Muriel Carrupt | À la rencontre de « Sonate et Partitas »

Cette suite de portraits de femmes, dont nous publions des extraits, a été écrite par Muriel Carrupt en 2012 à partir de « Sonate et partitas », texte de Maurice Raux pour une comédienne.


 

Un camp
Un trou
Un espace abîmé

 

1. Afrique

À cinq ans je suis tamisée
J’ai basculé
Balancé
Un caillou dans chaque main
Je suis restée au-dessus

Un bout d’étoile dans la bouche
Me chantonne.
Un bout de noir sous les ongles
Me griffonne
sur le sol :
Une ligne
Frontière
Entre mes deux pieds
Ailleurs
C’est déjà le passé.



Le silence raisonne comme un relâchement
D’un revers de main je retourne les ombres
Le blanc des camps suinte
Les barbelés entre dans les mains
Ils ne sont plus un obstacle
Mon père est là tout près
Dans un bruissement d’elle.

 

2. Hereros

Sable
Entre les doigts de
Pieds crevassés
Rage à plein nez
Debout
Une jambe puis l’autre
Rythme de chaîne
En cou

Au loin
Encre frottée
Sous bras
Ne part pas

Chant de diamant
Vent sous les toiles
Écrus
Mes bras s’élancent
Rattrape les cœurs
perdus



Comprendre mais se taire
La parole est muette
En elle, quelque chose se rebelle

Elle s’accroche
Retrouve le sens des paroles enfouies
Est devenue réceptacle.
Elle se tait

Elle ne lâche pas le fil d’acier
C’est sa façon à elle de parler.

Elle est dorée
Longue et fine
Elle regarde le monde
Et déjà veut le quitter
Rejoindre ceux qui
Sans violence
Transforment leurs bras
En ailes
Ancêtres coulent au coin de sa bouche.

 

4. Sibérie

35 ans
Gelée
J’avance sur mes semelles en cordes
Photo en main

Je détourne les yeux de ces planchettes de bois
Ne supporte pas cette boucle de ficelle
Celle qui s’accroche au gros orteil raide
De ceux qui sont partis en restant ici.

Thermomètre
Comme une pendule arrêtée
Heures toujours identiques
Insurmontables

Murs barbelés
Pointes de fer à peine vu
Sous la neige
Inutile devant la force de l’archipel
Bois et fer
« La voie morte »
Ne sera pas achevée

Le temps, un défi
Une épreuve qui oblige
Quelque chose qui va du dehors au dedans
Cette lutte contre le froid

Les heures qui passent
Infinitude qui montre et révèle sa propre finitude

Quelque chose d’archaïque tourne
La prison est tellement vaste
Son espace ratatine tout espoir

Aller chercher pas à pas
Sa chaleur
Sa survie
Ses sens
Une boussole
La colère a fait place au cynisme

Le père aux nobles raisons
A pris la même place que le bourreau.

 

7. 80 ans Cambodge

En moi
Je vois

Dans la sombre pièce où se côtoient toutes nos ombres
Je vois nos illusions, notre orgueil,
Nos manquements, nos peurs et nos oublis.

Je vois
Et mon œil ne pourra désormais jamais plus se fermer.
La lumière de la nuit m’a surprise
Je suis maintenant démunie
Devant ce que je vis
D’autant plus que je sais
À quel point moi
Je me suis trompée
Aussi

Des bruits de fer
Des cris
Des instruments

Se retrancher
Tenter de retrouver dans sa mémoire
Un moyen de pardonner.
Comprendre ce que la culture peut
Apporter
Ou ôter

Comprendre ce qu’il faut transmettre
Se relier à son âme et reconnaître son ignorance dans ce savoir sans connaissance

Aujourd’hui je sens les mots de Hugo, Rilke, Rumi, Attar

Autrement
J’entends leur chant, leur don

Et j’ai mal de cette compréhension
Si tardive.


Image de Muriel Carrupt ©

25 septembre 2013
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