

[36« Deux vies en une », op. cit., p. 131.

[37Un à un. De l’individualisme en littérature, op. cit., p. 66.

[38Ibid., p. 65-66, 68.

[39Ibid., p. 87.

[40Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime (édition revue et augmentée), Hachette, « Pluriel », 2001 (1re éd. 1990).

[41Un à un. De l’individualisme en littérature, op. cit., p. 90.

[42Ibid., p. 64.

[43Ibid., p. 96.

[44Autobiographie de mon père, op. cit., p. 55 ; Un à un. De l’individualisme en littérature, op. cit., p. 97.

[45« Deux vies en une », op. cit., p. 129.

[46Entretien avec Gilbert Moreau, op. cit., p. 24.

[47Un à un. De l’individualisme en littérature, op. cit., p. 95-96.

[48« Deux vies en une », op. cit., p. 133 ; Entretien avec Gilbert Moreau, op. cit., p. 14.

[49Autobiographie de mon père, op. cit., p. 98, 103.

[50« Deux vies en une », op. cit., p. 129.

[51« Naipaul, droit au but, droit à l’énigme », La Quinzaine Littéraire, n° 840, 2002, p. 6.

[52« Deux vies en une », op. cit., p. 129.

[53Autobiographie de mon père, op. cit., p. 28.

[54Ibid., p. 92.

[55« L’acte d’émigrer », op. cit., p. 46-48.

[56« Deux vies en une », op. cit., p. 135.